Attendue et critiquée, mondaine et incorrecte, l’exposition La Beauté en Avignon déçoit par une programmation moins éblouissante qu’espéré. Mais offre du beau une vision assez fracturée pour finalement sonner juste.
D’abord, s’interroger sur la beauté. Et repenser à l’un des plus beaux moments cinématographiques de ces derniers mois : la scène finale de Beau travail de Claire Denis. Dans une boîte que l’on devine naze, l’ancien légionnaire Denis Lavant danse comme un fou, seul, sur un tube de beauf, bêtement lyrique : « This is the rhythm of the night… » Il saute, se déhanche, saisi par un état de grâce inouï. Sublime et dérisoire, à même pas un cheveu du ridicule. Une beauté crade, ratée, aussi bidouillée et grésillante que les accords Bontempi d’un maxi de musique électronique. C’est avec un certain sens du magistral indicible que s’est ainsi attelé Jean de Loisy, ex de la Fondation Cartier, ex de Beaubourg et érudit amateur d’art, à la gigantesque tâche de montrer la beauté, par le biais d’une exposition polycéphale, à Avignon. Ville classique par excellence, par son architecture, son palais des Papes, ses enjeux politiques. Un lieu de rendez-vous officiels (son très institutionnel festival de théâtre) et de visites présidentielles.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’histoire de la gestation du projet fut longue et difficile, rythmée par les dépassements budgétaires successifs qui établissent son coût total officiel à 58,6 millions de francs (un record pour l’art contemporain en France), dans un contexte houleux de polémiques locales : certaines associations, dont la plus visible, Le Plouc, reprochant à La Beauté son « parisianisme ». Autant dire que l’ouverture de l’expo fut tendue, de nombreuses uvres restant invisibles (pour cause de retard), reportées sine die (le Skate-park de Vito Acconci), quand elles n’avaient pas tout bonnement disparu de la programmation (les regrettées interventions de Jean-Luc Godard, Takeshi Kitano, Hou Hsiao-hsien, du collectif de danseurs Dumb Type, de Daniel Buren, de +N Corsino…). Avant même l’ouverture des salles, ça sentait presque le roussi pour cause de démesure et d’un choix consensuel d’artistes.
Et puis l’on se rendit en l’église Saint-Joseph, voir l’installation du musicien minimaliste LaMonte Young (et de la plasticienne Marian Zazeela). Une fois là, oubliées les polémiques techniciennes. Dès l’entrée, difficile de ne pas littéralement se fondre à la pièce : le dispositif s’arpente pieds nus, la voûte plantaire enfoncée dans une moquette onctueuse que l’on croirait couleur crème si l’intérieur de l’édifice religieux n’était baigné d’une lumière bleue anesthésiante. Aux confins de la nef, sans doute à la hauteur de l’autel, sur un gigantesque écran, apparaît la silhouette du compositeur, assis au piano. Pendant plus de six heures, la caméra tourne et retourne autour de lui, comme absorbée par les accords liquides de sa performance The Well-tuned piano, filmée en 1987. Impossible de se contenter d’y passer. Un banc s’offre aux
plus recueillis, une femme cherche d’où vient l’odeur d’encens qui transforme la salle en puits d’abstraction. Tranquille et énigmatique. La musique et l’image et rien d’autre, pour une fois épurées des tics de l’art vidéo, trop souvent friand d’airs pop. Et c’est avec bonheur que l’on croisera, quelques heures plus tard, un gobelet de bière à la main, LaMonte Young himself, superbe biker aux oreilles percées de toutes parts, impérial sous ses couches de jean et de cuir. Sans aucune concession au bon goût.
Car n’en déplaise aux déclarations niaises de l’Américain Jeff Koons (« Je voudrais que mon art se répande dans la vie des gens tel le pollen des abeilles »), le vrai risque d’une exposition sur la beauté était de verser dans le sentimentalisme. De célébrer le beau à faire pleurer, le magnifique à l’eau de rose, qui émeut et ne pense plus. Et c’est ici loin d’être le cas. Du Split-rocker monumental du même Jeff Koons aux animaux empaillés d’Annette Messager, des colonnes-pattes de Luciano Fabro au texte écrit sous la pluie par Marcel Broodthaers, en passant par le Crossing de Bill Viola et les carreaux de céramique de Huang Yong Ping, les plus beaux projets de l’exposition ne sont jamais contemplatifs. Mais bien au contraire tendus par une dynamique interne (le plus souvent l’humour,l’autodérision) qui les libère, leur permettant de prendre de l’ampleur. La beauté déniaisée, par petites touches : un sample de Plastikman, la salle en feuilles de laurier de Giuseppe Penone, un aquarium de méduses. En parcourant le palais des Papes, lieu où se concentre le plus grand nombre d’ uvres, on passe ainsi d’une armure de mariage autrichienne du xvie siècle à la Candle TV de Nam June Paik, d’une installation de James Coleman à deux ivoires du xvie siècle. C’est dire la densité du propos, à défaut de son originalité (les uvres sont en effet, dans leur majorité, déjà connues).
Aussi inégale qu’elle puisse être, cette partie de l’exposition « La Beauté in fabula » reste sans doute l’une des plus impressionnantes, par sa construction. Rarement aura-t-on vécu avec autant de bonheur l’arrivée sur les uvres, tant il faut emprunter d’escaliers en colimaçon, de couloirs pierreux, de passages aux plafonds trop bas pour y parvenir. Une avancée pourtant difficile (sans cartel, il faut suivre l’expo un carnet à la main), ponctuée de micro-expos dans l’expo, car chaque salle confronte une pièce contemporaine à une classique. Sans que le dialogue ne s’instaure toujours, il est vrai. « C’est une uvre florale, en hommage à Bouchet et Fragonard. Une sculpture qui ne fait pas de ségrégation, qui ne juge pas et ne veut pas être jugée. Elle ne peut qu’être juste. » A tout seigneur, tout honneur. Engoncé dans son costume (Armani ? Paul Smith ?) gris malgré la chaleur et la foule, Jeff Koons multiplie les interviews au pied de son Split-rocker, monument de 12 mètres de haut prenant la forme d’un cheval à bascule géant dont une moitié aurait viré brontosaure. Le tout en fleurs (pétunias, bégonias et tutti quanti) pour l’une des meilleures uvres présentées à Avignon, et sans doute, l’une des plus grandes réussites de l’artiste. Le marché ne s’y est pas trompé car à peine le jouet géant était-il installé sur le faux gazon d’une cour intérieure du palais que l’entreprenant François Pinault s’en portait acquéreur pour 12 millions de francs. L’artiste américain interrompt d’ailleurs sa série d’interviews pour saluer son client fortuné. Pendant le vernissage, les affaires continuent. Mais pas pour tous.
A la périphérie d’Avignon, devant le bâtiment C de la cité Champfleury, Thomas Hirshhorn a fait construire une bibliothèque d’écrits de et sur Deleuze. Proposition naïve d’éduquer les masses qui se double d’un monument à l’ironie mordante, reproduisant l’aspect de celui que les Parisiens ont érigé en mémoire de Diana, à l’entrée du pont de l’Alma. Ici, sous le cagnard, autour du large poteau d’un des seuls arbres de la section, des cartons mal ficelés crient leur amour du philosophe. « Gilles, reviens ! », « G. D. : on t’aime. » Un petit air d’ex-voto trash, une pointe de critique de la société du spectacle, une réussite plastique. Preuve une fois pour toutes
que cette Beauté ne pouvait se contenter d’éléments décoratifs (comme l’a tenté, sans succès, Christian Lacroix, balisant la ville de tristes banderoles aux airs de kermesse) mais au contraire devait, pour se justifier, en finir avec l’éternelle définition passive du beau. Précisément ce que semble avoir réussi Thomas Hirshhorn. Alors que l’on s’éloigne de l’arbre ainsi maquillé, une petite de 8 ans accourt en criant, pas peu fière : « Eh, tu connais Gilles Deleuze ? »
{"type":"Banniere-Basse"}