Eric Lacascade dirige la Comédie de Caen en véritable guérillero, à l’image de sa mise en scène d’Ivanov présentée en ce moment à Paris.
Un décor de pompes funèbres, une femme souffle légèrement sur une bougie comme pour vérifier qu’elle peut encore respirer. Sur un pick-up, George Harrison chante My sweet Lord ; autour de la table, les invités sont tendus, ils tripotent leur serviette, rentrent et sortent machinalement. Ivanov, mis en scène par Eric Lacascade, est placé sous la couleur du deuil. Ivanov n’aime plus, ne désire plus, n’a plus goût à rien, pas même au suicide. Incapable de faire semblant, il abandonne chaque soir le domicile conjugal, alors que sa femme y est mourante, ne sait plus comment régler ses dettes et séduit contre son gré la jeune fille de la maison voisine qui porte en revanche une belle vitalité.
L’acteur Alain d’Haeyer donne au personnage un air de Droopy, qui traîne sa dépression au sein d’une société qui mesure son degré de bonheur à la prospérité de ses biens ou à la noblesse de ses titres. Eric Lacascade avait 30 ans quand il créait Ivanov pour la première fois. Dix ans plus tard, il le revisite, met à mort tout sentimentalisme, extrait la vie comme on extrait un caillou de la mine. Une autre maturité mais pas un seul cheveu blanc (de toute façon inexistants sur le crâne lisse du metteur en scène). « Tchekhov m’accompagne toujours comme médecin et parfois comme auteur. A travers Ivanov, il examine ses peurs, et je fais comme lui, je les pose sur la table.«
Ivanov est aussi un symbole dans le parcours du metteur en scène, autodidacte et cofondateur avec Guy Alloucherie du Ballatum Théâtre, une compagnie qui plaçait le théâtre sous le signe du corps vecteur émotionnel, de la forme révélatrice du sens et qui n’usait des mots que parcimonieusement. Le Ballatum portait la casquette de « théâtre de recherche ». Sa vraie reconnaissance, son entrée par les grandes portes dans le théâtre avec un grand T, sera le fait d’Ivanov. « Les gens de théâtre pouvaient s’appuyer sur le texte pour reconnaître le metteur en scène. En France, traverser un texte classique reste le passage obligé. » Admis dans la confrérie, le Ballatum Théâtre peut donc être vraiment « pris au sérieux » et, en 1997, il se voit nommé à la direction du Centre dramatique national de la Comédie de Caen.
Au bout de quelques mois, Guy Alloucherie s’en va et Eric Lacascade prend les rênes. Le saltimbanque devient chef d’une entreprise de plus de trente personnes. « Le rôle que j’ai à jouer au sein de l’institution m’intéresse. Je peux intervenir sur son terrain, être dans une dynamique. Aujourd’hui, je ne vois pas de grands mouvements alternatifs, pas de journaux, de débats, de conscience radicale qui transformeraient la société. Je pense que c’est plutôt en étant radical de l’intérieur qu’on peut trouver ce courant. Il n’y a pas de Dieu à l’extérieur. On a tué les utopies d’il y a quinze ans et je ne sens que la nostalgie de ça. Ma génération, celle des quadragénaires, est issue du conflit qui a produit la marginalité, mais aujourd’hui elle est impossible. L’argent, le public sont dans l’institution, pas dans les mouvements alternatifs. » Et c’est en missionnaire guérillero que Lacascade prend la barre. Souder l’équipe en impliquant tout le monde dans le projet, bousculer les fauteuils et traiter les affaires en terrain connu : le plateau de théâtre. « Dès le départ, la passation des clés s’est faite sur le plateau, c’est là que je reçois les gens, pas dans un bureau. Pour moi, symboliquement, c’est très important.«
Pour remettre à flot la grande bâtisse qui, comme son nom ne l’indique pas, se trouve dans la zone industrielle d’Hérouville Saint-Clair, lui redonner le goût de vivre, de séduire, de se montrer amoureuse et fantasque, curieuse et ouverte, l’équipe met son imagination au pouvoir. Pour sa première saison, le programme annonçait fièrement aux spectateurs « Putain de saison, ne vous abonnez pas ! », pour en finir avec cette idée que le théâtre est un lieu si particulier qu’il faut décider le 1er septembre de ce que l’on verra au mois de juin suivant. Politique tarifaire également avec des places à 40 f, convivialité aussi avec le bar et le restaurant qui fonctionnent en dehors des heures de spectacles. C’est là, désormais, que les étudiants prennent l’habitude de donner leurs rendez-vous et les compagnies du coin y interviennent en direct plutôt que de distribuer des tracts pour se faire connaître. Ne pas oublier que l’abri est avant tout une maison d’artistes, multiplier les propositions en ouvrant trois salles, « des cellules d’action rapide », dira le sous-commandant Lacascade, où des artistes sont invités à développer des projets de recherche qu’ils soumettent au public. Les artistes invités mettent la main à la pâte, suivant là les répétitions d’un autre groupe, créant ici une forme où le public est invité en permanence à participer, regarder, débattre, c’est selon.
Tout est fait pour désacraliser l’objet et donner le goût de l’art. Lacascade n’envisage pas l’art du théâtre autrement que comme un vaste programme de formation permanente. « Je ne veux pas une troupe permanente, mais plutôt des artistes qui créent un mouvement perpétuel de transmission et de rencontre. Aujourd’hui, entre l’institution, le statut des intermittents, le marché et le hit-parade, je crois que je peux retrouver une pureté, une rigueur et un avenir pour mon théâtre. Il faut qu’il y ait autant d’artistes dans la maison que d’administratifs.« Tout le monde est impliqué dans le processus de création, la jeune femme qui prend les notes pendant la répétition et qui les lira aux comédiens n’est autre que la secrétaire, l’acteur qui est sur le plateau dans le costume du personnage habituellement joué par Eric, c’est le régisseur lumières, chacun sachant, par ailleurs, qu’il ne sera pas pour autant acteur ou metteur en scène. « Mon équipe, c’est comme dans le football. Il y en a vingt qui s’entraînent et il n’y en a que onze qui jouent, mais c’est pour le même match, le même championnat.«
Eric Lacascade, artiste à fleur de peau, est également comédien. Il joue dans Ivanov le personnage de Borkine, clown de la finance, marieur qui prend 30 % sur la dot et amuse la compagnie les soirs d’anniversaire. Un rôle de composition dans lequel il peut engouffrer et faire disparaître tous les méchants démons du pouvoir. Ivanov est plus qu’un spectacle, c’est une vraie thérapie de groupe.
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