Le label australien Efficient Space n’en finit pas de créer l’émerveillement avec ses rééditions et compilations, qui inventent une internationale pop mélancolique entre Sidney, Paris et l’Amérique des “sixties”. Sa prochaine compilation, “Ghost Riders”, est un envoûtement permanent, qui fait rêver autant que pleurer.
Dans la grande cartographie de la pop internationale, on n’avait pas eu de coup de cœur du côté australien depuis quelques années. Mais, subrepticement, un label de Sidney s’est mis à s’imposer doucement dans nos oreilles. Efficient Space s’est trouvé une trajectoire en éditant des compilations habitées par des curiosités, raretés et pépites locales. On se souvient avec intérêt de celle intitulée OZ Echoes: DIY Cassettes and Archives 1980-1989, explorant le post-punk australien méconnu. On n’a pas oublié, dans la même veine, OZ Waves, davantage versée dans la veine minimale électronique, s’imposant comme un pendant bien pensé au label new-yorkais Minimal Wave, spécialiste du genre.
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Michael Kucyk, le patron du label, a répondu à quelques questions par email. À propos du tropisme australien d’Efficient Space, il dit : “Le label était en quelque sorte une extension de mon émission de radio, aujourd’hui disparue, Noise In My Head. Il a été lancé en 2015 avec la réédition d’un disque d’un producteur de Melbourne, des années 90, Braden Schlager. Son disque était un de mes favoris, et après l’avoir contacté via Soundcloud, j’ai ressenti le besoin de créer le label pour partager ce que Braden avait fait. Les sorties australiennes s’accompagnent certainement d’une sorte de devoir et de la crainte qu’elles ne soient perdues dans le temps, à moins d’être rééditées. Je suis ouvert à l’exploration de la musique d’autres pays, mais je suppose que le matériel local est finalement plus pertinent pour moi. Il est également plus facile d’effectuer la recherche dans votre propre arrière-cour et fuseau horaire.”
Deux 45 tours explosifs
Plus récemment, deux 45 tours explosifs nous ont cueilli·es au vol : signés The Frenzied Bricks et Height/Dismay, ils proposent des morceaux d’une intensité rare, entre pop et post-punk, électro et lo-fi. Sur celui de The Frenzied Bricks, on peut même entendre des guitares se balader sur une boîte à rythmes TR-808, le temps de deux morceaux datant de 1980 et 1981. Plus récemment, Efficient Space éditait aussi un album des années 1990, jamais sorti en vinyle, des très grands Hydroplane, dont la pop pouvait s’aventurer aussi bien du côté du shoegazing que des bribes de la drum’n’bass, toujours portée par un chant éthéré, digne des meilleurs groupes anglais des années 1980, officiant du côté de Sarah Records ou Creation. On en a dit tout le bien qu’on en pensait ailleurs sur ce site.
Le label, pour autant, explore autre chose que ses secrets locaux. Son plus gros “tube” reste la compilation Sky Girl, conçue par les Français Julien Dechery et DJ Sundae, qui rassemblait une douzaine de titres très méconnus, couvrant plusieurs périodes, des années 1960 aux années 1990, avec, pour point commun, un sentiment très fort de mélancolie, d’histoires amoureuses en perte de vitesse et de confessions tout en déchirures intérieures. “Sky Girl était initialement un CD bootleg vendu exclusivement via Colette, jusqu’à ce que j’entre en contact avec ses concepteurs français, Julien Dechery et DJ Sundae. J’ai suggéré que nous retrouvions tous les artistes et que nous en fassions une édition officielle.”
Une nouvelle compilation à venir
Dans quelques semaines, le label sortira une nouvelle compilation, Ghost Riders, explorant le son tout aussi mélancolique de quelques groupes et artistes américains issus des années 1960 et de la scène garage – celle qui voyait les groupes se former dans l’arrière-jardin de leurs parents et enregistrer quasiment là, annonçant l’avènement, 20 ans plus tard, du genre lo-fi. Ici, tous les morceaux explorent les émotions les plus tristes possibles, se concentrant sur des histoires de rupture, d’absence, de souvenirs plus ou moins désenchantés. “La compilation a commencé par harceler les concepteurs de Sky Girl pour faire une suite. Julien Dechery m’a pris à part en proposant une meilleure idée : une sélection de son ami suisse Ivan Liechti. Sentant une affinité instantanée avec les mixtapes à petit tirage d’Ivan, des histoires de blues de face B évoquant des ruptures et des pleurs, nous avons passé deux ans de travail, à faire les détectives, pour retrouver numéros de téléphones et adresses postales. De l’Arkansas au Nevada, en passant par l’Ohio, l’Idaho, le Texas et au-delà, les artistes ont été retrouvés via les services d’incendie locaux, les bourses spirites et les centres de protection des animaux… Le processus était assez sauvage.”
En 17 morceaux, la compilation effectue un aller-retour sur elle-même, plongeant au plus profond de la mélancolie dès ses premiers morceaux (écoutez le splendide Just Remember, signé The Yardleys, en deuxième position, avec son orgue délétère et son chant au bord de l’intoxication amniotique), et jusqu’aux derniers, qui ne font que faire rejaillir la même tristesse – pas de rédemption : ici, il n’y a que la douleur du souvenir et l’impossibilité de l’autre, aussi, surtout. En bout de course, Summer’s Over de Dennis Harte et Goodnight Jackie de Toe Head enfoncent le clou (du cercueil, bien sûr), mettant en scène, chacun à leur façon, une rupture désolée à la façon d’un paysage hanté, décati. Entre les deux pôles, au milieu du disque, des morceaux tout aussi univoques, mais aux esthétiques parfois étonnantes, comme le grandiose Until Then de Tresa Leigh ou le très western Twilight Zone de Jerry McGee, qui aurait pu faire office de bande-son idéale pour les chutes de la première saison de True Detective (pour ceux qui s’en souviennent).
Au final, Ghost Riders réussit le double exploit d’organiser une suite plus que réussie à Sky Girl et à cartographier de nouveaux territoires à explorer, comme ceux de la fragilité des sentiments de l’Amérique des années 1960. Comme s’il fallait passer par l’Australie pour apercevoir le versant sombre du psychédélisme : une mise à jour qui, par l’étonnement qu’elle provoque, pointe aussi une étonnante modernité. Séparément, tous ces morceaux datent, mais, mis en séquence dans cette compilation et de cette façon, ils dévoilent une ossature d’une grande modernité, d’une contemporanéité irrésolue, quoi que noyée dans une tristesse. Mais après tout, la mélancolie n’est-elle pas un gage d’intemporalité ?
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