Gamin, Michael Jackson avait un rêve : enregistrer le disque le plus vendu de tous les temps. Devenu réalité, ce rêve a un nom : Thriller et ses plus de 100 millions d’exemplaires. L’album culte fête aujourd’hui ses 30 ans. Histoire d’une quête insensée.
Le niveau commercial où il se situe fait évidemment de Thriller un phénomène hors normes. En juin 2003, la Recording Industry Association of America (RIAA) en mettait à jour les ventes. Celles-ci s’établissaient alors à 60 millions d’exemplaires dans le monde. Bien que déjà extraordinaires, ces chiffres devaient être corrigés trois ans plus tard par le Livre Guinness des records qui plaçait la barre à 104 millions, dont 54 pour le seul territoire américain et 3 pour la France. Réédité vingt-cinq ans après comme “the world’s biggest selling album of all time”, on se demande pourtant si le débat quantitatif n’est pas un peu dérisoire aujourd’hui – l’objet disque devenant chaque jour un peu plus obsolète – et si la question n’est pas plutôt de savoir comment Michael Jackson en est arrivé là, et quelle quête a bien pu l’entraîner à franchir de tels sommets.
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Rêve d’enfant
En remerciant tous ceux qui l’ont aidé à atteindre cet objectif dans l’exergue de la réédition du 25e anniversaire, Michael Jackson répond à sa manière à la question.
“Je voudrais vous remercier de m’avoir aidé à faire de Thriller l’album le plus vendu de l’histoire.” Sauf qu’il faut lire : “Merci d’avoir permis à mon rêve d’enfant de se réaliser.”
Dans Moonwalk, sa biographie, il racontait que, petit garçon déjà, il rêvait d’enregistrer l’album le plus vendu de tous les temps. “Je me souviens que je faisais ce voeu chaque fois que je me préparais à plonger dans la piscine.” Il le reformulera ainsi toute sa vie, plusieurs fois par jour, jusqu’à l’obsession. Michael, on le sait, n’est pas exactement un être comme les autres. En 1982, année d’enregistrement de Thriller, il a 24 ans dont dix-huit de carrière dans le show business avec ses frères, les Jackson 5, et en solo. Il a déjà vendu cent millions d’albums. Toute son enfance, il a été confronté à des ambitions de tiers qui l’ont dépassé. Celle de son père tout d’abord, Joseph Jackson, homme brutal et tyrannique avec sa progéniture, pour laquelle il conçoit un destin dans l’industrie du divertissement que lui-même n’a pu se forger. Celle de Berry Gordy ensuite, dont Michael devient, à 7 ans, l’objectif n° 1.
Le patron du label Tamla Motown lui donne l’exemple d’un gestionnaire implacable dont il saura se souvenir. Cette Star Academy avant l’heure l’oblige à signer un pacte qu’il n’est pas en âge de refuser : c’est son innocence contre une gloire insensée. Et cette innocence, il tente à chaque fois de la racheter en améliorant les chiffres de vente. Jane Fonda dira :
“Michael est le premier des timides, le dernier des innocents, mais aussi la personne la plus au contrôle de sa carrière.”
Au milieu des années 70, c’est le jeune Michael en personne, 17 ans, qui annonce à Gordy que les Jackson quittent la Motown, quand tous les autres membres de la famille – dont Joseph, pourtant manager – manquent du plus élémentaire courage. Ce qui fait alors sa rareté, ce n’est plus seulement cette voix fabuleuse, la plus pure de l’histoire de la musique américaine, mais aussi une volonté de fer mise au service d’une quête : réaliser ce rêve d’enfant, le poursuivre avec l’acharnement d’un prédateur qui piste sa proie comme si c’était lui-même qu’on pourchassait, comme si sa vie en dépendait.
Chrysalide et métamorphose
Pour atteindre cet objectif, Michael va travailler plus qu’un damné. Dans les mois qui précèdent son entrée en studio, il est si concentré à répéter les pas de danse qui feront le succès des clips de Billie Jean et Thriller que sa mère Katherine s’en inquiète. Un soir, elle le découvre effondré, en pleurs, dans la salle de répétition de leur maison d’Encino, dans la banlieue de L.A.
Voilà plusieurs semaines que son fils se nourrit à peine, ne se lave plus et déambule avec les mêmes vêtements, chaussures dénouées. Il pèse 48 kilos pour 1,75 mètre. Le relatif échec d’Off the Wall, premier album solo pour Epic, déjà produit par Quincy Jones (6 millions d’exemplaires quand même), et l’unique nomination qu’il a recueillie aux Grammy Awards, catégorie r’n’b, l’ont meurtri. Dans Moonwalk, il parle de cette époque comme d’un calvaire. Un jour, Sam Moore (du duo Sam & Dave) le croise, hagard, dans une rue d’Encino : “On aurait dit un clochard, un sans-abri. Je l’ai appelé alors qu’il marchait sur le trottoir d’en face : “Hey Michael, est-ce bien toi ?” Méconnaissable, Michael Jackson le sera bientôt pour de bon. Sur la pochette d’Off the Wall, c’est encore un jeune Noir américain portant une coupe afro avec un nez nettement négroïde. En peu de temps, ses cheveux passent du crépu au bouclé, les ailettes de son nez rétrécissent, son teint s’éclaircit. La métamorphose mise en scène par John Landis dans le clip de Thriller n’est qu’une allégorie de ce qui s’est vraiment passé, révélant par ailleurs une dualité mi-ange mi-démon que Michael aura par la suite de plus en plus de mal à contrôler.
http://www.youtube.com/watch?v=jQ_ExkfcBao
Quincy et accointances
Décisive, la rencontre avec le producteur Quincy Jones s’est faite sur le plateau du film The Wiz, remake black du Magicien d’Oz. Diana Ross y tient le rôle de Dorothy et Michael celui de… l’épouvantail. Quincy, qui en a écrit la BO, vient du jazz et d’une autre génération. Il a travaillé avec Count Basie, Ray Charles et Miles Davis, mais aussi Sinatra. C’est un puits de sciences musicales et un passeur de genres né. Sa fine moustache, son sourire charmeur ainsi que son élégance auraient pu constituer les attributs d’un barman mondain réputé pour ses cocktails. Celui qu’il va concocter avec Michael Jackson sera explosif.Trois ans plus tôt, Q – son surnom – avait déjà branché le compositeur Rod Temperton du groupe Heatwave qui avait alors écrit le magnifique et swingant Rock with You pour Off the Wall.
Cette fois, Temperton met les chansons Baby Be Mine, The Lady in My Life et Thriller dans l’escarcelle d’un album complété par les contributions de Steve Porcaro du groupe Toto (Human Nature) et du chanteur de variété soul, James Ingram (P.Y.T.). C’est entre cette ligne très “middle of the road” et les audaces sonores de Q et de l’arrangeur Greg Phillinganes que se trament finalement certaines des raisons du vertigineux succès de Thriller, album tout-terrain, à l’empathie quasi irrésistible. Fruit hautement élaboré d’un vœu de stimulation sonore plurielle, on y lit, parfois étagées dans un même morceau à la manière d’un mille-feuille, plusieurs histoires musicales à la fois : celle déjà écrite du funk et de la soul-music sophistiquée de Detroit et de Philadelphie (Wanna Be Startin’ Somethin’), celles du Brill Building et de Broadway (The Girl Is Mine en duo avec Paul McCartney), de la pop FM (Billie Jean). S’y devine enfin le destin de genres prometteurs et sans vécu véritable, tel l’electro (Thriller).
Symptomatique d’une préméditation qui n’a aucun précédent, Q jugeait encore l’album pas assez équilibré à son goût et, à quelques semaines de sa sortie, fit à Michael la requête d’un morceau “à la crédibilité rock”. Ce à quoi le chanteur répondit par l’imparable Beat It. Pendant plusieurs jours, Q allait alors harceler le guitariste de heavy-metal Eddie Van Halen au téléphone pour qu’il y éjacule ce solo qui allait tout déchirer. Et achever de faire de Thriller l’album-mère de toutes les hybridations futures.
L’enfant Dieu
Personne n’a chanté avec dans la voix autant de douleur maîtrisée, de pureté et d’innocence reconstruites. On peut situer le territoire d’où nous arrive la voix d’Elvis, mais pas le monde d’où s’extirpe celle de Michael Jackson car c’est un don venu d’ailleurs, une offrande de science-fiction. Dans son Cool Memories, Jean Baudrillard en fait “un enfant prothèse, un embryon de toutes les formes rêvées de mutation qui nous délivreraient de la race et du sexe”. Un enfant Dieu venu au monde pour le réconcilier. C’est ainsi qu’il apparaît dans le clip de Beat It, frétillant rédempteur invitant deux bandes rivales, inspirées de West Side Story, à baisser la garde et à le suivre en dansant – version MTV du Joueur de flûte de Hamelin, auquel personne ne peut résister. Auquel personne ne va résister.
Est-il bon de rappeler que lorsque l’album paraît, MTV n’a que deux ans d’existence et que la succession des vidéos – Billie Jean, Beat It et Thriller – vont propulser le chanteur sur tous les écrans, petits et grands, de la planète, et contribuer notablement à son sacre. C’est sur Billie Jean, lors de l’émission Motown 25: Yesterday, Today, Forever (à voir sur le DVD), que Michael danse pour la première fois en publicle moonwalk et qu’il parachève ainsi, par l’élasticité irréelle de son corps, la prophétie contenue dans sa musique et dans sa voix. Quand il danse ce pas d’illusionniste – puisqu’il fait mine d’avancer tout en reculant – “personne ne peut le rejoindre”, comme l’a écrit Jean-Hubert Gailliot dans son roman Bambi Frankenstein. En effet, on ne peut que renoncer et se résoudre à en réclamer toujours plus, tant ce simple mouvement nous ressuscite soudain en joie et nous soulage d’un poids (de) mort contre l’accumulation duquel nous ne sommes pas de taille à lutter.
La prophétie du milieu
Si la musique noire est le dernier lieu où s’est manifestée en ce monde une quelconque forme de prophétie, Marvin Gaye, Jimi Hendrix et Bob Marley en sont des exemples remarquablement intenses. Mais pour Hendrix et Marley en particulier, le témoignage a dû passer en force et par la marge : le rock psychédélique pour le premier, le reggae du ghetto pour le second. Ce qui fait d’eux aujourd’hui des figures sans doute bien plus héroïques que ne l’est Michael Jackson qui, lui, a emprunté la voie du milieu, celle de l’intégration absolue, du Blanc et du Noir assimilés, du garçon propre sur lui et du freak confondus, de la pureté par toujours plus d’artifices. Plus rebelles, ces figures ne sont pourtant ni plus signifiantes ni plus émouvantes que ne l’est le petit Peter Pan à la danse de fée. Car les 60 ou 100 millions d’exemplaires de Thriller sont bien la traduction d’une même quête insensée d’amour universel. Un rêve d’enfant.
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