Racisme, misère, drogue et violence font l’essentiel de son travail de photojournaliste, sans nécessairement faire son bonheur. Engagé dans ses enquêtes comme dans ses publications, Eugene Richards devient le témoin obstiné d’une Amérique telle qu’elle n’aime pas se voir et qu’il montre dans le cadre des Rencontres internationales de la photographie d’Arles.
Je n’ai pas le contact facile, je n’ai pas le don de m’introduire chez les gens, jusqu’à leur chambre à coucher, jusqu’à les photographier en train de consommer de la drogue. Je dis tout de suite que je suis photographe et cela freine naturellement la confiance. Je me méfie de ce qui est facile. Les sujets sur la violence, la colère, la misère ou la faim sont chargés d’émotions mais il y a toujours le risque de tomber dans les clichés qui existent déjà, d’oublier que les gens qui sont en face de soi ont des sentiments, une fierté. Je m’efforce de les représenter tels que, d’après moi, ils voudraient qu’on les voie.
Je m’aperçois qu’en vieillissant, j’écris de plus en plus, je suis de moins en moins photographe. J’aime toujours la photographie, mais elle ne parvient pas à dire pleinement la vérité. C’est ce que j’ai ressenti avec mon livre Cocaine, publié à un moment où la question des drogues dures était mal connue du moins peu montrée. Mes images traitent de la consommation du crack, qui touche principalement les communautés noire et hispanique. On m’a reproché cette focalisation. On m’a accusé de descendre la communauté noire, on m’a traité de raciste. Il y a eu des menaces contre ma famille. Le problème tient à ce qu’en Amérique on n’accepte pas que vous parliez d’un milieu qui n’est pas le vôtre.
Les rédactions des journaux ont une idée préconçue des images qui doivent être prises. J’ai eu un problème avec Life au sujet d’un reportage sur un garçon de 17 ans et une fille de 15, qui avaient eu un enfant et faisaient un couple de parents magnifique. Le magazine avait changé le texte et ces jeunes étaient désignés comme des coupables. J’ai obtenu qu’on revoie le texte, mais le journal m’a mis sur la touche pendant deux ans. Maintenant, j’exige de lire ce qui sera publié avec mes photos, ne serait-ce que pour apporter un avis constructif. La vérité réclame de se battre et je ne crois pas que ça change un jour.
Pour moi, le livre le plus dur a été celui sur la cocaïne. Je l’ai offert à la femme qui se trouve sur la couverture (photo ci-dessus). Une femme de New York. Elle n’a pas du tout aimé le livre, elle a pleuré pendant plusieurs heures en le voyant. Mais l’a trouvé très vrai. Quand je montre aux gens les photos que j’ai faites d’eux, je m’attends toujours à me voir reprocher d’avoir donné d’eux une image fausse. Par chance, je n’ai pas eu à affronter cela pour ce livre, même si je n’aime pas tout ce qui s’y trouve.
J’ai conscience de la dimension dramatique de mon travail, de cet aspect difficile de la vie et je pense qu’il faut apporter une contrepartie. Je peux le même jour photographier un homicide et rentrer chez moi, retrouver ma femme et mon fils. Même si je n’y parviens pas toujours, j’essaie de montrer aussi ce qu’il y a de bon dans la vie. J’étais au Niger en mai dernier, j’ai vu des villages d’une pauvreté extrême, des gens profondément malades. Je me suis efforcé de montrer ce qu’ils avaient gardé de particulièrement vivant, la convivialité, et même le sens de l’humour, chez les femmes surtout. Les journalistes sont tenus de parler de la mort et du malheur, on ne leur donne pas les moyens de montrer la parcelle de bonheur parfois préservée dans une situation tragique.
Depuis que j’ai un enfant, que je le vois grandir, j’ai une vision moins pessimiste. En même temps, je sais que les choses ne font qu’empirer partout dans le monde. La souffrance, la pauvreté peuvent parfois dégager une réelle beauté. La première chose qu’on relève quand je montre mes photos du Niger, c’est la beauté. Le danger qui guette le photojournalisme est de succomber à l’esthétique, au point de masquer la réalité qui reste toujours tragique. Il y a un équilibre à trouver. Walker Evans a fait des images superbes et pourtant très documentaires.
Cocaine true, cocaine blue & Americans we (Aperture, 1994). Distribué par Interart.
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Hervé Le Goff
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