Une salle de cinéma, l’installation du Russe Ilya Kabakov, est la sensation forte de l’exposition du Jeu de Paume consacrée aux artistes d’Europe de l’Est. Visite guidée avec Dominique Païni, directeur de la Cinémathèque française.
Au rez-de-chaussée de la galerie du Jeu de Paume, une salle de cinéma est reconstituée grandeur nature. Un ready made plongé dans l’obscurité, avec ses rangées de fauteuils en moleskine, son sol en pente douce, le faisceau lumineux du projecteur traversant la poussière et projetant en continu des films de propagande soviétique. Il n’y a plus qu’à s’installer et regarder. Pourtant, une autre salle occupe l’espace, un petit cabanon aux murs de plâtre : la reconstitution soignée d’un intérieur domestique, d’un appartement vieillot et presque trop étroit pour vivre. Une table installée avec quatre couverts, un lit monoplace, une armoire, beaucoup de livres sur des étagères, une paire de lunettes posée sur une table. Mais pas de télévision. Où est-on exactement ? Dans un appartement dont la fenêtre ouvre, non pas sur le monde, mais sur l’écran de cinéma situé dans la grande salle. Fenêtre-écran, chambre avec vue. Intitulée Le Plus Heureux Des Hommes, « un homme qui même sorti de chez lui est encore au cinéma », explique le cartel de l’installation, cette pièce de Kabakov est à la fois du home cinema bricolé et une uvre totale : à 67 ans, l’artiste phare de la perestroïka, vivant à New York depuis 1992, mélange le cinéma et l’art, brouille les pistes entre le spectateur et le visiteur.
Pour y voir plus clair dans ce moment de cinéma proposé par Kabakov, et face à la disparition progressive des anciennes ouvreuses et de leur lampe de poche, nous proposons au directeur de la Cinémathèque française, Dominique Païni, de nous servir de guide.
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« En entrant dans l’installation, je me suis dit « Ah ça y est : encore un artiste qui revisite le cinéma. Rien ne manque, tout est mélancolique. » Mais, ce n’est pas si simple. On a affaire à un artiste qui d’habitude étonne. L’écran capture le regard et l’on découvre un moment sublime à tomber par terre : une scène de moisson. Le film a la colorisation d’une revue, les Etudes soviétiques, qui a fait ma joie quand j’étais jeune. Elle montrait des paysannes russes sexy, produits de l’imaginaire érotique qui découlaient d’une opposition entre le statut d’une paysanne (un corps laborieux) et une autre incarnée par un stéréotype scintillant.
Cette installation est purement mélancolique, pourtant immédiatement il y a un leurre : on ne s’assoit pas dans les fauteuils parce que l’œil est attiré vers l’appartement. Dans cet intérieur qui rappelle les années 50, il y a un point de vue unique d’où l’on peut tout voir. La fenêtre abolit l’écran, cadre l’image, et tout à coup, le réel supposé être derrière la fenêtre, c’est le cinéma : la réalité devenue simulacre. Pour un artiste russe qui a connu la propagande et qui a dû contourner la censure, cela veut dire beaucoup de choses.
Parallèlement, il y a un message plastique, une pure délectation optique : on a le sentiment que, si l’on regarde la fenêtre, au bout de quelques secondes, la maison entière lévite. Ce phénomène relève de la psychologie de la perception : ce ne sont pas les images qui bougent, mais l’espace qui se met à danser. Le petit appartement devient une nacelle. Cela me rappelle les vieilles histoires de studio, comme le dispositif utilisé par Hitchcock pour La Corde : toute l’action se passe dans un appartement. La ville, derrière, apparaît à travers une baie vitrée, mais en réalité elle est peinte sur du carton. Je pense aussi à Tueurs-nés d’Oliver Stone, où la fiction s’incarne dans un contexte qui n’est plus la réalité mais l’image virtualisée, une séquence du film est tournée devant un mur vidéo, on a l’impression que les corps décollent… C’est une mise en perspective de l’image animée qui fait bouger le lieu d’où l’on regarde.
Kabakov donne une jouvence théorique et plastique à un dispositif de vision que l’on croyait démoli par l’art moderne (abstraction, cubisme). On pensait en avoir fini avec la perspective, et là ça revient de manière inattendue. Comme le peintre Holbein, Kabakov donne à voir les codes de biais. Pour être le plus heureux des hommes, connaître la vérité, il faut regarder les choses de biais. Mais cela se fait avec certaines contraintes : on se retrouve dans un espace étriqué et triste. Kabakov est un artiste pessimiste. »
Nicolas Thély
L’Autre Moitié de l’Europe, galerie nationale du Jeu de Paume, place de la Concorde, Paris VIIIe, jusqu’au 9 avril. Tél. 01.42.60.69.69. Mardi de 12 h à 21 h 30, mercredi à vendredi de 12 h à 19 h, samedi et dimanche de 10 h à 19 h. Prix d’entrée : 38 f, tarif réduit : 28 f.
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