Chaque année, la bouillonnante cité de Clermont-Ferrand devient la plaque tournante du rock européen avec Europavox : un festival où viennent se produire nouvelles pousses de Lettonie comme valeurs très sûres d’Angleterre. Troisième et dernier épisode de notre reportage.
En plein soleil, on retrouve Peter Hook, le bassiste viking de Joy Division, torse nu et en pleine forme, en début d’après-midi. Il est à Clermont-Ferrand pour un concert unique en France : une relecture intégrale, avec un jeune groupe, du premier album de Joy Division, Unknown Pleasures, à l’occasion du trentième anniversaire du suicide de son chanteur Ian Curtis. Il a beau avoir rodé ce concert quelques jours auparavant dans sa propre salle, The Factory, à Manchester, ce retour brutal en arrière le laisse tremblant, bouleversé.
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Il en a les larmes aux yeux et des “fucking hell” incrédules plein la bouche.
Longtemps, pourtant, Peter Hook avait refusé de regarder en face la mort de son chanteur, refusant souvent de parler en profondeur de Joy Division : pour accepeter très tardivement ce deuil, il aura fallu les entretiens bouleversant du réalisateur anglais Grant Gee. Son film Joy Division était d’ailleurs projeté dans un très beau cinéma Bauhaus du centre-ville, histoire d’appuyer un peu plus l’hommage.
[attachment id=298]Sa ville natale de Salford, banlieue morne de Manchester, étant jumelée avec Clermont Ferrand depuis plus de quarante ans, ce concert – et les honneurs à venir – signifient nettement plus pour lui qu’une simple date, même unique, en France. “Quand j’étais mioche, nous dit-il, il y avait sans arrêt des voyages de classe à Clermont-Ferrand. Mais mes parents étaient trop pauvres, j’étais un des seuls qui n’y allait jamais. Les autres me racontaient le voyage, les filles, les montagnes, ça me rendait très triste.”
Il tient aujourd’hui une savoureuse revanche sociale : il va recevoir, sur la petite place de Salford, et de la main du maire de la ville, la médaille de Clermont Ferrand gravée à son nom. N’importe quel musicien du Nord anglais – où on dissimule volontiers ses émotions en sarcasme et ses larmes en rire défiant – prendrait ce genre de cérémonie à la légère, voire à l’ironie. Pas Peter Hook : il est très ému, peut-être plus encore que si la Reine lui remettait un caniche ou un titre de noblesse. “A mon âge, c’est tout ce que je n’ai pas encore vécu : les honneurs.”
Pour l’occasion, il est venu accompagné de son fils, qui joue également sur scène avec lui.
L’un et l’autre portent la fierté à pleins sourires, se prennent en photos triomphales devant le bar Le Salford. Une sono improvisée bastonne Disorder de Joy Division et effectivement, c’est le grand désordre des signes et des certitudes quand on entend le maire de Clermont Ferrand (photo) se lancer dans un vibrant et solennel hommage à la carrière “de ce jeune musicien de Salford”. Hook se marre : “à part ma mère, personne ne pense aujourd’hui que je suis jeune”. Le maire continue : “Je suis impressionné par votre stature de musicien, pour ce que vous avez fait avec Joy Division et New Order”.
Il se gargarise ensuite du récent titre de “capitale rock de France” décerné (on avait voté pour) à Clermont-Ferrand, offrant à Hook le titre et la médaille de citoyen d’honneur. Hook n’en perd pas sa gouaille : “Rien que pour avoir vécu trente ans dans un trou comme Salford, je méritais une médaille. C’est un des moments les plus surréalistes de ma vie, qui en collectionne pourtant un paquet.” Alcoolique totalement réformé grâce à une cure salvatrice, il refuse au maire une coupe de champagne. “Si je la bois, votre ville pourrait s’en souvenir.”
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Plus tard, on le retrouve à la salle : il a emporté avec lui, pour faire plus couleurs locales, quelques décorations rappelant “son” club historique de Manchester, l’Haçienda. L’entrée sur scène est emphatique : il a soigné la mise en scène de ce retour étrange. Il est là, officiellement, pour rejouer à l’identique Unknown Pleasures mais, peu soucieux du protocole, commence le concert comme s’il en assurait la première partie avec un groupe punk : des morceaux remontant à la préhistoire de Joy Division – Leaders Of men, At A Later Date, Warsaw… – sont ainsi violemment exhumés, éructés par un Hook qui rappelle ici qu’il était la caution belliqueuse, animale, menaçante du groupe.
Il suffit de le voir brailler, poing levé, ces chansons mal dégrossies, mal élevées, urgentes et affolées pour se dire que décidément, du punk, on ne s’évade pas. On attendait, dans la old school, une solennelle leçon d’histoire : c’est baston et combat de rue dans la cour de récré. “I need it” hurle-t-il sans fin sur un No Love Lost remontant à 1977 et effectivement, après des années pas glop de séparation et de santé menacée, on sent très bien à quel point cette libération physique, ce rush de testostérone est pour lui vital.
[attachment id=298]Son fils, qui a constamment peur de se faire engueuler par ce bassiste de combat que reste son père, joue lui aussi de la basse sur scène. Une basse pour les caverneuses et légendaires lignes tendues, l’autre pour les riffs belliqueux : il faut désormais deux Hook pour assurer cet impressionnant travail de sape.
Peter Hook, après une demi-heure, arrête le tir à l’arme lourde et exhibe fièrement sa médaille : le concert Unknown Pleasure peut commencer. Ce disque est un monument, toujours aussi fûmant, toxique, habité, dangereux : le futur, qui l’a souvent pillé, lui a donné raison. Dans un genre assez pauvre finalement en monstres sacrés – le rock anglais, moins riche que la pop anglaise – il est largement à la hauteur d’un London Calling. Il est donc particulièrement risqué, voire vain, de s’y frotter plus de trente ans après. Peter Hook le sait et ne tente pas la reconstitution historique : il ne possède pas la voix tremblante, la gestuelle déglinguée, le charisme effrayant de Ian Curtis. Par contre, il sait aussi ce que ces chansons lui doivent en urgence, en violence : c’est par cette face-là qu’il s’attaque à ce sommet. Pour ces chansons, il retouve ainsi ses lignes martiales, ses poses guerrières et porte sa basse tellement bas qu’on a l’impression qu’il a fait dedans. Tout est exécuté sommairement, brutalement, dans une noirceur ulcérée, en bon souvenir de ce chaos inouï pourtant vieux de trente ans.
Dans les premiers rangs, peu de femmes : beaucoup d’hommes qui, yeux mi-clos, se souviennent à quel point ces chansons ont été la BO du carnage, de la solitude et du mauvais sang. En un mot : l’adolescence.
Les versions, grandioses et triomphales, de Transmission puis Love Will Tear Us Apart en rappel, confirment le statut d’hymnes intimes de ces chansons écrites pourtant dans des entrepôts pourris par des hommes en guerre, désœuvrés et maladroits, poussés au front par une fougue dictatoriale.
[attachment id=298]Bien sûr, contrairement à Joy Division, on n’a pas peur : on connaît la fin, ce sera un happy ending. Du coup, il manque ici le danger, la confusion absolue que semaient sur leur passage les concerts de Joy Division. Mais Peter Hook est trop dedans, trop agité d’une rage qui se rappelle à lui avec perte et fracas pour qu’on puisse le taxer de cynisme : c’est peut-être le dernier tour d’honneur d’un homme que la génération de son fils pille sans vergogne, une manière de définitivement boucler l’épopée Joy Division. C’est sans doute le chant du cygne : raison de plus pour le hurler.
Pendant que certains essuient les larmes, on lit les SMS d’amis éparpillés dans d’autres salles du festival : visiblement le grand Richard Hawley et les Suédois de JJ ont donné des concerts somptueux. On rêve vraiment de revenir l’an prochain à Europavox avec un don d’ubiquité – cuité ou non.
Photos : Ondine Benetier
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