Quand des rappeurs marocains s’allient à des Français, ça donne un album surpuissant, que vous vous prendrez en pleine face en avril prochain. À l’occasion de la sortie du premier clip de ce disque, on s’est entretenu avec ces acteurs : Shobee, son petit frère Madd, et le rappeur digital Laylow. Le moment parfait pour discuter de l’état du rap au Maroc, de l’arrivée de la trap, et d’en savoir plus sur ceux qui y contribuent.
“Le rap est définitivement devant”, il ne cesse, même, de s’imposer comme un vecteur de transmission, de partage et de liberté. Ces sentiments idéalisés, aux contours idylliques, semblent pourtant bien réels lorsque toutes les voix des protagonistes d’un projet commun résonnent comme une, pour en appuyer la véracité. Guidés par cet amour du rap et de ce qu’il entraîne, des MCs et producteurs français et marocains se sont unis pour confectionner ensemble un album de 12 titres, où sur chaque piste s’opère le mélange des cultures. Money Call (dont la prod’ porte la signature d’Eazy Dew), est le tout premier extrait clippé du projet. Il se regarde ci-dessous :
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Alors qu’en France cette scène et ses hybridations obtiennent tout juste un statut plus noble (comprendre : que l’industrie la considère enfin), symbolisé par le récent triple triomphe d’Orelsan aux Victoires de la Musique, de l’autre côté de la méditerranée, au Maroc, le mouvement commence aussi à prendre racines dans le paysage musical. Grâce à la trap et au sacre de l’Internet, les artistes se multiplient et les millions (de vues) pleuvent. Mais pour que le rap en arrive là, il aura fallu du temps et de l’implication à ses acteurs.
Trois générations de rappeurs
Shobee, l’un des membres du groupe précurseur Shayfeen (fondé en 2006), fait partie de la deuxième salve de rappeurs marocains. Cette génération “tampon” qui se sera écartée des pionniers et de leur style “à l’ancienne” ; qui aura préparé le terrain pour la suivante, totalement décomplexée et affranchie des codes. Quand on lui parle de l’essor de la trap au Maroc, Shobee se souvient :
“Ça a commencé en 2012 ici. Pourtant, à cette époque c’est le rap underground dans un style plus west coast qui dominait. Enfin, on sentait bien que c’était le début de la fin du truc (rires). Nous, on kiffait des mecs comme Lex Luger et compagnie. Ça nous a grave influencés ! On a juste laissé cette précédente vague s’échouer, et avec des producteurs et des potes, on s’est lancé à fond dans la trap. On voulait vraiment sortir de ce rap très lyrique, on avait déjà fait nos preuves avant.”
En évoquant ses souvenirs, l’homme de 26 ans laisse paraître une certaine fierté : “Quand on a commencé avec la trap, on trouvait plus de plaisir et plus de liberté artistique. La génération qui a suivi, celle des types qui ont commencé en 2016, par là, s’est engouffrée dedans avec la même envie. C’est à ce moment-là que la force du mouvement et de la nouvelle scène s’est fait sentir”. Pour que leur musique puisse se diffuser plus amplement, ces rappeurs ont pu s’appuyer sur des structures indépendantes, des collectifs fraichement en place, dans un pays où “il n’y a pas d’industrie”. Shayfeen en est bien sûr l’un des artisans.
Le mouvement trap gonfle, s’organise et se diversifie
Début 2015, le groupe officialise la naissance du collectif Wa Drari Squad, une petite équipe de cinq, six producteurs – dont West, Yo Acel (Wach Kayn Maydar), Xcep (BZZAF) -, et de quelques rimeurs (comme Madd, le petit frère de Shobee) triés sur le volet, et désireux d’amener “une nouvelle touche”. Un modèle inspirant qui s’est dupliqué au gré du pays en l’espace d’une année. Mais ce qui rend par-dessus tout le rappeur heureux, c’est le changement de mentalité qui a accompagné ce vent nouveau :
“Au début c’était vraiment chacun pour soi, mais ça s’est transformé. Maintenant on est dans un délire : la force dans l’union. On veut se diversifier, avoir plusieurs producteurs et donc plusieurs styles de rap, faire grossir les équipes… Aujourd’hui les artistes veulent collaborer à fond et s’internationaliser aussi ! Les gens s’ouvrent davantage, à l’image de l’album quoi. Les gars du Maroc sont plus demandés, soit en prod’, soit en feat. Ça fait vraiment plaisir, vu ce qu’on a donné pour ça. On se dit que d’un côté on a réussi, car on voulait vraiment changer la donne et être capable d’exporter cette musique.”
Cette réussite, les rimeurs la répandent dans leurs textes, en plus d’y raconter leur quotidien ; par fierté de leur patrimoine culturel, ou de façon totalement spontanée, ils rappent en Darija – l’arabe dialectal marocain. Comme l’explique encore Shobee, les artistes ne seraient pas malins d’utiliser plume et verve pour disséminer des idées qui seraient critiquables au pays du couchant lointain :
“Dans nos lyrics, on n’a jamais poussé les lignes rouges du Maroc. Ici, tu dois être intelligent pour faire carrière dans la musique, déjà qu’il n’y a pas d’industrie… Tu dois savoir défendre tes idées, sans pour autant offusquer n’importe qui. Et il y a plusieurs choses : la religion, le système, la culture… Il suffit d’avoir une vision claire finalement. Notre objectif, c’était d’améliorer notre musique et de collaborer au max. Dès 2012, 2013, la langue n’était plus une barrière, ça se sentait ! C’est la vibe qui parle depuis un moment dans le rap ! Et c’est ça qu’on aimait dans cette musique. Particulièrement pour la trap, ou tout ce qui est cloud”
Le partage, la clef
Madd – petit frère de Shobee – est un kid de cette troisième vague de rappeurs marocains. Il s’affirme comme un fervent défenseur de cette néo tendance et compte bien disposer de toutes les possibilités artistiques qui s’offrent à lui. Instinctivement, c’est vers le chant, comme sur son tube 3310, que le prometteur MC s’est orienté : “La multiplicité du rap actuel au Maroc m’a aidé à me trouver musicalement. Ma génération est beaucoup plus mélodique que les autres, ce qui colle parfaitement avec les possibilités de la trap. Tout est flou maintenant, tu peux faire plein de choses. Après, tout est une question d’influences et de ta façon de voir ce milieu. Là-dessus, je suis d’accord avec mon frère.” Si ces artistes marocains sont dans cette optique d’ouverture et de partage, Laylow, un rimeur de l’Hexagone, est lui aussi du même avis.
Capté depuis Los Angeles où le rappeur de Toulouse prend du bon temps après la sortie de son projet Digitalova, nous avons discuté de ce fameux clip, Money Call, qui va lancer la promotion de l’album. Celui qui se décrit en se boyautant comme “action-men devant une caméra” nous a raconté les ficelles de ce tournage réalisé à Meknès par Ilyes Griyeb : “Là-bas il n’y a pas la mer et pas grand-chose à faire, c’est plus bre-som que Casa. Je kiffe ce genre de vibe. Pendant le clip, il y avait tout plein de gamins du coin qui étaient là, on était un peu l’animation du moment. L’un d’eux nous prêté sa moto pour des scènes et il était trop content ! Tous les jeunes étaient vraiment heureux en fait, ils nous ont bien accueillis ! C’est le genre de trucs auxquels j’ai repensé quand je suis rentré en France”.
La France en soutient
Plus que d’avoir fait passer du bon temps à de jeunes Marocains, et bien kiffé la résidence à Casablanca pour enregistrer le morceau, Laylow estime surtout que cet album collaboratif peut aider la scène locale à grossir, et les autres à s’ouvrir :
“J’ai l’impression que les Marocains nous écoutent beaucoup. Il y a une large communauté dans le monde qui peut être touchée par cette musique. D’abord celle des Marocains où de ceux qui ont des origines, ici en France par exemple. Si des initiatives comme ça peuvent créer des mélanges, de langues de tout… je suis chaud ! Ça diversifie le truc, tu découvres plein d’autres cultures, culture hip-hop comprise. Ça fait un moment que j’essaye de faire ça, de m’ouvrir à d’autres pays, avec leurs différences. Cet album, c’est une très bonne idée. Je suis chaud pour le faire avec d’autres trucs, pas juste l’Afrique ou quoi. C’est super cool et c’est différent des feats plus classiques franco-américains qu’on voit depuis longtemps, qui d’ailleurs ne marchent pas trop souvent. C’est plus original !”
La conclusion sera propriété de Shobbe, qui, fidèle à son discours, mettra une nouvelle fois cette notion de cohésion sur un piédestal : “Si tu réécoutes notre mixtape [ndlr : L’énergie] , on a toujours été dans ce délire d’expérimentation et de partage. Il se passe des choses auxquels tu ne t’attends pas du tout quand tu collabores, et c’est ça la beauté de la musique. On veut aussi faire du beau artistique, donner une bonne image de ce qui se passe ici. Avoir une musique qui est capable de discuter avec d’autres musiques ailleurs. Même sans industrie, la reconnaissance qu’on a maintenant c’est quelque chose, et ça mérite d’être vu par d’autres gens. C’est un vecteur d’espoir pour d’autres pays qui n’ont rien. C’est un grand espoir. ”
La sortie de l’album est prévue pour fin avril 2018. Une release party sera organisée à La Bellevilloise le 25 avril. Les rappeurs de Shayfeen, Madd et Toto assureront le show, et il s’agira là de leur première date à l’étranger.
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