Après l’euphorie contagieuse de la bonne blague Superdiscount, le patron Etienne de Crécy est devenu fou : alors que la house-Prozac aurait pu faire de lui un rentier, il a préféré fermer boutiqueet ouvrir Tempovision, élevage de papillons noirs. Intimiste et moelleuse, indistincte et mélancolique, sa soul envisage le futur depuis le canapé du salon.
Je fais de la mouse-music », s’amusait récemment Etienne de Crécy face à un journaliste anglais venu rencontrer, en chair et en os, l’inventeur de la branche française et assez autonome de la house-music aux temps bénis de Motorbass. Une façon de signifier qu’ici l’ordinateur et sa souris avaient sauvé les ambitions musicales d’un piètre bassiste.
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Pourtant, house-music (musique-maison, traduction littérale et tricheuse) va très bien à Tempovision, nouvel album finalement nettement plus destiné aux salons (bourgeois-bohèmes, en option) qu’aux dance-floors. Pour peu que vous ayez envie de repeindre vos salons en ocre foncé, la couleur officielle de la mélancolie. Car rattrapé par un spleen qui alimenta ses jeunes années (« Beaucoup plus l’influence sombre de Stevie Wonder que de la new-wave »), Tempovision est constamment sous perfusion du mauvais sang.
Terriblement nostalgique et mélancolique, cette musique ne s’adresse aux pieds qu’après avoir demandé son avis au cerveau alors que le précédent Superdiscount, aux manières nettement plus hédonistes, méprisait royalement cette politesse ancienne. Comme si, regardant le dance-floor avec de plus en plus de distance (pas de haut, mais de loin), de Crécy voyait la house toute floue. De Prix choc à Out of my hands, sa petite tristesse confortable et son effet immédiat l’apathie béate sont devenus au fil des ans le sceau de Crécy. « J’ai toujours aimé la nostalgie dans la musique. Ça se retrouve dans mes choix de samples, dans l’attention que je porte, en studio, aux accords mineurs. »
Le studio… Un calvaire pour certains, un refuge loin du monde agité des hommes pour d’autres. « Un bureau », pour de Crécy, qui s’y rend à horaires fixes, jamais le week-end et surtout pas pendant les heures de maison où il ne garde ni instruments ni même vinyles ou platine-disques. Mais il a beau ne pas avoir les outils de travail sous la main, la moindre écoute réveille immédiatement le maniaque qui sommeille et dérouille ses instruments de dissection. « C’est mon côté scientifique, pragmatique : je démonte immédiatement les musiques que j’entends. J’en déchiffre les mécanismes, les influences… Ce qui me touche le plus, ce sont les mélodies, car c’est indémontable. Car ça, vraiment, je ne sais pas faire. C’est pour ça que je les sample. »
Se considérant résolument plus soundwriter que songwriter, Etienne de Crécy avoue là son grave complexe : celui de l’écriture. On cherchait ce complexe du côté du dessin, où de lourds antécédents familiaux auraient pu lui filer la pauvre honte (son frère est le dessinateur de BD Nicolas de Crécy, auteur de Léon La Came), mais non, c’est de la plume que de Crécy se sent handicapé. « Je suis incapable d’écrire quoi que ce soit. S’exprimer avec le terme adéquat, c’est pour moi l’intelligence suprême. Mais en ce moment, je préfère encore un texte idiot et une belle mélodie qu’un beau texte et une mélodie moche. » Voilà ce qui arrive quand, au lycée, on privilégie honteusement les sciences à la littérature.
Effectuons donc ici un petit cours de rattrapage, pour un flash-back dont Podalydès aurait fait une comédie automnale parfaite. Versailles, milieu des années 80, lycée Jules-Ferry. Une bande de copains forts en maths et gentiment branleurs forment deux groupes, parce que c’est dans la logique des choses quand on passe sa vie à écouter des disques, à s’échanger des cassettes et à rêver d’un futur fantasmé entre les lignes des magazines. Etienne de Crécy (basse), Mr Learn et Pierre-Michel Levallois (l’un des piliers du futur label Solid) forment Louba, parce que c’est le nom du clébard de De Crécy. Nicolas Godin (Air), Jean-Benoît Dunckel (Air), Xavier Jamaux (Ollano, Bang Bang) et Alex Gopher se la jouent dans Orange. Deux groupes dont la canonisation posthume consterne de Crécy. « C’est ridicule. Nous étions vraiment des losers. Nous n’étions jamais invités dans les soirées, voilà pourquoi nous nous sommes autant passionnés pour la musique. Mais entre Louba et Orange, il y avait une vraie émulation, qui continue aujourd’hui dans nos différents projets. »
Dans cette bande où il est une pièce rapportée de Marseille (« Je venais d’une ville où on fait la bise aux mecs et, à Versailles, on serrait la main aux filles. »), Etienne de Crécy reçoit les cours de musique, les informations, les disques mais propose peu d’idées ; ça restera une constante dans sa carrière : se laisser guider, entraîner. « C’est vrai que je n’apportais pas les nouveautés à la bande, je n’allais jamais, comme les autres, chez New Rose ou Danceteria, il y avait trop d’attitude pour moi dans ces magasins. Les autres étaient capables de citer le nom des guitaristes, des producteurs. J’étais limité dans les discussions. »
Il se laisse ainsi porter gentiment jusqu’au bac, refusant ensuite la filière promise maths sup pour attendre, sur un banc de fac, que la providence vienne le ramasser. Lui que ses études destinaient à devenir ingénieur entend alors pour la première fois un mot magique, qui combine sa passion et son bagage : « ingénieur du son ». Après un stage de deux mois au studio Campus, la providence, qui avait gardé le nom d’Etienne de Crécy sur un Post It, lui décroche un boulot de stagiaire dans le plus grand studio parisien, Plus XXX. Il abandonne alors, sans regret, l’idée de faire un jour sa musique. « On bossait seize heures par jour, il n’était plus question d’avoir du temps à moi. Mais je n’allais pas cracher dans la soupe : j’étais payé pour écouter de la musique toute la journée. C’était l’accomplissement : je travaillais dans la musique, dans la cour des grands, avec les gens qu’on voit à la télé. Je crânais. »
A 20 ans, de Crécy a l’impression de prendre un bain de champagne. Mais la douche froide n’est pas loin. « Je ne veux pas le citer, mais le premier artiste avec qui j’ai travaillé est un chanteur que j’avais vénéré quand j’étais ado. J’étais rien, une petite merde, mais quand on s’acharne de cette façon sur un stagiaire, ça prouve vraiment qu’on ne vaut rien. Je ne me suis plus jamais attendu à aimer les gens dont j’aimais la musique. » Seconde douche glacée : lui qui a appris la musique autant dans les magazines que dans les disques et qui place les rock-critics sur un pied d’égalité avec les musiciens s’aperçoit que non seulement les musiciens sont des odieux, mais les journalistes des paresseux. Nous, paresseux ? Oui. « Ça a été une déception terrible. Je pensais que les journalistes avaient un avis intransigeant, que tout le monde les craignait. Puis je me suis rendu compte qu’ils se contentaient de recopier la bio… J’ai très mal vécu cette prise de conscience, j’avais mis la presse sur un piédestal. »
Heureusement pour de Crécy, dont le monde fantasmé de la musique s’écroule au rythme de ces déceptions, le studio Plus XXX offre une salutaire sortie de secours : les musiciens de rock et leurs journalistes affiliés ont beau être complices d’un des plus grands crimes jamais commis contre les rêves adolescents, ça n’empêche pas la musique de rester une obsession. Car elle a changé de look : elle porte désormais une doudoune et pose les bras croisés, l’attitude mauvaise. Philippe Zdar, jeune ingénieur maison, vient en effet de lui faire découvrir le hip-hop et, du coup, de Crécy ne regarde même plus le rock, cocu grave de cette rencontre. « Soudain, j’ai coupé les ponts, j’ai écouté du jazz, du funk et du hip-hop contre le rock. Je ne trouvais plus la moindre énergie positive dans le rock, qui était en fin de course. Au même moment, je découvrais Sly Stone, Curtis Mayfield il n’y avait pas photo. C’est la techno qui, plus tard, m’a permis de renouer avec mes racines new-wave. »
Une fois encore, de Crécy se laisse entraîner, victime consentante de sa paresse, vers d’autres lieux de perdition. A la recherche de drogues, lui et Zdar déboulent, au début des années 90, dans une péniche de Levallois, où on leur a fait miroiter quelques marchands d’ecsta. La musique, Goa-transe, et ses basses barbares prennent la bande à la gorge. A 10 h du matin, ils sont toujours sur le dance-floor, les doudounes et l’attitude hip-hop au vestiaire. En un seul tube, alors martelé jusqu’à ce que des centaines de poings implorent les cieux, de Crécy reçoit deux fois la lumière : un DJ peut, effectivement, sauver une vie. Surtout quand il enterre le rock avec cet hymne explicite : Elvis is dead. « Jusque-là, on était réfractaires. Pour nous, c’était techno = péquenaud. Mais la claque a été énorme, on s’est mis à écumer toutes les raves. Pour moi qui avais manqué le punk, j’avais enfin l’impression d’appartenir à un truc à nous, underground. On se croyait dans l’an 2000, dans la science-fiction, nous étions certains de balayer le reste. C’est ce que me disait Elvis is dead : « Dégagez toute cette vieille merde ! » On était super snobs, ce côté underground nous faisait tripper. Il y avait des types qui portaient des blousons « Music for people who know », « Musique pour les gens qui savent ». J’adorais ce côté connaisseur, on était « les professionnels ». En rigolant, on se disait qu’en l’an 2000 on entendrait cette musique dans les bals. Ça paraissait impensable et pourtant… »
C’est un autre ami, Alf (« le producteur officiel de la French touch », chambre Etienne) qui lui fait alors découvrir la PAO, poumtchak assisté par ordinateur. « Je lui ai demandé de me prêter, une nuit, son clavier, sa boîte à rythmes et son Atari. Je suis tombé sous le charme du logiciel Cubase. Avec la basse, je n’arrivais à rien tandis que là j’étais maître de tout. »
Puisque la passivité est une bonne conseillère, Etienne décide de rester sagement sur le siège du passager quand Zdar lui propose d’enregistrer un maxi sous le nom de Motorbass. Car Zdar, entre-temps, a pris de l’assurance : lui qui avait déjà sonné le réveil de la révolution française avec le séminal maxi de La Funk Mob vient de produire les premières chansons de MC Solaar (assisté par de Crécy). Comme ils vivent alors dans le même appartement, c’est logiquement qu’ils commencent à partager le matériel, puis Motorbass, comme on tape à deux sur le même tube de dentifrice. Sur le premier maxi, chacun compose dans son coin surtout Zdar, Etienne ne fournissant qu’un titre, en dilettante.
« C’est lui qui a toujours donné l’impulsion, lui qui a été le directeur artistique », confirme de Crécy. Ce n’est qu’avec le premier album du duo, l’inépuisable et fiévreux Pansoul de 1996, que la collaboration devient réelle, charnelle. Les Daft Punk ont dit de ce premier album de Motorbass qu’il les avait mis en selle avant de retourner la politesse en entraînant dans leur sillage la famille Solid, Superdiscount en tête, vers la reconnaissance mondiale.
« Pour en arriver là, nous avons dû mettre de l’eau dans notre vin, affirme de Crécy, sérieux. Le vin était trop fort et j’avais envie de proposer une musique moins serrée, qui prenne plus l’air. C’est ainsi qu’est née l’idée de Superdiscount : un album frais, normal. Je cherchais à me moquer du sérieux et de l’intégrisme dans lequel était alors tombée la musique électronique, avec ces DJ qui parlaient d’éduquer les gens, ces pochettes martiales… L’underground a cru que je me moquais de la grosse industrie musicale, alors que c’était dirigé contre l’underground. Le terme « superdiscount » était celui qui collait le moins avec les noms de l’époque, tout était « tribal », « urban », « underground »… La plaisanterie nous a totalement échappé. »
Avec ce fameux Superdiscount, Etienne de Crécy bombarde alors le dance-floor de gaz hilarant. Plaisanterie devenue mythe au rythme de ses récompenses et rejetons (la branche armée de Vocoder de la French touch), cette double compilation (où frétillaient également les copains d’adolescence Air ou Gopher) constitue désormais les Tables de la loi d’un super-disco, à la fois nonchalant et irrémédiablement efficace, emportant dans son euphorie les petits murets qui séparaient encore les plantes nobles (Sly Stone, Lil Louis) des mauvaises herbes (Rah Band, Jean Knight), la joie et le spleen. Une béatification qui sidère encore de Crécy. « Dans le monde entier, il n’y a pas eu une seule mauvaise critique : c’est forcément inquiétant. »
On le sent en lui parlant : ces béatifications sans conditions ont ébranlé le sensible de Crécy, certain de vivre au milieu d’un quiproquo, parfois même à la limite de l’imposture. De cette humilité institutionnalisée en torture (il faut voir le supplice que représente pour lui une séance photo) est sans doute venue la difficulté d’enregistrer Tempovision, à la sérénité particulièrement trompeuse. Du coup, on finit même par se demander si le monde idéal, selon de Crécy, ne serait pas le retrait total : ne plus apparaître, se fondre derrière la table de mixage, sculpter la matière des autres plutôt que de chercher en soi des ressources forcément épuisables. »J’aime beaucoup les chansons et je suis arrivé à un stade où les morceaux instrumentaux ne me satisfont plus. J’ai besoin de vraies mélodies, j’ai besoin de chanteurs. »
Pas un hasard si, à 32 ans, de Crécy propose là son premier disque sous son nom et avec chanteuse authentique. Car ce disque, c’est vraiment lui : une technique approximative (on se fiche royalement de tous ces Joe Satriani du groove, de leurs samplers sans reproches), une naïveté salvatrice (des grooves à la franchise rare), une nonchalance transmissible à l’homme et un don supérieur pour l’ambiance aigre-douce, pour la joie contrariée. « Je suis content que mon disque paraisse nonchalant, que l’on ne sente pas toutes les hésitations qu’il y a eu en cours d’enregistrement. Alors que la maniaquerie n’avait jamais été mon truc, je me suis fait avoir par les doutes et le besoin de production sur cet album. Le premier morceau a été Out of my hands, avec un sample d’Esther Phillips. Comme ce titre était ma première véritable chanson, il a conditionné tout le reste, ça m’a interdit plein de trucs : la barre était haute. »
Pas un hasard non plus si les premiers mots de Tempovision, susurrés suavement, sont « relax, relax »… Une authentique déclaration de foi qui prélude au traitement réservé aux clients de cet établissement : il sera ici, contrairement à Superdiscount, plus question de massages que de messages publicitaires. De la « musique pour gens qui savent » à la « musique pour gens suaves », le progrès est immense.
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Tempovision (Solid/V2).
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