Depuis le 12 mars et jusqu’au 5 janvier 2020, le Musée National de l’Histoire de l’Immigration, à Paris (XII), revient sur les mutations des scènes musicales des deux capitales européennes à travers le prisme de l’immigration. Ou comment les mouvements migratoires, concomitants de la naissance de la culture de masse, ont redéfini les contours de la musique populaire.
Il y a cette phrase bien connue du philosophe allemand Hegel : “Ce qu’enseignent l’expérience et l’histoire, c’est que peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on aurait pu en tirer.” Bien connue, mais vite oubliée, évidemment, comme le sous-tend son caractère prémonitoire. La montée des populismes, les débats grand-guignolesques au Parlement britannique, le Brexit, sont autant de grains donnés à moudre à ce bon vieux Hegel, qui n’en demandait certainement pas tant. Pour conjurer le sort, des initiatives salutaires se mettent fort heureusement en branle.
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Comme à Bristol, la ville de l’ancien Comté d’Avon, au Royaume-Uni, où le M Shed, musée retraçant l’histoire du commerce triangulaire en Angleterre, ouvrait ses portes en 2011 le long du port flottant. Point névralgique de l’émergence d’une identité musicale hybride au milieu des années 90, le développement culturel de la cité de Portishhead et Massive Attack est intrinsèquement lié à l’immigration : “Le trip-hop est un héritage important que tout le monde appréhende avec respect, car c’est une forme de culture qui agrège d’autres contre-cultures, nous confiait l’année dernière Joe Talbot, chanteur du groupe local IDLES. Les raves, les free-parties, ça vient des sound-systems ramenés ici pendant la deuxième vague d’immigration de la ville.”
Paris-Londres
Depuis le 12 mars, le Musée National de l’Histoire de l’Immigration, à Paris (XII), propose ainsi de revenir, à travers une exposition intitulée Paris – Londres : Music Migrations 1962-1989, sur la façon dont les flux migratoires, au lendemain des indépendances de l’Algérie et de la Jamaïque, ont contribué à redéfinir les contours des scènes musicales des deux capitales : “Les années 60 sont un moment important pour la musique, mais également pour l’immigration, précise Angéline Escafré-Dublet, historienne et l’une des trois commissaires d’exposition. C’est la période de la reconstruction, la France et l’Angleterre se tournent vers une main-d’œuvre issue de l’immigration. Parmi ces immigrés, beaucoup viennent des colonies quand ils arrivent dans les années 50, anciennes lorsqu’ils arrivent dans les années 60.”
On entre dans l’exposition comme dans une boîte de ska, au mitan des années 60, à Londres. Façon Flamingo Club. La musique tourne en boucle et la reproduction fidèle de ces corridors menant à la piste de danse suppose une expérience immersive. Le parcours est chronologique, il prend comme point de départ l’explosion du rock’n’roll en Europe et les prémices de l’immigration de masse donc, qui suivra les vagues d’indépendances des anciennes colonies françaises et britanniques. Ça balance, autant d’un côté que de l’autre de la Manche.
Espaces intimes – espaces de contestation
En France, la vague yéyé et son média de référence Salut les copains, charrient des groupes comme les Chausettes noires, dont tous les membres (excepté ce bon vieux Eddy Mitchell), sont nés en Afrique du Nord. Ça joue du rock’n’roll, ça danse le twist, à l’image de Jean-Pierre Cardo, aka Dany Fisher, né à Tunis, qui en plus d’emprunter son nom au personnage joué par Elvis Presley dans le film King Creole (1958) adapte en français les grands classiques de ce dernier, comme Je ne veux pas être un dragueur (1961).
En Angleterre, c’est évidemment la beatlesmania, les Stones et le style Mod qui remportent la mise, mis en avant par l’entremise d’émission de télévision comme Ready Steady Go !, dont un plateau est fidèlement reproduit. Dans le même temps, le rocksteady (cette musique jamaïcaine issue du ska), le jazz et la soul music s’infiltrent et s’infusent partout.
https://www.youtube.com/watch?v=mY5uPXTTH54
Si l’exposition ravira les fétichistes en tous genres (elle regorge d’objets de collection, de détails et d’œuvres façonnées par des artistes inspirés par le souvenir nostalgique de ces riches années), elle vaut surtout le coup pour son cheminement de pensée et sa problématique estampillée “histoire sociale”, que l’on pourrait résumer de la sorte : comment, entre 1962 et 1989, la musique est-elle devenue un vecteur privilégié de lutte et de contestation de l’ordre établi ?
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L’un des axes proposés l’expo (ils sont nombreux) est celui, pour les populations issues de l’immigration, de la sortie des espaces intimes, du mélange des genres et de l’affirmation des revendications. Ou comment l’on est passé de l’exaltation joyeuse de la mixité d’un groupe comme The Equals, à Londres, à d’autres formes d’expression plus radicales.
De Fela Kuti à Manu Dibango ; de la puissance de Rachid Taha et les influences mutuelles entretenues avec le Clash, aux outrances scéniques des Béruriers noirs ; de la naissance du mouvement Rock Against Racism, né en 1976 à la suite des propos racistes et délirants prononcés par Eric Clapton lors d’un concert à Brimingham, à son indispensable corollaire parisien Rock Against Police apparu quatre ans plus tard, sans oublier le carnaval de Nothing Hill, cœur battant de la ville, c’est tout un pan de l’histoire de la contestation par la musique qui est revisité ici.
La force du propos tient aussi au fait qu’une multitude de portraits jalonne le parcours du public avec, entre autres, des focus sur Don Letts, londonien, fils d’immigré jamaïcain et membre du Big Audio Dynamite de Mick Jones, ou encore Poly Styrene, fondatrice du groupe punk X-Ray Spex, influence radicale et incontournable d’une artiste comme Neneh Cherry, dont vous aurez la chance d’approcher le mythique casque de combat.
Indispensable exposition que voilà, en ces temps troublés.
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