Une orgie musicale sous hauts fantasmes américains : il est temps de réévaluer Exile on Main Street des Rolling Stones, fastueusement réédité.
« Nous sommes descendus du bus dans Main Street… Brique rouge, crasse, mecs en maraude, tramways qui grincent dans l’aube sans espoir, odeur putassière de la grande ville. Et tout d’un coup, j’ai disjoncté…” : en 1972, quinze ans après le pétage de plombs de Kerouac dans Sur la route, une virée des Rolling Stones dans les mêmes bas-fonds de Los Angeles justifie, photos de freaks à l’appui, le titre de leur nouvel album, Exile on Main Street – et, “aube froide et grise” (Shine a Light) aidant, fait disjoncter les fans.
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A Detroit, Lester Bangs a l’estomac retourné par ce “gruau bourré de clichés”, ces chansons tellement régressives, dépressives et déboussolées qu’elles ont rendu malade son électrophone. De l’autre côté de l’Atlantique, le New Musical Express met ses lecteurs au défi de déchiffrer les paroles du single Tumblin’ Dice. Si Sticky Fingers était l’album à la braguette magique, les Stones d’Exile on Main Street semblent en pleine panne des sens – la langue, ils la tirent encore, mais d’épuisement.
Le refrain de la chanson d’ouverture, Rocks off, donne d’ailleurs la clef de ce qui, en mai 1972, sonne comme un album de reprises mal fagotées : “Je n’arrive plus à jouir que lorsque je rêve”, se lamente Jagger. Exile on Main Street offre effectivement une recension des pollutions nocturnes et rêves humides des Stones provoqués par les musiques afro-américaines.
Selon Keith Richards, le riff de Satisfaction lui serait venu lors d’une apparition, en 1965, de Martha & The Vandellas dans un motel de Floride ; à Villefranche-sur- Mer, où s’ébauche Exile on Main Street, une foule de fantômes (Robert Johnson, Hank Williams, Otis Redding) et d’idoles de toujours (Chuck Berry et Little Richard) font la bringue dans la caboche du guitariste – et dans la villa Nellcote où, fuyant le fisc britannique, lui et sa tribu ont emporté leurs pénates.
Comme le laissait entendre son titre de travail, Tropical Disease, Exile on Main Street mêle le cagnard de la Côte d’Azur et les brumes électriques de Louisiane, invite sous les palmiers les fièvres des marais, met un alligator dans la guitare de Keith et un crotale dans les pattes d’eph de Mick. D’où des chansons aussi venimeuses que somnambules qui titubent, transpirent à grosses gouttes et dépitent les fans, déconcertés par la disparition de l’insolente maîtrise à laquelle les Stones devaient leur statut de divinités décadentes du rock’n’roll.
Non que la décadence soit absente d’Exile on Main Street. Comme les témoignages de l’époque, qui pullulent de dealers et d’adultères (et font la part belle, en la personne de la compagne de Keith, Anita Pallenberg, à la plus vénéneuse des sorcières en bikini), ses quatre faces regorgent de dope (“Sweet Virginia” planque du speed dans ses chaussures), de filles à l’esprit très ouvert (la “Butter Queen” de Rip This Joint est une groupie inséparable de sa motte de beurre) et, avec Turd on the Run (“L’Etron qui se carapate”), de provoc proto-punk.
Mais pour leur premier album post-Altamont (bien que sorties en 1971, les chansons phare de Sticky Fingers avaient été lustrées en Alabama, quelques jours avant le festival durant lequel, en décembre 1969, les Hell’s Angels jouèrent du couteau), le satanisme de pacotille est balayé au profit d’une spiritualité inédite : fréquentant le tabernacle autant que le bordel, Exile on Main Street offre des chansons gospel (Let It Loose, Shine a Light et Sweet Black Angel, inspirée par l’activiste noire Angela Davis), absolus monuments de ferveur.
Une ferveur lascive toutefois – fort peu presbytérienne, l’Eglise des Stones est celle des Staple Singers, du révérend Solomon Burke et des prêches orgasmiques, qui fouettent les sens (“J’ai besoin d’un fix de salut…”, braille Jagger dans All down the Line) autant que l’âme. Et de l’âme, Mick n’en a jamais eu autant besoin : héritant des canevas de chansons hallucinés par Keith et sa clique de junkies (Gram Parsons ne survivra guère à son séjour à Nellcote), il laisse sa voix danser sur ces riffs biseautés et ces boogies mabouls, invente une chorégraphie verbale où le cut-up à la Burroughs en découd avec les dialectes des juke-joints (Ventilator Blues, Soul Survivor) et des honky tonks (Sweet Virginia, Torn and Frayed).
Jamais les rythmes du terroir n’avaient exulté d’aussi jouissive manière, ni chez Creedence (trop puritains) ni chez les Stooges (trop autodestructeurs) : shootées au jazz (Dr. John se pointe au piano), au rockabilly (Bobby Keyes a joué avec Buddy Holly), au blues et au hillbilly, des chansons aux yeux creusés par l’épuisement et au foie ruiné par le bourbon dessinent une Amérique inconnue des autochtones. Et font d’Exile on Main Street un inépuisable album continent, dont, quatre décennies plus tard, Jon Spencer, Jack White et Bobby Gillespie n’ont pas fini de vénérer les ruines, briquer les trésors et chevaucher les tornades.
DIX INEDITS :
Après quarante ans d’embargo sur leurs archives, les Stones enrichissent enfin la réédition d’Exile on Main Street de dix titres inédits, datant des années 68-72. Mais collent sur sept d’entre eux la voix du Jagger 2010. Longtemps confinées aux bootlegs, ces ébauches en noir et blanc prennent des couleurs : gumbo de la Nouvelle-Orléans (Pass the Wine), version primitive de Tumblin’ Dice (Good Time Women, avec le chant virevoltant de 1972) et révélation de l’influence de ces sessions fantômes, Aladdin Story ayant été copié, à la note près, sur les Contino Sessions de Death In Vegas. Le meilleur album des Stones depuis Tatoo You.
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