On découvre le Japonais Cornelius avec son époustouflant Fantasma, alors qu’il est déjà une star chez lui. Fanatique de sons, de gadgets et de musiques exotiques, il dépasse pourtant de très loin la simple anecdote kitsch : avec son écriture savante et ses arrangements insensés, Cornelius est actuellement le moyen le plus drôle pour voyager […]
On découvre le Japonais Cornelius avec son époustouflant Fantasma, alors qu’il est déjà une star chez lui. Fanatique de sons, de gadgets et de musiques exotiques, il dépasse pourtant de très loin la simple anecdote kitsch : avec son écriture savante et ses arrangements insensés, Cornelius est actuellement le moyen le plus drôle pour voyager dans l’espace.
Le pressage originel de Fantasma, l’un des objets les plus chics manufacturés au Japon l’an dernier, était livré avec une paire d’écouteurs blanc et orange assortis à la pochette. Au dos du boîtier, cette mention : « L’album que vous êtes sur le point d’entendre a été enregistré à l’aide de microphones 3D. Un plaisir d’écoute maximum sera obtenu avec l’utilisation d’un casque stéréo. » Au début, on avait pris l’avertissement pour un comble de frime high-tech et le cadeau Bonux pour l’un de ces gadgets typiques de la délirante industrie nippone du disque championne incontestée du packaging tape-à-l’oeil. Mais, beau joueur, on s’était quand même laissé tenter par l’invitation, histoire de voir, en l’occurrence d’entendre.
Voir sera finalement le verbe retenu pour décrire l’expérience vécue durant les 70 minutes de cette inouïe fantasia quadriphonique, partiellement subliminale et proprement stupéfiante, digne de ces déblocages spatiotemporels promis par les marchands de sable futuristes. Grâce à Cornelius, un banal casque audio standard dispense allégrement de gober des pilules magiques ou de léguer son cerveau à la science tortionnaire des instruments destinés à pénétrer les fabuleux mondes virtuels. Son troisième album le premier distribué en Occident ridiculise la plupart des cyber-logiciels du marché, tous ces sésames supposés vers le septième ciel, l’apnée virginale ou le tour de la galaxie en 80 bits. On est invité d’emblée à s’accrocher fermement à une harpe volubile et immatérielle comme un arc-en-ciel et aussi utile qu’une rampe de salut. C’est elle qui servira de fil d’Ariane tout au long d’un hallucinant crescendo en treize étapes presque sans décompression, conçues comme autant de plates-formes d’un jeu vidéo livré sans mode d’emploi ou alors en japonais. Impossible d’en inventorier ici tous les paysages, d’en dévoiler toutes les astuces techniques et chromatiques, mais soyez prévenus que ce disque provoque des troubles (plus ou moins) légers de la perception, voire chez les sujets les plus fragiles un risque certain d’épilepsie mentale et de dyslexie auditive. Du reste, si au sortir d’une immersion totale dans le grand bain à remous de Fantasma, vous jurez avoir aperçu Brian Wilson chevauchant un centaure multicolore et surfant sur les vagues crémeuses d’un océan de paillettes, inutile de vérifier la composition des sushis, tout cela est parfaitement normal.
A l’intérieur du déguisement Cornelius cette identité enfantine empruntée au héros de La Planète des singes se dissimule Keigo Oyamada, 27 ans dont au moins la moitié passée dans les arcanes ludiques et multidimensionnels de la pop japonaise : « J’ai dû fonder mon premier groupe sérieux vers l’âge de 13 ans. Auparavant, comme j’étais un assez bon guitariste, je venais en aide à la plupart des groupes de mon lycée. Je passais sans arrêt d’une formation à l’autre : un groupe tendance sixties un jour, un groupe de heavy-metal le lendemain, un groupe de ska le week-end et ainsi de suite… » Avec Lollipop Sonic puis Flippers Guitars, ses propres groupes, Keigo voit sa jeune réputation de virtuose enfler au sein de la microcosmique scène japonaise sous influence. Depuis la fin des années 80, avec la photocopie systématique des modes anglaises passagères noisy, baggy, acid-jazz, brit-pop, easy-listening , saupoudrées d’un fantasmatique idéal Nouvelle Vague robes Courrèges, coiffures Anna Karina, postures yéyés mélancoliques , une génération spontanée d’artistes-ovnis a envahi le Japon. La plupart, modestes produits d’un clonage approximatif, finiront Bardot ou Beatles de fortune dans les arrière-salles des karaokés. Plus malin, Keigo Oyamada se prend quant à lui pour Phil Spector, Gainsbourg, George Martin, Prince et les Beach Boys réunis et tant qu’à faire se prend également au sérieux. Son ambition croise logiquement celle de Mike Alway, drôle d’oiseau des nuits anglaises créateur de la précieuse griffe èl Records venu échouer sur les côtes nippones son excentrique flamboyance continentale. Ensemble, ils façonnent la compilation Fab Gear, spacieuse vitrine d’une Europe très smart Louis Philippe, Monochrome Set en sont les ambassadeurs dont le Japon deviendra très vite le principal promoteur. Dans la foulée, Keigo inaugure son propre label, Trattoria, autant voué à l’importation des merveilles occidentales Papas Fritas, toute l’écurie èl, Apples In Stereo qu’à l’essor des gourmandises insulaires Kahimi Karie, Bridge, Salon Music.
Producteur au flair sensible, esthète du design quelques disques assez inaudibles estampillés Trattoria valent quand même le détour pour leurs mirifiques emballages , Keigo Oyamada enfile dès 93 le costume dix fois trop large de Cornelius avec un single au titre évocateur : The Sun is my enemy. Dans les premiers temps, Cornelius agit dans l’ombre et tient visiblement à y rester. Pasticheur multirécidiviste et un peu grossier son Theme from the question award de 94 est un décalque facilement identifiable du Casino Royale de Bacharach et Herb Alpert , Cornelius joue les espions industriels, peaufine à l’extrême limite de l’escroquerie un savoir-faire en vue de futures réalisations enfin personnelles. Son double concept-album de 96, sobrement intitulé 69/96, propose un inventaire hallucinant des pillages en cours de Led Zep iv à Screamadelica, de Band on the run à Purple rain tout en traçant d’assez prometteuses perspectives : « Ma méthode est toujours la même. Je possède plusieurs milliers de disques, de tous les styles et de toutes les époques, mais je n’arrive pas à leur trouver un classement pratique. Ma façon de les ordonner, c’est d’en faire une sorte de résumé à travers mes disques. »
Avec Fantasma, Cornelius se lâche pour de bon, enfin décomplexé (si on osait, on dirait débridé, mais c’est pas drôle) : le soleil est à nouveau son ami. Pour fêter ça, il s’invite en hôte poli et candide à la table de ses héros et inverse en douce l’ordre du menu, trafique le champagne, sème une zone infernale dans le protocole, s’amuse à la façon d’un Peter Sellers nippon lâché dans les grandes agapes du Rock’n’Roll Hall of Fame. Retour à la réalité : tout minuscule dans son fauteuil, Cornelius ne livre qu’en pointillé il jouera de la guimbarde pendant toute la durée de l’interview ses secrets de fabrication : « J’ai beaucoup travaillé jusqu’ici, j’ai passé des heures à décortiquer les disques de Phil Spector, de Brian Wilson. La production d’un disque m’intéresse autant que les chansons. Ce qui me plaisait cette fois, c’est de forcer l’auditeur à mettre une ceinture en l’occurrence un casque pour lui faire vivre une sorte de voyage immobile, comme lorsqu’on est enfant et que l’on découvre un nouveau pays ou une attraction de Disneyland pour la première fois. C’est un disque aussi inspiré par la musique que j’écoute que par mes souvenirs d’enfance, un tas de choses qui n’ont pas grand rapport avec la musique. La chanson Star fruits surf rider, par exemple, est sortie au Japon sous la forme de deux maxis vinyle destinés à être joués en même temps pour constituer le morceau final. L’idée m’est venue d’un jouet que je possédais quand j’étais petit, deux robots différents qui s’emboîtaient pour créer un troisième robot encore plus puissant. » Cornelius se lance ensuite dans une évocation passionnée et nostalgique d’Ultraman, héros d’un dessin animé dont la musique y compris les plus insignifiants bruitages des séquences de combat l’a plus marqué qu’aucune autre.
On s’attendait à rencontrer un récupérateur cynique, ultra-performant sur tous les sujets taillés sur mesure que l’on s’apprêtait à lui jeter en pâture, on tombe sur un ado aimablement attardé sur ses madeleines de cire et de son. Précision : au Japon, ce gentil Tamagotshi de 1,25 m remplit des stades, soulève des foules entières de jeunes Nippones hystériques. A la pointe des innovations plurisensorielles, les méga-shows que Cornelius a donnés l’an passé envoient à la brocante les sympathiques dépliants son et lumière de notre Jean-Mimi Jarre national : distribution générale de lunettes 3D et de casques FM une manie ! reliés à une radio locale diffusant spécialement certaines parties rythmiques du concert en simultané. Enfin, le clou du spectacle, apothéose technologique servie à l’assistance incrédule du Budokan de Tokyo : un orchestre entièrement composé de clones de Cornelius. Signe des temps : à trente ans de 68, le péril jaune est désormais une réalité virtuelle.
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