À Londres, l’exposition David Bowie Is rassemble des documents personnels du chanteur et retrace une carrière qui s’étale sur six décennies. Entretien avec Victoria Broackes, commissaire de cette rétrospective.
Quel a été le point de départ de la rétrospective David Bowie Is, présentée au Victoria & Albert Museum à partir du 23 mars ?
Victoria Broackes – Nous collectionnons, au V & A, des objets liés à la pop-music depuis le début des années 70. Le nom de Bowie, qui brasse tant d’influences représentées dans le musée, s’est imposé de lui-même. Mais ce que nous ne savions pas encore, c’est qu’il possède des archives inouïes, stockées à New York, où tout est répertorié, jusqu’au moindre paquet de cigarettes sur lequel il a griffonné une idée de paroles… Ils ont archivé plus de 75 000 objets ou documents, il ne jette rien…
Dans quel but conserve-t-il tout ça ?
Comment un artiste qui a toujours regardé devant, sans la moindre nostalgie, peut-il conserver absolument tout ce qui concerne son passé ? Le plus fascinant, ce n’est pas tant les résultats – les costumes par exemple – mais tout le processus créatif qui l’a mené à ce point. Et ça, il a tout conservé : les notes, les croquis, les brouillons… Il a commencé cette collection sans se douter que la popmusic allait révolutionner le monde, que tous ces documents allaient prendre une valeur colossale.
Vous travaillez depuis presque trois ans sur cette exposition. À quel moment avez-vous appris que David Bowie sortirait un album une semaine avant son ouverture ?
Très récemment. Le peu de gens qui étaient dans la confidence n’ont pas flanché. Beaucoup d’artistes impliqués à fond, depuis longtemps, sur notre exposition ont pourtant travaillé sur le nouvel album de Bowie. C’est le cas de son producteur Tony Visconti – qui a réalisé pour nous un vaste mash-up de ses chansons, qui sera diffusé sur le site – ou du designer Jonathan Barnbrook qui a signé sa pochette. Le simple fait qu’ils aient porté un tel secret en dit long sur leur fidélité au chanteur, le respect qu’il impose, les liens qu’il tisse… La logique, pour un artiste de son statut, de son âge, aurait été de ne pas sortir de nouvel album. Son absence contribuait à bâtir un peu plus sa légende : à quoi bon prendre ce risque ? C’est justement ce risque qui l’a toujours motivé.
Que signifie pour vous le titre de l’exposition, David Bowie Is ?
Je voulais que ce soit au temps présent. C’est à la fois une déclaration de foi – il est – et une porte ouverte à tout ce qu’il peut être, tout ce qu’il a été. Et il est beaucoup de choses, comme le prouve l’exposition. La “bowicité” est aujourd’hui partout : je ne connais aucun artiste qui ait touché autant de gens, en nombre comme en profondeur. Depuis que je travaille sur cette expo, je ne compte plus les gens qui me disent que Bowie a changé leur vie.
Comment s’organise l’exposition ?
On a refusé l’ordre chronologique, mais il fallait commencer à Londres, dans les banlieues où il a grandi, il n’aurait pas pu naître ailleurs et à une autre époque. Il fait partie de cette génération d’un million de bébés nés la même année, en 1947, un record anglais. Les premiers objets montrés appartiennent à son enfance, comme une veste de costume sur laquelle il avait peint des rayures, il était encore écolier et voulait déjà se distinguer, apporter sa touche, sortir de ce lot d’un million. Il ne faut pas oublier qu’il a longtemps été rejeté, qu’on lui jetait des mégots dessus à certains concerts, qu’il a connu des hauts et des bas pendant cinq ou six ans avant le succès. Il est l’exact inverse d’une célébrité d’aujourd’hui, fabriquée par une émission de télé : lui a travaillé sans répit pour apprendre, comprendre. Il vient d’une époque où il n’y avait pas d’internet et où il fallait vraiment s’accrocher pour découvrir la mode japonaise, l’expressionnisme allemand, les chansons de Jacques Brel.
On voit, dans l’exposition, la fameuse vidéo de juillet 1972 où il chante Starman à Top of the Pops…
Tant de gens ont été marqués, bouleversés, façonnés par cette apparition sur leur écran qu’on aurait pu faire l’exposition uniquement là dessus. Ce soir-là, il a changé la vie de milliers d’Anglais. Pas seulement des jeunes homos qui vivaient dans le déni, seuls et malheureux dans leur chambre… Ça a été un révélateur pour une société entière. Le pays se projette alors vers le futur, la science, l’espace : Bowie prend le chemin inverse et se plonge dans l’âme, la vie intérieure. Il lit Ballard, Burroughs, il brasse déjà des idées radicales, qu’il importe dans la pop et fait découvrir à ses fans. Il leur dit : “Vous pouvez être qui vous voulez.”
Le rapport de Bowie à la mode est l’un des points forts de l’exposition…
On a été obligé de faire construire des mannequins spéciaux : aucun n’était assez fin pour porter les vêtements de Ziggy Stardust, on est reparti sur les mesures de Bowie à l’époque ! Cette partie de l’exposition sert à démontrer comment Bowie se nourrissait de tout, mélangeait les disciplines : il base ainsi les costumes de Ziggy Stardust sur les personnages d’Orange mécanique de Kubrick… Nous montrons huit costumes signés Kansai Yamamoto, dont la première venue à Londres, en 1971, avait provoqué un émoi incroyable : on n’avait encore jamais vu une collection pareille, ça se passait sur King Road, c’était underground et qui était là ? David Bowie. Il en est sorti tourneboulé et a demandé à ses copains designers de copier pour lui ce qu’il avait vu à ce défilé. Ce n’est que des années plus tard, sur la tournée Aladdin Sane, que Yamamoto lui a offert ses propres créations pour la scène. Dans la seconde salle de l’expo, on revient sur la riche liste de ses collaborations, de Yamamoto à Alexander McQueen, avec des documents manuscrits, des esquisses montrant à quel point Bowie sait ce qu’il veut. Il avait lui-même dessiné le costume invraisemblable qu’il portait lors de l’émission Saturday Night Live de 1979, basé sur les habits signés par Sonia Delaunay pour Coeur à gaz, la pièce dadaïste de Tristan Tzara. Ce costume, que nous avons récupéré et dans lequel Bowie ne pouvait pas bouger, a été détourné et immortalisé par Klaus Nomi ensuite. Un autre exemple : pour le clip de Ashes to Ashes, signé David Mallet, il avait dessiné chaque plan, précisément. Nous montrons ces documents, ainsi que le costume qu’il porte dans le clip, signé Natasha Kornilof, avec qui il avait déjà travaillé quand il faisait du mime dans les sixties. Parce que ça aussi, c’est un trait inouï de Bowie : cette façon d’être ami avec des gens qui vont devenir célèbre bien avant leur heure de gloire, comme Tony Visconti, Marc Bolan, Hanif Kureishi… Visconti nous a raconté que quand ils ont débarqué à Berlin, Bowie savait exactement où aller, qui rencontrer. Il a un instinct invraisemblable pour dénicher les bonnes idées, les bonnes personnes, les bons lieux. Savoir ce qui se passe semble une obsession.
Vous montrez également des décors de scène incroyables…
Comme cette maquette de la scénographie dont Bowie rêvait pour la tournée Diamond Dogs, elle est basée sur Metropolis de Fritz Lang. Il voulait à l’origine présenter cet album sous la forme d’une comédie musicale, pour un film. Il a écrit un story-board très précis, dessiné de sa main, qui détaille chaque personnage, chaque scène – elles-mêmes documentées par un petit film qu’il a shooté lui-même… Ce sont des documents fabuleux à montrer, car ils révèlent le processus de pensée de Bowie. Comme le story-board de ce film était très influencé par 1984, l’équipe de Bowie a demandé l’autorisation à la femme d’Orwell, qui a refusé. Ça a été un déclic pour Bowie : à partir de ce jour-là, pour chaque demande délicate, il est monté lui-même au créneau. Il n’a plus laissé son entourage parler en son nom. Désormais, il appelle lui-même les gens avec qui il veut collaborer. C’est ce que m’a dit Jonathan Barnbrook, Bowie l’a appelé en direct pour lui proposer de réaliser la pochette de Heathen. Il a cru que c’était un canular.
L’expo le confirme : l’absence de message politique est assez frappante pour un artiste de sa génération…
Il n’est pas politisé mais son message est pourtant très fort : soyez qui vous voulez être. Une partie de l’expo revient sur son individualisme radical. Il n’a jamais dit “faites ci ou faites ça”. Mais son message n’en a que plus d’impact, car il est personnel, intime, livré avec beaucoup de charme. Qui, à part Bowie, aurait osé déclarer aux médias américains des années 70 qu’il était homosexuel ? Ses vêtements mêmes ont été de véritables déclarations d’intentions, comme la robe qu’il porte sur la pochette de The Man Who Sold the World…
Les manuscrits des chansons sont un autre point fort de votre rétrospective…
C’est fascinant de voir à quel point des paroles que nous connaissons par coeur, qui nous ont façonnés, influencés, ont parfois été décidées à la dernière seconde. C’est pour ça que les ratures sur ces manuscrits sont si impressionnantes. Nous montrons les différentes façons de faire, les outils que Bowie a utilisés à travers les années, comme les cut-ups de Burroughs, les cartes des Stratégies obliques de Brian Eno, ainsi qu’un logiciel, le Verbasizer, que Bowie avait commandité dans les années 90 : il entrait les titres de journaux et ça lui fournissait des combinaisons aléatoires de mots, dans lesquelles il pouvait piocher. Comme il contrôle tout, tout le temps, je pense qu’il est important pour lui de laisser parfois le hasard décider à sa place.
Exposition David Bowie Is au Victoria & Albert Museum de Londres, du 23 mars au 11 août
www.vam.ac.uk