Avec son troisième album, Halfway between the gutter and the stars, Fatboy Slim revient à ses premières amours, de la house à la soul : un courageux pas de l’hédonisme dance-floor vers la félicité domestique. « Il y a de grandes chances pour que je ne sorte plus jamais le moindre disque intéressant », prévient-il. Que la dernière bacchanale soit furieuse, alors.
On peut extraire le garçon du caniveau. Mais on ne peut pas extraire le caniveau du garçon. » Fatboy Slim (Norman Cook pour ses parents) a l’art de la formule et de la lucidité. Cette révélation, il l’a vécue dans l’hôtel le plus chic d’Hollywood, le Château Marmont, où il venait de discuter avec Brad Pitt et Jennifer Aniston. Malaise : soudain, Fatboy Slim se faisait rattraper par Norman Cook. Car si l’un se pavanait dans le triomphe (sans précédent pour un DJ anglais), l’autre se chargeait de lui rappeler les années noires et les dépressions carabinées qui avaient précédé ce retour sous les projecteurs.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Norman Cook et Fatboy Slim, son double monstrueux, parvenaient alors à un accord de paix, à un compromis historique : le nouvel album s’appellerait Halfway between the gutter and the stars (A mi-chemin entre le caniveau et les étoiles), manière de redescendre sur terre. « Il fallait que je me reconnecte avec celui que je suis au fond de moi. Jouer la pop-star, ça n’avait jamais été mon but et là, je me retrouvais discutant avec les vedettes du cinéma, passant mes disques face à des milliers de filles hystériques. Au fond de moi, je suis timide et réservé. Le précédent album devait s’appeler Viva le under-achiever (Vive le loser) car, au fond, je sais que je suis plutôt un médiocre. Mais ça ne me complexait pas : je m’étais fait à l’idée d’être un ivrogne qui enregistre des singles stupides. Ma manière d’échapper à ce star-system, c’est de revenir à ma vraie famille : la fraternité des nightclubbers. Je préfère nettement être en retrait derrière mes platines qu’à une tribune, en train de faire un discours de remerciements pour un nouveau trophée. Constamment, je pense être l’objet d’un malentendu… Je m’attends à ce qu’on me dise « Oh, désolé, monsieur, on s’est trompés, tous ces prix étaient destinés à Roger Cook, pas à Norman Cook. Ça vous embête de les rendre ? » Je ne peux décemment pas jouer la star avec mon physique : je suis un geek, quelqu’un qui s’habille comme un plouc. »
Il faudra, curieusement, une star encore plus scintillante que lui-même dans le ciel du showbiz anglais pour ramener Fatboy Slim sur terre : Zoe Ball, présentatrice vedette sur la BBC. Loin de ces mariages lugubres dont Voici couvre les détails les plus éc’urants, ce mariage-là avait une mission : assistance mutuelle à deux naufragés dans un milieu hostile. C’est ce qui les attira immédiatement l’un vers l’autre : cette impression d’être en totale imposture et inadéquation dans un showbiz pailleté.
Zoe Ball abandonne donc sans se retourner les frasques londoniennes qu’elle partage avec Oasis ou les All Saints pour s’installer à Brighton. Norman Cook achète un aspirateur Dyson et fait le ménage au propre et au figuré. Ce n’est plus Last night a DJ saved my life, mais Last night a wife saved my DJ. « Nous avons réveillé l’un chez l’autre nos caractères les plus terre-à-terre… A Londres, nous étions Zoe Ball et Fatboy Slim. Ici, nous sommes Norman et Zoe. Je n’étais pas particulièrement heureux de fréquenter Robbie Williams ou Britney Spears. Ce n’est pas chez moi. Je serais ravi que mon album se vende moins, que je retrouve la paix. Cette maison, loin de Londres et de l’agitation, nous a probablement sauvés de la folie. »
Fini donc les frasques de la House Of Love, l’ancienne maison de Norman Cook à flanc de coteau où s’inventa, il y a quelques années, dans une orgie de chimie et de musiques sans pedigree, le big-beat. Loin de ces bacchanales séminales, sa nouvelle villa-paquebot sur la plage discrète de Shoreham (le Beverly Hills de Brighton) pourrait aussi bien arborer une plaque Mon repos. Un repos un peu forcé, un peu faux-derche : les yeux pétillent trop quand on aborde le sujet des drogues. Et s’assombrissent immédiatement quand on demande si la paternité prochaine n’a pas été, pour lui, un moyen de se forcer à se ranger des bécanes. « Ça serait une raison atroce de faire un bébé : pour plaquer les drogues. Mais c’est sans doute un peu vrai (silence)… J’avais besoin de mettre un peu de responsabilité dans ma vie. Je ne pouvais plus continuer à vivre à ce rythme. Et en même temps, je suis terrifié. Serai-je un bon père ? Serai-je un bon musicien ? Car je me suis rendu compte que les deux étaient incompatibles, conflictuels même. McCartney a commencé à déconner avec le Frog chorus… Il y a de grandes chances pour que je ne sorte plus jamais le moindre disque intéressant. Je deviendrai probablement gaga, je n’écouterai plus les nouveautés, je serai largué… J’écrirai des chansons pour mes gosses au lieu de traîner en club. Ça sera probablement meilleur pour moi mais avant le bébé, je voulais absolument faire un dernier album plein de gros mots, de fuck et de drogues. »
Avant l’abstinence forcée par les neuf mois de grossesse de Zoe Ball (« Je ne pouvais pas me défoncer devant elle, qui ne pouvait même plus fumer »), et pour être raccord avec la vie désormais rangée de son épouse, on sait que Fatboy Slim a (mollement) tout tenté pour se débarrasser de ses habitudes hédonistes et vider son corps des résidus chimiques. On le sait car c’est dans le nouveau disque : Retox est un clin d’œil aux fugues dans un centre de désintoxication italien en compagnie de copains chimiques. Des traitements qui, après quelques jours de diète et de petits repas sages, se terminaient régulièrement sur ce cri de guerre : « Après la detox (désintoxication), retox à Brighton ! »
Les Chemical Brothers sont de tous les bons (et mauvais) coups de Fatboy Slim depuis qu’un jour lointain ces deux aspirants DJ, fraîchement revenus de Manchester, ont débarqué dans une de ses soirées orgiaques, à la House Of Love. Ce sont les Chemical Brothers, avec leurs premiers maxis incendiaires, qui réveillèrent la passion de Norman Cook pour le beat bazooka. Eux encore qui, lors d’une de ces soirées bambocheuses, réussirent à convaincre le même Norman, la confiance en lambeaux, de reprendre une place désertée depuis des années derrière les platines. Eux aussi qui réussirent à l’extraire de son apathie brightonienne pour jouer à Londres, au club Heavenly Social. Eux enfin qui, sur le nouvel album, le forcèrent à se remettre en question et à prendre le risque de travailler avec de vrais musiciens et de vraies voix en lieu et place des samples confortables et sans ego jusqu’alors convoqués. « Je n’irai pas jusqu’à dire que ce sont mes gourous, mais leur avis compte. Là, ils m’ont mis au pied du mur : « OK, Norman, tu dis partout que tu nous as toujours copiés. Alors fais-le jusqu’au bout et enregistre avec de vrais musiciens. » Ils m’ont fait miroiter le spectre de l’ennui, de la routine. Quand j’ai téléphoné à Macy Gray, je l’ai fait sans la moindre conviction, j’étais certain qu’elle n’avait jamais entendu parler de moi. « Fatboy Slim, oui, bien sûr, je serais ravie, j’adore tes disques », m’a-t-elle répondu. J’étais tellement intimidé que pendant trois mois je ne l’ai pas rappelée, c’est elle qui est revenue à la charge, à une remise de prix. »
Des prix que Fatboy Slim expose à la poussière, dans un fatras de Brit Awards et de MTV Awards, sur une vaste étagère de sa cuisine signe du respect qu’il porte à ces breloques du triomphe. Nettement mieux mise en valeur, sa collection de singles soul est impeccablement rangée dans un vaste juke-box ancien, devant lequel il insiste pour être photographié, avant de continuer la visite de son bunker ensoleillé. « Venez dans mon bureau, je vais vous expliquer comment je combats la claustrophobie », s’amuse-t-il en nous entraînant sur la plage de galets qui s’étale devant sa chambre.
De sa maison, entre déco pompidolienne et architecture Le Corbusier, ce Brightonien de souche explique qu’elle est à la fois son refuge (« C’est dur de se sentir star ici »), son foyer (le bébé, Woody, doit arriver d’une seconde à l’autre), un lieu de plaisir toujours militant (à quoi, sinon, pourrait bien servir la barre en chrome de strip-teaseuse qui trône au milieu du salon ?) et aussi une prison, dont il est peu sorti depuis un an. Mais une prison où la salle de travail (son multipistes, cosy) donne sur la Manche, lui évitant facilement cette sensation de confinement propre aux studios.
C’est là, juste à côté de son ahurissant salon seventies dominant mer et terrasse en teck (il y a un barbecue, bon signe), que Fatboy Slim a résolu l’infernal casse-tête de son troisième album : comment survivre au big-beat, une bonne plaisanterie lancée par lui et quelques copains avant d’entrer dans le vocabulaire courant des musiques mondiales. « Après le succès du précédent album, surtout aux States, la pression était terrible. J’ai plus souvent eu l’impression de travailler que de m’amuser. Je regrettais amèrement l’époque de la House Of Love, quand je pouvais m’amuser à faire n’importe quoi avec mes platines et mes samplers, à enregistrer des compilations pour mes copains. »
Une de ces compilations, remontant au milieu des années 90, circule encore à Brighton. On y entend Fatboy Slim en pleine descente d’excitants, troquant la tachycardie du big-beat contre de lentes mélopées contemplatives « Ma tentative maladroite de faire un album ambient, qui s’appelait Yum yum hit food. Un disque uniquement fait pour mes copains. » Sur cette compilation, on entend une mélodie lancinante et obsédante, aujourd’hui disponible sur toutes les radios depuis que Jim Morrison lui a prêté sa voix mâle : Sunset (bird of prey), le nouveau single d’un Fatboy Slim qui louche résolument plus vers le salon que sur le dance-floor. « C’est vrai, ce single était une vraie déclaration de foi. Je voulais dire « Regardez, je sais faire autre chose. »
L’album, lui-même, impressionne par une sérénité que l’on ne pensait jamais rencontrer chez ce noceur forcené. Moins de beats, moins de hits : voilà le slogan affiché par Halfway between the gutter and the stars, le premier véritable album de Fatboy Slim. « Avant, je pensais à mes trois tubes et je construisais un album autour », confirme-t-il. La grande nouveauté, ici, outre la distance prise par rapport aux recettes à base de bleeeeeep et de scouiiiic (seulement convoqués sur une poignée « C’est tout ce qu’on m’a autorisé cette fois-ci », rigole-t-il de titres composés au marteau-pilon, comme Mad flava, Star 69 ou Ya mama), c’est le retour à des valeurs négligées sur les deux précédents albums : la house et quelques rythmes plus indolents.
Du coup, si les reliefs semblent moins accidentés et les charmes moins flagrants, la conversation de cet album, nettement moins fanfaronne et farceuse, se révèle à la longue plus intime et riche. « Je voulais tellement m’éloigner à tout prix du big-beat que pendant un mois je suis resté assis sur ma chaise, face à la mer, à essayer de trouver les idées, la sortie de secours. Je savais juste ce que je ne voulais pas faire, en me curant le nez allégrement. J’y ai tellement réfléchi qu’en plein enregistrement, j’ai eu la trouille de faire un concept-album, à la Genesis (rires)… Cette quiétude reflète parfaitement les changements qui sont intervenus dans ma vie privée. Je ne me sens plus obligé de courir les fêtes, d’espionner ce que font les autres musiciens. Je suis en paix, heureux. » Un apaisement tel que l’on soupçonne même Norman Cook d’avoir changé de dealer, préférant un spécialiste des herbes douces à son ancien fournisseur de chimie accélératrice. « Non, c’est bien toujours le même dealer. Mais au lieu de venir tous les jours, il ne vient plus qu’une fois par mois. »
C’est un cas unique en Angleterre : à quatre reprises, Norman Cook s’est imposé en tête des charts sous une incarnation différente. Tout d’abord avec les Housemartins, puis avec Beats International, ensuite avec Freakpower, enfin avec Fatboy Slim. Le choix d’un single aussi difficile que Sunset relève de cette logique un peu suicidaire : systématiquement repartir de zéro. Comme si, après chaque triomphe, sa part d’ombre et de « caniveau » reprenait le dessus et lui imposait de redémarrer loin des projecteurs. « J’ai souvent fui mes responsabilités. Pourtant, cette fois-ci, je n’ai même pas envisagé de changer de nom pour retrouver mon anonymat. J’ai 37 ans, je suis trop vieux pour repartir de zéro, j’ai eu de la chance de rebondir dans le passé et je ne suis pas certain d’avoir l’étoffe pour recommencer une fois encore. Et puis, de tous les masques que j’ai portés, celui de Fatboy Slim est celui qui me correspond le mieux. Je l’aime bien. J’aurais dû faire comme Boy George : me maquiller tellement sur scène que personne ne m’aurait reconnu dans la rue. Mais moi, mon seul déguisement, c’est de porter une chemisette hawaiienne quand je passe derrière les platines. »
Depuis qu’on a écouté les Housemartins et, surtout, visité l’immense et tolérante discothèque de Norman Cook, on sait à quel point la science infernale des beats et boucles de Fatboy Slim ne représente que la facette la plus cartoonesque et hédoniste du personnage. On s’étonne d’ailleurs qu’un tel amoureux du songwriting ait pu, à ce point, nier l’évidence de son talent de compositeur. On espérait dénicher là un complexe enfoui, on y découvre, comme souvent chez lui, une humilité confondante. « Pour mon malheur, mon premier groupe, les Housemartins, comptait dans ses rangs la meilleure paire de songwriters de l’époque, Paul Heaton (pour qui je viens de produire le nouvel album de Beautiful South) et Stan Cullimore. Quand on se retrouvait en répétitions, chacun arrivait avec ses chansons. Paul nous faisait écouter des trucs comme Happy hour et quand arrivait mon tour, je disais « Euh, non, moi, j’ai rien cette semaine. » Récemment, au petit déjeuner, Zoe s’est plaint « Pourquoi n’as-tu jamais écrit une chanson sur moi ? » « Parce que je n’ai encore jamais écrit de chanson » (rires)… Le songwriting, ce n’est pas mon point fort, j’ai même eu de la chance de trouver, grâce à Fatboy Slim, ma niche : de la dance-music groovy et maladroite, que je peux enregistrer tout seul avec mes jouets, sans la moindre ambition. »
Et quand on évoque la chance qu’il a de vivre ainsi en parfaite autarcie, avec une plage et un studio aussi privés l’un que l’autre à portée de main, la réponse fuse : « Je n’ai pas à culpabiliser d’avoir enfin trouvé le confort. La musique m’a déjà coûté un mariage, une longue relation sentimentale et beaucoup d’amis. Elle me doit bien ça. »
*
Halfway between the gutter and the stars (Skint/Small/Sony).
{"type":"Banniere-Basse"}