Consacrée à l’Asie moderne, l’expo « Cities on the move 2 » réunit des artistes et des architectes. Elle se conçoit comme une ville asiatique explosive et explosée : un chaos complexe et contradictoire qui permet de rouvrir le dossier brûlant de l’urbanisme moderne.
Des tuk tuk qui circulent en ville et à l’intérieur du musée, un marché bordélique, des statues de prostituées posées à chaque coin de l’expo, d’immenses affiches de cinéma, un dédale de tuyaux qui courent dans tout l’espace d’exposition, un temple bouddhiste, un salon de thé, des vélos avec des canons à oeufs utilisés lors des manifs étudiantes : située dans l’immense Entrepôt de Bordeaux, « Cities on the move 2 », exposition d’art et d’architecture organisée par le curateur Hans-Ulrich Obrist et le critique Hou Hanrou, prend d’emblée l’allure d’une ville et donne une réelle impression d’Asie : « Mais ce n’est pas une représentation de la ville asiatique. C’est plutôt une expo-ville qui présente des phénomènes contradictoires, s’organise elle-même comme un espace urbain avec des sites différents. Que ce soit en architecture ou en art, on y croise non pas des pièces, mais plutôt des situations urbaines. »
D’où l’extraordinaire vitalité de ce chantier qui mélange artistes occidentaux et orientaux, qui nous fait passer soudain d’une installation vidéo à un projet architectural, de Pékin à Hong-Kong, de la morose banlieue japonaise photographiée par Takashi Homma aux idéogrammes fous de Tsang Tsou-choi, vieux bonhomme de 76 ans qui ne cesse, dans la rue, sur le toit des immeubles ou les ponts d’autoroute, de calligraphier les espaces bétonnés de Hong-Kong. Tandis qu’au-dessus de nos têtes, dans un vacarme assourdissant, un mirador conçu par Wang Du diffuse comme de la propagande de la musique ou des séquences sonores enregistrées à la radio ou à la télévision.
La première sensation, éminemment physique, ressentie par le visiteur est donc celle du touriste occidental au moment de son arrivée dans une mégalopole asiatique : saturation d’objets, éclatement des centres, perte des repères, foisonnement des signes, juxtaposition des structures et ici des oeuvres, parfois jusqu’à la confusion. Loin d’être rectiligne et parfaitement balisé, le parcours de cette expo centrifuge est lui-même très aléatoire, volontiers labyrinthique, toujours déviant. Un immense chantier, un work in progress, une expo en mutation : montrée une première fois dans l’espace serré de la Sécession à Vienne, « Cities on the move 2 » prend dans le grand espace du capc de Bordeaux la dimension d’une ville ; bientôt elle ira à Bangkok et New York et offrira là-bas un visage encore différent. Cette métamorphose continue est évidemment une composante du projet et correspond à la réalité des villes asiatiques marquées par un développement incessant et renouvelé de leurs structures.
« Cities » n’est donc pas une expo d’art asiatique, elle prétend davantage interroger cet immense laboratoire urbain que sont devenus Pékin, Hong-Kong, Tokyo ou Taipei. Ainsi Fiona Meadows et Frédéric Nantois, les deux architectes français du groupe @rchimédia, déplorent l’absence en France d’un débat théorique sur l’urbanisme et l’architecture et sont allés trouver à Séoul ou Osaka, en Asie, un véritable observatoire : « L’Asie n’apporte pas réellement de nouveaux modèles architecturaux, disons plutôt qu’elle est un lieu qui permet de réévaluer ce que l’on fait en Occident en matière d’urbanisme. N’oublions pas que les immenses mégalopoles sont issues de l’architecture répétitive conçue d’abord en Occident. Par ailleurs, tout ce qui fonde en Europe le discours sur la ville comme l’idée de carte, de composition urbaine, de patrimoine urbain, et même l’idée d’une identité des villes, sont des notions qui n’ont plus cours dans la ville asiatique. Ce que l’on voit là-bas doit nous obliger à remettre en cause ce que l’on fait ici. » Commençant dans la rue avec la circulation des tuk tuk ou la prolifération de tuyaux qui entrent et sortent du capc, « Cities on the move 2 » pose aussi la question des frontières, celles des expositions souvent recluses dans l’espace du musée mais contredites ici par une intention de se diffuser dans le tissu urbain de Bordeaux. Mais celles aussi du public et du privé, à l’image de la chambre-ville composée par David D’Heilly et Kayoto Ota, espace à la fois intime et ouvert où l’on trouve pêle-mêle une soupe sur le feu, des sandales posées sur le seuil et des plots de chantier laissés là par des ouvriers.
Loin de se livrer à une totale jubilation, nombre d’artistes adoptent un regard nettement critique sur cette nouvelle jungle des villes : les prostituées blondes et pulpeuses que Wang Du a installées un peu partout font ainsi retour vers un Occident qui ne voit dans l’Asie qu’un immense supermarché sexuel. Tandis que Takashi Homma photographie la morosité des banlieues nippones, que Zheng Guogu enregistre la violence de la jeune Chinoise dans une forme qui n’est pas sans rappeler le nouveau cinéma asiatique. On assiste également au changement radical de la société asiatique, à la profonde remise en cause des traditions. Parmi les projets architecturaux montrés au capc, celui de Toyo Ito s’avère particulièrement révélateur : une simple maison de retraite, plutôt sereine, déjà assoupie, posée au bord de la mer. De cette manière, l’architecte japonais enregistre une nouvelle situation qui tourne le dos au culte ancestral rendu aux personnes âgées, ordinairement vénérées, assumées, prises en charge par les aînés. Tentant de leur accorder un dernier lieu, Toyo Ito concilie tant que faire se peut la tradition et les réalités nouvelles de l’Asie industrielle.
Derrière ses airs vivifiants, ses avant-goûts exotiques, « Cities on the move 2 » est donc aussi l’occasion d’examiner la manière dont l’Occident exporte ses propres modèles sociaux, culturels, architecturaux. Il y a dans cette expo un formidable effet boomerang : de même que l’architecte Rem Koolhaas conçoit ironiquement Berlin comme une ville chinoise (!), en chantier permanent, et ce malgré les efforts disciplinaires de toute la nation allemande, de même il faut savoir regarder dans l’Asie tout ce qui vient de nous et nous attend.
Jean-Max Colard
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}