Après le succès de « Trône », Booba nous a accordé une longue interview à Miami. Durant près de trois heures, le rappeur aux neuf albums fait le bilan de sa carrière et évoque les contours de son empire. De la découverte d’artistes au lancement d’une chaîne de télé en passant par un label de chanson française. L’avenir du rap semble toujours frappé d’un drapeau noir.
Miami, janvier 2018. Au calme dans sa cantine préférée, un restaurant sarde, Booba déroule les étapes de son incroyable carrière. Durant près de trois heures, le patron du rap français revient sur sa stratégie de diversification (du lancement d’une marque de whisky à un label de chanson française), les succès de Damso ou MHD ou bien encore sur son rapport contrarié à la France qu’il a quittée pour les palmiers de Miami. (Cette interview fait suite à l’enquête que nous avions publiée dans le n°1160 des Inrockuptibles toujours en kiosques).
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Aujourd’hui, le rap représente quelle part dans l’empire que tu as bâti ?
Booba – Je pense que le rap représente entre 35 et 50 % de mes activités si l’on veut être précis (rires). C’est le socle sur lequel je me repose. Mais la vérité c’est que je travaille non stop. Je suis sur trop de trucs, je ne sais même pas comment je m’en sors. Ecouter un beat, valider une nouvelle ligne de vêtements, reposter une photo sur Instagram, s’occuper du whisky, du parfum, faire du sport…
Tu passes beaucoup de journées sans t’occuper de musique ?
Non, tous les jours, je charbonne. Je reçois quotidiennement des instrus, des sons sur Wetransfer ou Whatsapp, je ne peux jamais déconnecter. Hier encore, j’étais à mon studio et j’ai écouté plus de 300 instrus car j’avais pris du retard. Quand je n’avais pas d’enfant, j’aimais bien travailler chez moi ou dans ma voiture. Aujourd’hui, ma vie de famille a bouleversé mes habitudes. J’ai besoin d’être au studio pour me concentrer, pouvoir écouter du son fort sans réveiller les petits. Ecouter des instrus c’est comme ouvrir ses mails pour moi. Imagine que je passe à côté d’une musique comme celles de Scarface ou Validée. C’est une discipline, je suis obligé de m’y astreindre.
Comment déniches-tu les talents ?
Sur les réseaux puis par le bouche à oreille. Des gens qui sont recommandés. Sur OKLM, je reçois et j’écoute beaucoup de playlists.
Comment tu as senti qu’un MHD allait percer ?
C’est un tout : l’énergie, le look, la manière dont il se comporte devant la caméra, ce qu’il apporte. Mais je n’ai pas déniché MHD, il a juste fait la première partie de ma tournée. Il s’est fait tout seul avec ses millions de vues sur YouTube. Je lui ai juste apporté de la visibilité.
Et Damso, qu’est-ce qui t’a convaincu chez lui ?
Damso, je l’ai signé sur un couplet (sur le label 92i), c’était une prise de risque. Mais j’ai su direct qu’il avait un truc en plus. J’aurai pu me tromper mais je me trompe rarement. Avec mon label, je suis plus dans un rôle de directeur artistique. J’essaye de leur apporter un savoir-faire, une oreille, une vision et les moyens pour réussir. A mon époque, nous n’avions que des bâtons dans les roues. Il fallait se déguiser, montrer patte blanche pour percer. J’essaie de leur éviter ça… C’était le cas avec Kaaris. Ça lui plaira pas mais c’est la vérité, on l’a remodelé. Pour revenir à Damso, c’est un tueur. C’est MC Solaar dans le turfu. Il écrit mieux que de nombreux poètes sur lesquels tout le monde s’extasie. Et le pire, c’est qu’il progresse à une vitesse fulgurante.
Tu as le sentiment qu’il te pousse à aller plus loin ?
Je le prends pas comme ça, nous sommes plutôt frères d’armes. Tant que moi, je mets mes buts, je suis content. S’il en met plus, il y a pas de souci.
Il n’y a pas de rivalité artistique entre vous donc ?
Non ! Il y a des gens qui vendent plus que moi comme Soprano et tant mieux…
Ça t’apporte une fierté lorsqu’un artiste réussit grâce à toi ?
Oui, je me dis que j’ai fait quelque chose de bien.
Il y a peu de rappeurs qui ont réussi à surmonter leur propre statut. C’était l’une de tes ambitions ?
Non, c’est arrivé sans que je le cherche. La force est en moi mec, je suis la force. J’entends la force. La musique a toujours été mon kiff. C’est aussi une question de business. J’ai une famille à nourrir.
Tu es à l’abri du besoin désormais, non ?
Non, je serai jamais à l’abri. Enfin si, j’ai de quoi manger des pâtes au thon jusqu’en l’an 3000.
Sur 4G, tu disais que tu touchais encore des royalties de Panthéon…
Un peu oui mais moins maintenant. Mais je suis pas Michael Jordan. Et puis il dépense le B2O !
Tu regrettes que ton talent de lyriciste n’ait pas été reconnu lorsque tu vois le palmarès des Victoires de la Musique ?
Rien à foutre du simulacre du monde de la musique, je ne les connais pas. Moi je connais mon public, mon entourage, et eux ils ont validé. Je m’en fous de la validation de la reine d’Angleterre. Tant que je plais à mon public et à un maximum de gens. Toi t’es capable d’apprécier les métaphores de Damso car t’as un cerveau. C’est celle-là, la reconnaissance. Les légions d’Honneur c’est pour les Français. On est encore dans un prisme occidental, dans un truc de cérémonie sans Louis XIV. Le disque d’or je l’accroche pas moi, il est posté sur mon Instagram et accrocher aux murs des chiottes chez ma mère.
Récemment tu as posté des statistiques sur Instagram où l’on voyait que la sociologie de tes utilisateurs était très étendue…
Oui et j’étais surpris de toucher autant de gens âgés. La tranche entre 30 et 45 ans est vraiment importante et je m’en rendais pas compte car ils viennent moins à mes concerts. Après, je ne compte pas rapper jusqu’à 60 ans même si Michel Drucker et Jean-Pierre Foucault seront sans doute encore là. Les enfoirés.
Tu trouves pas ça étonnant que tu réussisses à 40 ans à toucher un public si jeune ?
Je m’étonne tous les jours, mec. J’ai l’impression d’avoir traversé le temps comme Highlander et vu tous mes concurrents mourir. Sur tous les mecs que j’ai croisés en featuring durant ma carrière, combien sont encore debout ? La longévité est tellement rare, que ça soit dans la peinture, la littérature ou le sport…
Tu penses qu’on peut réussir dans le rap sans clash ?
Je n’ai pas commencé ma carrière avec les clash. Aujourd’hui, je suis tout seul contre plein de mecs. Quand j’ai une bonne vanne je l’envoie, ça me fait taper des barres. Je pourrais les négliger mais parfois c’est plus fort que moi. Les mecs vont tellement loin dans le mensonge, c’est impossible de rien dire. Quand tu vois Rohff qui poste une photo de lui en business class alors qu’il voyage en economy, je me tape un fou rire et je partage. Les clashs, je prends ça comme un dîner de cons, c’est juste un délire.
https://www.instagram.com/p/BdjbtY6hGzX/
Quand tu étais plus jeune, tu trouvais pourtant du talent à Rohff…
Bah ouais, j’ai même rappé avec Rohff, j’aimais bien la Mafia K’1 Fry. Mais il est comme plein d’artistes qui n’ont pas su se renouveler. Comme les sportifs, qui brillent un an, deux ans et puis s’éteignent. Sinik aussi, il avait du talent. Mais ils ont pas su traverser les époques.
Jay-Z et Nas ont fini par faire la paix. C’est quelque chose d’inconcevable pour toi ?
Ça dépend. Il y a des trucs qui se pardonnent et il y a des trucs qui ne se pardonnent pas. Quand tu t’en prends à ma famille, il n’y a plus de retours en arrière possibles.
Tu n’as pas envie de pardonner des fois ?
Pardonner quoi ?
Te réconcilier un jour avec un mec comme Kaaris avec qui tu avais une vraie affinité artistique.
Non, c’est terminé. Je peux pas oublier les insultes et les trahisons. Il a du talent et un potentiel mais ça reste un produit brut qui a cru à tort qu’il pouvait me détrôner. Il s’est mis dans ce clash tout seul. Pourquoi il a été faire son freestyle à la radio pour m’insulter ? Moi, j’étais dans mon coin, je le laissais finir son album sans rien dire…
Pourquoi avoir décidé d’annuler l’émission prévue avec Kennedy sur OKLM alors que tu n’es plus en concurrence avec lui ?
Tout le monde peut passer sur OKLM. Si Kennedy avait un bon son, il aurait pu passer mais là c’est hors de question. Tu es invité pourquoi, t’es encore vivant, toi ? C’est ma radio, j’assume ce choix. Est-ce que les patrons de NRJ ou Chante France me passent ? Non. Bah voilà.
Tu participes au choix des programmes ?
Non, c’est comme si tu demandais à Xavier Niel d’être à fond dans tous ses projets. Tu les crées après tu les supervises. Au début, avec mon associé, on validait tout. Une fois que la machine était lancée, j’ai commencé à déléguer.
L’objectif de la chaîne c’est quoi ?
C’est comme dans la musique, on passe ce qu’on aime. C’est notre ligne éditoriale. On ne va pas passer du water-polo parce qu’on s’en bat les couilles mais sinon on s’interdit rien. Une chaîne, tu peux en faire ce que tu veux ensuite. J’aurais pu faire une chaîne sur la montagne et l’alpinisme si j’avais voulu. Quand je te dis que c’est pas du tout scolaire, c’est vrai. Tout se fait au feeling et on adapte au fur et à mesure.
Au départ, tu as quand même posé OKLM comme une alternative à Skyrock dans l’essor de la culture urbaine.
Oui, ça c’est la base. Maintenant, nous sommes une chaîne de télé et l’on peut offrir une chance à tous ceux qui ont du talent. On a remis les planètes dans le bon ordre. Si tu as une culture rap, tu ne pouvais que pleurer en écoutant Skyrock. La seule radio qui valait le coup à mes débuts, c’était Radio Nova mais maintenant il n’y a plus rien.
Comment tu définirais la ligne éditoriale d’OKLM ?
On parle des sujets qui nous intéressent. On passe la musique que l’on aime, pas seulement du rap. Un jeune retrouve sur OKLM ce qu’il peut voir sur Instagram : du son, de la mode, des news, des sujets lifestyle…
Quels ont été les modèles pour cette diversification des activités ? P Diddy, Jay Z ?
Ils ont montré que c’était possible de lancer une marque de sapes ou une émission de TV. Que ces rêves étaient accessibles. Tu crois que je me suis dit que je serais un jour à la tête d’une chaîne de TV ? Même une marque d’alcool ou de parfum, c’était inimaginable. Ce sont des opportunités. Mon whisky, c’est un gars que je rencontre à Miami il y a dix ans. Il fait de l’alcool depuis des générations. On discute mais c’était trop tôt. Une décennie plus tard, les étoiles s’alignent et on le fait. Ça marche ou ça marche pas mais pour le moment ça fonctionne donc je ne vois pas pourquoi je m’arrêterais en si bon chemin.
Tu as un attachement à Miami aujourd’hui ?
Ouais, ça s’explique pas. Je vais te dire « parce qu’il fait beau » mais il fait beau dans plein de villes. Je crois que cette ville correspond bien à mon mode de vie. D’un autre côté, c’est l’Amérique mais il y a pas d’Américains. Il y a que des Européens, et des bledards, des Jamaïcains, des Haïtiens, des Portoricains, des Péruviens. C’est une ville d’immigration, la moitié de la ville parle pas anglais. Je rencontre plein de Français. Et puis j’ai l’impression d’être au cœur du game mais en même temps à la retraite. C’est Miami Vice, tu vois les palmiers. Mais si t’es énervé tu peux passer du côté obscur et faire la fête. Et puis j’aime les paysages, c’est magnifique. Avant de te retrouver, j’ai pris une photo d’un coucher de soleil. Les couleurs sont dingues ici.
Miami t’offre une relative accalmie, la sensation de pouvoir vivre incognito, c’est ça qui te plaît aussi ?
Oui car même au Sénégal, je ne peux plus me balader et manger mes viandes grillées en touriste. Tout le monde me reconnaît. Mais je ne suis pas parti pour ça. J’ai toujours voulu me barrer. Avant les Etats-Unis, j’ai vécu en Angleterre durant une année.
Tu as abandonné l’idée de faire des feats avec des rappeurs US ?
Ouais ça me fatigue, faut planifier, faut que le mec soit dispo et ils sont jamais là. Et j’ai constaté que dans ma carrière, jamais un feat avec un rappeur américain ne m’a permis de franchir un palier.
Tu as longtemps voulu collaborer avec Rihanna…
Ouais mais c’est injouable. C’est même pas une question d’oseille. On a fait une demande, ils demandaient 500 000 euros, c’est une façon de dire non.
Tu es plutôt Nicki Minaj ou Cardi B ?
Je préfère Cardi B. Je trouve que le personnage est plus réel, plus vrai. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle est en train de l’éteindre. Nicki Minaj a trop joué la diva inaccessible et elle se fait rattraper par une fille de la street, proche du peuple.
Tu as longtemps dit que dans les années 90 le niveau était plus élevé en termes d’écriture, tu n’as pas l’impression que ça redevient concurrentiel ?
Si si, il y a des gars là. Damso, Vald ou bien encore Dosseh. PNL, ils ont des bonnes phases. Également.
Tu as le sentiment que le rap français vit un nouvel âge d’or ?
Il y a une vraie relève oui. Quand tu vois des jeunes comme Niska ou MHD, c’est fort. Les mecs de ma génération ne sont plus là, je suis le dernier.
La clé de ton succès c’est pas le fait de t’être beaucoup renouvelé ? On peut dire que dans ta discographie, il y a quatre ou cinq Booba différents.
Peut-être, je réfléchis pas à cela. Je me suis toujours adapté, mais la vérité c’est que je ne bâtis pas de stratégies. Je vis juste avec mon temps. Aujourd’hui, je n’écoute pas que du rap et ça se reflète dans mes morceaux. Un titre piano-voix comme Petite fille sur mon dernier album, c’est comme du Renaud par exemple.
Tu as souvent dit que ça te saoulait parfois le rap (“Des fois le pe-ra, j’en ai ras la New Era” sur Ma couleur ). Tu as envie de décrocher ?
Non, ça me saoule pas de faire un bon morceau. Sur Centurion, j’ai aussi dit que ça ne rapportait pas assez d’oseille, ce qui est vrai.
Tu prends encore du plaisir ?
Bien sûr, et je pense que ça se ressent. Le rap, c’est beaucoup de travail et ce n’est plus une fin en soi. Idéalement, j’aimerais faire un dernier disque et arrêter. Mais quand je parle d’arrêter, j’évoque le format album avec douze morceaux. Si ça se trouve, je sortirai des chansons toute ma vie car même à 60 ans je pense que je continuerai à écouter les beats qu’on m’enverra. Mais j’arrive à un âge où j’ai envie de créer pour d’autres artistes. Je n’envisage plus la musique uniquement qu’à travers moi. C’est pour ça que j’ai lancé un nouveau label (Sept Corp) pour chercher les talents de demain, peu importe le style musical. On va essayer de développer de bons artistes tous genres confondus. Si demain, tu fais de la country et que tu es bon, je te signe.
https://www.youtube.com/watch?v=lUHxXd2AUPI
Que voulais-tu dire sur Billets violets quand tu disais “Je fais du sale mais j’ai plus la rage” ?
Ça veut dire que je suis plus énervé comme si je sortais d’une garde à vue. Ce qui signifie aussi que je n’ai plus l’espoir que le monde change comme lorsque j’étais plus jeune. Je n’ai pas cherché à combattre le racisme en France, je me suis barré. Je n’ai pas attendu non plus l’arrivée d’un Obama en France ou d’un président magique. On m’a toujours fait comprendre que nous n’étions pas chez nous en France donc j’ai fini par piger. Il y aura toujours un plafond de verre pour les immigrés et nous ne sommes pas prêts de pouvoir le percer. Comme je le dis sur 3G : “Je milite pour mes proches, au moins eux je peux les sauver”.
Tu as une influence sur la conscientisation des nouvelles générations, ça ne te prouve pas que le combat n’est pas perdu ?
Si peut-être. J’ai fait ce que j’ai pu mais je me suis toujours senti comme le vilain petit canard dans la société française. De par ma couleur de peau ou la manière dont on pouvait parler de mon père. En étant métis, je me retrouvais comme un infiltré chez les Blancs. Je les entendais parler sans filtre et c’était parfois hardcore. Je me rappellerai toujours du jour où mon grand-père maternel a dû emmener mon frère à l’école car ma mère était malade. En arrivant au travail, il a balancé qu’il accompagnait “le fils du concierge”.
Comment expliques-tu qu’autant de gens d’origines sociales différentes s’identifient à tes textes ?
Ce n’est pas une question d’origines mais d’embûches. Toi, tu viens de banlieue donc ça t’aide sans doute à apprécier mes textes. Tu n’as pas besoin d’être noir pour comprendre ma musique. Dans mes sons, j’essaye de transmettre mon vécu comme lorsque j’ai débarqué à Gorée et que je me suis dit qu’on s’était bien fait niquer avec le colonialisme. Ma fille ne comprend pas le français mais elle pleure parfois en écoutant ma musique. L’émotion, c’est une langue universelle.
Propos recueillis par David Doucet
Concert le 13 octobre à Nanterre (U Arena)
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