Le metteur en son. Electron libre de la scène jazz européenne, le tromboniste Yves Robert signe avec Eté un véritable court métrage sonore, ludique, virtuose et parfaitement jubilatoire. Chez Yves Robert, il y a un côté définitivement énigmatique et insaisissable, quelque chose d’un peu intimidant même, dans cette attitude résolument distanciée vis-à-vis des modes et […]
Le metteur en son. Electron libre de la scène jazz européenne, le tromboniste Yves Robert signe avec Eté un véritable court métrage sonore, ludique, virtuose et parfaitement jubilatoire.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
Chez Yves Robert, il y a un côté définitivement énigmatique et insaisissable, quelque chose d’un peu intimidant même, dans cette attitude résolument distanciée vis-à-vis des modes et autres courants plus ou moins constitués/institués du moment et la nonchalance désinvolte avec laquelle il les emprunte pourtant à l’occasion, jouant son excentricité moins dans une exploration forcenée des marges et des « avant-gardes » que dans une très maîtrisée traversée libre des genres et des styles ; il pioche alentour et tous azimuts (musiques savantes, improvisation libre, cinéma, arts plastiques…), en une attitude éminemment postmoderne, de quoi fonder un univers affranchi de tout présupposé esthétique, de plus en plus personnel et, partant, parfaitement « insituable ». « On vit aujourd’hui dans un monde très « ouvert » avec un accès direct à des tas de connaissances à partir de quoi se choisir ses influences et construire son univers personnel. On peut décider de fonder sa pratique sur la musique baroque par exemple, et de croiser ça avec l’improvisation libre ou les dernières avancées de la techno. Rien ne nous en empêche. Tout est permis à ce niveau. On peut piocher dans chaque genre les éléments qui nous conviennent et rejeter le reste c’est ainsi qu’on se constitue une personnalité autant par ce qu’on incorpore que par ce qu’on tient à distance de soi. Pour ma part, je viens du jazz, même si dans ma pratique je ne me suis jamais senti très proche du blues, qui reste pourtant une sorte d’idiome de base. Je pense qu’on est ainsi, assez nombreux parmi les musiciens de ma génération, à s’être non pas construits contre, mais en grande partie en dehors du blues, à s’en être libérés en quelque sorte… Et c’est peut-être finalement la grande différence entre ceux qui continuent aujourd’hui de se revendiquer directement du jazz et nous qui nous reconnaissons dans une musique improvisée plus éclatée dans ses références et ses influences. »
A 40 ans, après des années d’aventure musicale aux quatre coins de la jazzosphère, depuis ses premières armes dans le prolongement de la free-music au tournant des années 80 jusqu’à sa participation active aux univers de Portal, Sclavis, Lubat, Ducret, etc., Yves Robert semble bien avoir trouvé avec son dernier disque, Eté, authentique petit chef-d’œuvre d’intelligence formelle et de musicalité spontanée, la synthèse idéale entre l’exigence d’authenticité et d’engagement émotionnel que requiert l’improvisation véritable dont il se réclame et la sophistication toujours plus affirmée d’une écriture à la fois rigoureuse et ludique.
Cette originalité foncière, Yves Robert la fonde principalement sur une vraie réflexion sur la relation écriture/improvisation. Partant de sa propre expérience au sein de la free-music européenne, et au risque de l’excommunication, sa musique joyeusement « impure » ne cesse, comme en négatif, d’en interroger les fondements théoriques et de les transgresser, en ne se refusant aucune hérésie. « J’ai longtemps considéré le monde de l’improvisation libre, dans ses principes et ses fonctionnements, comme un univers idéal où chaque individu était confronté à soi-même dans une intensification de l’instant présent. Finalement, je me suis aperçu que parmi les improvisateurs il y avait autant d’ego et de relations de pouvoir que partout ailleurs. De plus, le mythe du geste libre ne tient pas. L’improvisation repose sur une pratique instrumentale qui génère des habitudes, tout un vocabulaire qui n’est pas si varié que ça. Il y a l’histoire de l’instrument, ses contraintes techniques, qui induisent des façons de jouer. Le nier participe d’un côté rebelle un peu adolescent dans sa rigidité. Pourtant, ma musique, dans sa relation aux effets sonores, au bruit, aux tensions, relève en partie de cette esthétique. Il y a là quelque chose d’essentiel qui se joue. L’intense concentration que nécessite le geste de l’improvisateur continue de me fasciner. Faire de la musique en situation, en étant concentré sur ce qui se passe autour, en restant attentif à ce qui vient de se dérouler, est un processus pour moi extrêmement excitant et productif. »
C’est finalement dans sa relation à l’écrit, dans sa façon de lier l’improvisation à un souci constant de la forme, que Robert détonne et prend définitivement la tangente : « Il y a mille et une façons d’improviser, j’ai décidé de ne m’en refuser aucune : pour moi, interpréter une mélodie écrite, la « surinterpréter » même, se tromper et développer cette erreur, tout ça relève du geste improvisé. Je refuse le conflit idéologique qui voudrait qu’il y ait le monde de l’écrit contre le monde de l’improvisé. Il y a des ponts constants entre les deux pratiques. La relation entre le prévu sur le papier et le moment vécu où cette information est échangée en situation, dans la réalité, j’y vois même là l’essence de la vie actuelle. Ne pas m’interdire cette relation très féconde entre écriture et improvisation m’a fait gagner en liberté et en sensualité. »
De ce point de vue, Eté, dans sa prise en compte globale de la forme, s’inscrit sans ambiguïté dans le prolongement logique des deux précédents disques du tromboniste, Tout court et Tout de suite, authentiques laboratoires formels mettant en branle d’infernales petites machineries sonores, explorant avec virtuosité les vertus de la concision et de la vitesse, dans la lignée de l’avant-garde new-yorkaise : « La forme a toujours été une de mes grandes préoccupations, et John Zorn, avec sa façon très organisée de penser ses improvisations, demeure aujourd’hui encore un modèle. Cette façon de zapper à l’intérieur de l’impro notamment m’a beaucoup influencé j’ai moi-même travaillé comme ça sur les formes brèves en essayant un temps d’adapter ce zapping à ma musique. Finalement, il y a plus de fluidité, plus de lié dans ce que je fais, moins de collisions. J’aime travailler les passages, les juxtapositions : comme quand tu discutes avec quelqu’un et qu’en même temps une idée apparemment totalement étrangère s’installe dans ta tête et se développe indépendamment de ce qui s’échange, jusqu’au moment où elle arrive à être exprimée dans la conversation. J’aime ce processus. Le souvenir, la relation au temps : là est la clé de tout. Des situations passées aux développements présents, aux annonces à venir : tout mon travail musical est basé sur ces tensions, sur cette prise en compte des différentes temporalités qui s’entremêlent. »
C’est très précisément dans son rapport au temps qu’Yves Robert innove aujourd’hui, concevant dorénavant sa musique moins comme une collection d’objets sonores individuels que comme l’espace d’une dramaturgie : « A une époque, j’avais recours très systématiquement à la concision avec le souci que les choses ne soient pas délayées pour que l’attention ne retombe pas. Je jouais sur la concentration, la griserie de la vitesse. Maintenant, je pense que le développement c’est important, qu’il y a des vertus dans le ressassement ou la répétition, voire dans l’ennui. Alors je navigue entre concision et lenteur, répétition et développement de façon beaucoup plus fluide. Je pense maintenant qu’il y a des moments où la tension doit retomber, comme dans la vie. Eté, je l’ai conçu dans cette logique, comme un parcours sur une journée avec différentes situations qui induisent différents types d’intensité et de dynamique entre les morceaux. Un disque, c’est ça, un petit voyage émotionnel, avec ses temps forts et ses temps faibles, ses coups de théâtre et ses moments d’introspection. Je suis de plus en plus attentif à ça. »
Du coup, Eté, dans son rapport au temps, dans sa façon d’agencer les morceaux comme autant de séquences, dans son art du montage, à l’intérieur du plan pour ainsi dire, avec toutes ces petites mélodies imbriquées qui créent de la profondeur de champ, mais aussi d’un plan à l’autre, avec sa science du déroulement, fonctionne très précisément comme un petit film sonore, ludique et expérimental : « Le temps musical est très proche de celui du cinéma parce qu’il y a un déroulement en temps réel, qui induit un certain sens du récit, ouvre à l’idée d’aventure. Aujourd’hui, mon rapport au son est de plus en plus lié à l’image, un peu sur le modèle de la musique de film, mais sans le diktat d’une image préalable à illustrer. Je ne cherche pas à ce que ma musique donne à voir une scène mais à ce qu’elle ouvre à la sensation à travers une mise en scène. »
Yves Robert, avec cette musique follement sophistiquée dans ses processus et extrêmement limpide dans sa relation directe à la vie, semble bien avoir trouvé là l’expression la plus juste de sa quête esthétique.
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}