Peinture placebo, superhéros amputés, tourisme expérimental : à Paris, l’exposition Traversées consacre, après l’essor des années 90, l’émergence d’une nouvelle scène artistique française. Panorama éclaté d’une génération laboratoire.
Durant les années 90, la nouvelle génération d’artistes qui figurent dans l’exposition Traversées a eu tout le temps de regarder ses grands frères et s’urs s’ébattre dans la petite cour de récréation de l’art contemporain. Ils les ont vus jouer aux DJ ou aux sociologues, multiplier les clones, essayer des drogues euphorisantes, découper des magazines de mode, tatouer des cochons, créer des entreprises ou des chaînes de télé. Autrement dit, et pour aller vite : ils ont hérité d’un non-savoir, d’un éclatement du statut de l’artiste et d’un flou absolu quant à ses activités.
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A sa manière, l’exposition Traversées, qui s’est ouverte au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, tente de rendre visible la mobilité incessante de la nouvelle génération d’artistes, ses déplacements constants d’un média à un autre, d’une discipline à une autre, sans hiérarchie aucune. Des artistes capables, comme Mathieu Mercier, d’inventer le matin une nouvelle typographie et de bricoler un meuble l’après-midi. Ou comme Boris Achour, qui passe aisément de Bip-Bip et le Coyote aux désagréments des portes à ouverture automatique. Ce nomadisme intellectuel anime la nouvelle génération d’artistes hexagonaux. Si l’on peut s’interroger sur le bien-fondé de cette restriction territoriale de l’exposition, en revanche, la règle du jeu vient réouvrir considérablement la liste des participants : chacun des vingt-trois artistes contactés devait en effet inviter au moins un praticien appartenant à un autre domaine de recherche ou de création. « Cette manifestation, expliquent les deux commissaires Hans-Ulrich Obrist et Laurence Bossé, est née de l’observation des démarches d’artistes qui, de plus en plus, se connectent à d’autres disciplines : architecture, théâtre, musique, danse, économie, sciences politiques, médecine, biologie, chimie, s’ouvrant ainsi à d’autres identités, non en « touristes », mais par un réel engagement… » On croisera donc au fil des deux mois de l’exposition, dans les couloirs et les salles de conférences du musée, une myriade de personnages plus ou moins inattendus, venus de toutes les disciplines : danseurs, écrivains, poètes, plasticiens et musiciens, mais aussi le neurologue Jean-Didier Vincent, l’économiste Bernard Hugonnier, voire l’Américain William J. Clancey, directeur à la Nasa des projets d’habitation sur Mars.
Dans les faits, cette invitation se réduit souvent à une intervention un peu extérieure à l’ uvre de chaque artiste. Elle amène surtout une contrainte supplémentaire, d’autant moins aisée que les artistes en question sont loin d’avoir atteint leur pleine maturité. D’où une exposition souvent faible d’allure, mais où s’imposent déjà quelques figures émergentes… Portraits à suivre. Mais l’important n’est sans doute pas dans le jugement global qu’on pourrait lui porter : avec des hauts et des bas, Traversées vient affirmer l’existence et la vitalité d’une autre génération, émergeant à la suite des Hybert, Huyghe, Parreno ou Gonzalez-Forster qui occupent souvent le devant de la scène. Sans guerre des tranchées, sans opposition frontale avec les artistes qui l’ont précédée, cette nouvelle scène, moins intellectualiste, moins tournée aussi vers les années 70, déplace, tout en les prolongeant, les pratiques et les stratégies de production innovées dans les années 90. A l’image de l’architecture conçue par Christelle Lheureux pour visionner ses films et ceux des autres, Traversées dévoile un souci constant des dispositifs, de la vidéo paranoïaque de Mircea Cantor aux installations sonores de Dominique Petitgand, une volonté pour chacun d’interroger sa propre présence au musée, et ce jusqu’à la simple application sur un mur blanc d’une couche de peinture : colorée chez le peintre Fabien Verschaere, wall-drawing noir et blanc chez Petra Mrzyk et Jean-François Moriceau, quand ce n’est pas l’invention scientifique d’une peinture placebo, parfumée à la fleur d’oranger par le duo Décosterd & Rahm. Expérimentale pour ces vingt-trois artistes comme pour leurs cinquante-deux invités, Traversées est donc à voir comme un work in progress : coup d’essai pour une génération laboratoire.
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– Décosterd & Rahm, associés
Trois caissons d’ambiance dans lesquels sont diffusées des boucles originales du groupe Air sont inondés par une lumière blanche tamisée. Ces espaces de détente, zen et minimalistes, sont l’ uvre de Philippe Rahm (34 ans) et Jean-Gilles Décosterd (38 ans). Associés depuis leur passage, en 1992, à l’école d’architecture de Lausanne, les deux architectes n’en sont pas à leur première exposition : « Il faut comprendre nos projets artistiques comme des développements ponctuels, c’est-à-dire comme ce que nous ne pourrons jamais réaliser dans la réalité. »
Dernière pièce en date, la Melatonin Room exposée au MoMA de San Francisco en mars dernier : un espace clos irradié de manière alternative par une lumière verte et par des ultraviolets agissant directement sur la sécrétion de la mélatonine, l’hormone de la fatigue. « Cette pièce est presque fasciste car elle impose un comportement. En la concevant, nous nous sommes personnellement confrontés à de nombreux problèmes moraux et éthiques. Mais, à l’heure où les manipulations génétiques sont devenues réalités, il faut requestionner l’idée de nature humaine, et par extension, ce que cela signifie de travailler aujourd’hui dans l’espace. » Exposée au musée d’Art moderne, la Peinture placebo créée avec le scientifique Patrick Lemoine intervient pour les deux architectes comme une critique de la Melatonin Room, une contre-proposition : en aspergeant la peinture de ces trois espaces d’une dose infinitésimale de gingembre ou de fleur d’oranger, Décosterd & Rahm s’appuient sur l’imaginaire collectif et individuel, nous promettant tranquillité et stimulation érotique.
– Mrzyk & Moriceau
Poules qui gloussent, seins qui poussent, poils qui moussent : comme dans une comptine dérangée, Jean-François Moriceau et Petra Mrzyk, 26 et 27 ans, rêvent, dans leurs dessins, d’obèses en string clouté au musée et d’hommes à tête en cul de poulet. Drôle d’absurde, avide de motifs naïfs et d’images fulgurantes. Au musée d’Art moderne, à l’invitation du curateur Alexis Vaillant, ils proposent un « wall tatoo » d’un kilomètre de long, version incarnée et proliférante du classique wall-drawing. « Il y a chez eux une profusion qui me rappelle le projet d' »écrire un poème par jour » de Robert Filliou. Avec eux, c’est un dessin par minute. Il y a un côté hygiénique, irrécupérable par le marché. »
Cette longue et tumultueuse frise à l’encre noire multiplie donc les scènes sans raconter d’histoires, fait défiler visions et hallucinations. Une façon d’être à côté de l’exposition Traversées, de la perturber sans la pirater : une occupation sans corps, un détournement sans terrorisme. Question d’espace. « C’est comme un story-board, explique Petra Mrzyk depuis son domicile nantais, ce n’est ni une fiction ni une narration. Et c’est aussi une épreuve physique : on a dû quitter nos habituelles tables de dessin pour grimper sur des échelles. »
Tatouer les murs pour s’inventer une nouvelle topographie muséale. Symptomatiques d’une jeune génération aguerrie à l’économie de moyens, Moriceau et Mrzyk participent ainsi, l’air de rien, au questionnement de l’expo comme situation. Et réservent à leurs hôtes un double effet encore non dévoilé. Surprise à venir.
– Mircea Cantor
Un village de vacances, une plage de sable, un club de golf, la piscine d’un paquebot : sur le grand écran vidéo, les lieux de tourisme se suivent et se ressemblent, avec Madonna remixée en bande-son dans une vision panoramique faite à partir d’images récupérées sur Internet. Exotisme glacial : avec cette installation compulsive et paranoïaque, l’artiste roumain Mircea Cantor, 24 ans, exhibe la part d’angoisse et l’obsession du vide qui traversent la société de loisir. « Tout ce que je fais concerne de près ou de loin le déplacement de soi, mental, virtuel ou physique. » En Roumanie, Mircea pratique simplement « l’auto-stop dans toutes les directions, le nomadisme d’une ville à l’autre ». Au passage, il effectue à Bucarest une série de photos de voitures bâchées, véhicules gris et vaguement militaires, présence troublante et angoissante : « Avec les chiens errants, ces voitures sont pour moi une des marques identitaires de Bucarest. »
Graphiste à ses heures perdues, fondateur de la revue d’art roumaine Version, Mircea est arrivé au postdiplôme des beaux-arts de Nantes il y a deux ans, mais circule aussi du côté de Berlin et Bucarest. Invité à exposer à New York, il s’est vu refuser le visa US : trop roumain pour ne pas être immigré potentiel. Du coup, une photo truquée le montre de face, avec à l’arrière-plan la tour de Bretagne doublée à la façon des Twin Towers. « J’ai fait cette photo en 2000, elle n’a rien à voir avec les événements récents, elle parlait plutôt de ma situation personnelle. » Avec un titre aussi happy qu’une comédie musicale : I Feel in Nantes Like in New York.
– Boris Achour
Membre actif du collectif Public à sa création, représenté par la galerie Chez Valentin, exposé au Printemps de Cahors ou à l’expo Capital de Sète, Boris Achour, 35 ans, s’est fait remarquer pour ses interventions micropolitiques et ses sittings paresseux sur les pelouses des villas privées de Californie, et s’impose comme une figure percutante de la jeune scène artistique française. Il en donne encore ici la preuve avec deux pièces très représentatives des désirs contradictoires et des stratégies d’apparition qui caractérisent cette génération : d’un côté, une porte vitrée à ouverture automatique n’obéit qu’à elle-même, gardant parfois portes closes. Un objet pas loin de Jacques Tati voire de Vidéogag, qui rappelle aussi les pavillons vitrés de Dan Graham ou certaines installations de Pierre Huyghe, mais qui est ici un appareil dur et revêche, une administration autonome et récalcitrante, un dispositif-piège, contrariant les habitudes du visiteur.
Un peu plus loin, avec son Autoportrait en coyote, on aperçoit la silhouette de l’artiste encastrée dans un des murs de l’expo, comme dans les dessins animés : comme quoi, quel que soit son désir d’autonomie et de fuite du musée, l’artiste d’aujourd’hui fait résolument partie du décor.
– Bojan Sarcevic
La dernière fois, il y a trois ans, on l’avait croisé de nuit, à l’écart des vernissages de la rue Louise-Weiss, dans les hangars de la Sernam : Bojan Sarcevic, 27 ans, parti de Sarajevo en 1990, y diffusait le film étrange de deux hommes se bagarrant au bord d’une piscine municipale. Ensuite, plus rien, du moins en France : « J’ai exposé à Glasgow, Helsinki, Amsterdam et aussi beaucoup en Allemagne. Je ne sais pas pourquoi, mais au fond j’aime bien l’idée de vivre ici et de travailler ailleurs. Au passage, ça m’évite les inconvénients des artistes très présents sur la scène française, avec l’expo en galerie tous les deux ans. Je suis plus libre de mes mouvements. » Entre-temps, il a filmé en Hollande des chiens errants dans une église, ou a demandé, à Istanbul, à un petit ensemble de musique ottomane, dite maqam, d’adapter des tubes de Bob Marley ou des Chemical Brothers. Dans l’expo Traversées, on le retrouve d’abord avec une autre vidéo tournée à Bamako : « L’Afrique ignore tout de la musique afro-américaine. A Bamako, j’ai rencontré cette femme et je lui ai demandé d’écouter un disque de Nina Simone dans sa cour. Elle occupe l’image, mais on dirait presque que la musique l’ennuie. Ça crée un décalage qui m’intéresse. » Un étrange vidéo-clip donc, qui confronte l’Afrique à ses propres fantômes. Non loin de là, Bojan a installé Le Coin du monde, un morceau d’immeuble en destruction récupéré à Amsterdam et que l’artiste encastre dans le mur du musée après l’avoir percé. Une petite pièce dure, austère, renfermée, silencieuse, qu’il promène d’expo en expo : c’est son lieu à lui, sa structure d’adoption.
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Traversées, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris. Tél. 01.53.67.40.00. Jusqu’au 6 janvier 2002.
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