Plantes souterraines, corps estropiés et sauvagerie urbaine : noire vision de l’Europe post-communiste
dans l’exposition After the Wall.
Dans le monde insouciant des « Bobo » (bourgeois bohèmes) nouvelle tarte à la crème sociologisante recyclant le vieux concept du radical chic , on imagine de vastes appartements fleuris de plantes exotiques, parfumés d’humus fraîchement importé de la jungle indonésienne et de bougies zen pimentées de quelques gouttes de citronnelle. Le bonheur ambiant. Dans le monde réel d’Antal Lakner, artiste hongrois, les plantes d’intérieur poussent à l’intérieur de leur pot. Une formule toute simple, dotée d’une imparable logique. Car comme le spécifie son affiche publicitaire, cette plante verte nouvelle génération répondant au doux nom d’Eurotrop « résiste au climat et aux produits chimiques, ne requiert pas la présence du soleil, est garantie invisible ». Le bonheur transgénique. Un plan de coupe parfaitement dessiné complète le tout : dans un pot rempli à ras bord de terre, on y distingue un moignon de tubercule poussant en étoile vers le bas. « Eurotrop est une nouvelle plante conforme au goût européen et développée par les biotechnologies françaises et allemandes. Un hybride transgénique de la culture du champignon et de la plante d’intérieur. »
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Vrai jargon techno-communautaire pour faux prospectus marketing : en inventant la première plante verte cynique, Lakner pousse la critique écolo à un niveau d’humour insoupçonné. Un bon échantillon de l’ironie corrosive et de l’imaginaire dévasté des artistes de la vaste exposition After the Wall : l’art et la culture dans l’Europe post-communiste. Ambitieux projet inauguré l’année dernière par le Moderna Museet de Stockholm et encore pour quelques semaines à Berlin. Entre les murs de la Hamburger Bahnhof, ancienne gare de l’Est devenue musée d’art contemporain, à quelques centaines de mètres du Reichtag et de la porte de Brandebourg, cette vaste exposition prend un accent douloureusement tendu, infiniment politique. Car dans une ville où l’opulence mercantile, l’effervescence festive et l’énergie culturelle ne parviennent pas à faire oublier la persistance d’un véritable prolétariat, un état des lieux de la culture en période post-communiste emmène sur des terrains infiniment contrastés.
D’une qualité inégale, les travaux d’After the Wall s’essaient, chacun à leur façon, à dresser le constat de la césure Est/Ouest. Et c’est évidemment en prenant la mesure du flou de cette nouvelle frontière, en en dissolvant les contours bien définis, que les uvres les plus fortes y font mouche. C’est dire aussi la prégnance du genre documentaire dans les vidéos et photos présentées, transpirant le souci du réel et le besoin compulsif d’images que l’on voudrait croire antidote à toutes les erreurs de jugement et de discours générées par la chute du modèle communiste. Porosité artistique aux blessures du réel, avec une certaine inclination pour l’ambivalence de propos.
Les Lituaniens de l’Academic training group mettent ainsi en scène un groupe d’immigrés clandestins surpris par la police des frontières. D’abord craintifs, ces sans-papiers deviennent soudain menaçants. Du visage de la victime à celui de l’agresseur, bien mince est la frontière. Tout comme dans les détournements photographiques du collectif russe AES, peuplant les images des plus célèbres places du monde de tentes de Bédouins, de femmes voilées et de moudjahidines en armes. Mais c’est sans doute le jeu de Lego concentrationnaire du Polonais Zbigniew Libera qui atteint le paroxysme de l’ambiguïté. Une mise en abyme terrifiante de la mémoire de la Shoah et de la propagande éducative qui fait frémir. Au vu de la dernière série de photos des frères Chapman (tirées de leur cauchemardesque installation reproduisant les camps de la mort dans une jungle digne de l’apocalypse), on se dit que Libera, lui, ne sombre pas dans la pornographie du nazi chic. Et pourtant, de forts relents de chaos urbain et de catastrophe en marche s’exhalent des photos du Roumain Iosif Kiraly, traversées de chiens de rues prêts à bondir. Une version indigente et brutale du white trash occidental, à laquelle font écho les portraits de groupe d’hommes et de femmes aux corps difformes d’Artur Zmijewski, au beau milieu desquels il glisse un enfant parfaitement proportionné. Malaise. Voir encore les pâles figures d’enfants ayant subi une opération de la thyroïde alignées à la manière d’une certaine photographie de mode par la Bélarusse Galina Moskaleva. Noire, noire vision du monde. Rarement, dans une exposition récente, éthique et voyeurisme du visiteur ne s’étaient tant heurtés. Comme si, après le mur, ne subsistait plus que la gêne.
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