Le pacifique M et l’électrique Brigitte Fontaine sortent les deux albums les plus osés de la rentrée française. Depuis bientôt dix ans, ces deux-là s’amusent à conjuguer leurs pôles opposés. Dialogue convivial entre la marraine des kékés et ce filleul qu’elle a déniaisé.
Il y a huit ans, en l’installant sur le trône de Kékéland, Matthieu Chedid offrait à Brigitte Fontaine le succès commercial le plus opulent de sa carrière. Elle le rembourse aujourd’hui au centuple en écrivant plusieurs textes contondants et virtuoses qui contribuent à rendre le nouveau M majuscule : un Mister Mystère où le rose des muqueuses a remplacé celui des layettes, où le noir expressionniste enveloppe des mots dits avec une gravité nouvelle.
Le hasard veut qu’au moment même où M fait sa mue, Fontaine sorte Prohibition, nouvel album sans tabou et particulièrement acide et rugueux, produit par un spécialiste en chirurgie radicale appliquée aux divas, le réalisateur du dernier Grace Jones, Ivor Guest. Sa plume bandée comme une arme de combat, elle y harponne joyeusement la France hygiéniste et flicarde de Sarko et Hortefeux, n’hésitant pas à descendre dans l’arène des kékés et à jeter son grain de sel et de folie sur les plaies d’une société effrayée par la différence.
Depuis toujours, Fontaine la cultive, cette différence, dans un jardin orgueilleux et fantastique dont chaque nouvelle visite subjugue un peu plus que la précédente. Accueilli en ce lieu baroque, Matthieu Chedid en est ressorti lui aussi transformé, déniaisé et infiniment plus complexe et sensible qu’en y entrant. L’envie de les faire dialoguer tombait sous le sens. Ils préviennent pourtant d’emblée qu’ils n’ont guère besoin de se parler pour communiquer, qu’il existe entre eux plus que de l’affection ou de l’admiration, quelque chose d’inexplicable, un lien sorcier dont il ne cherchent pas plus que ça à comprendre les mystères.
ENTRETIEN >
M – C’est toujours fascinant pour moi de penser que je suis connecté à quelqu’un comme Brigitte. Elle m’envoie une espèce d’énergie en plus de m’envoyer ses mots. Il y a une sorte de rapport télépathique entre nous, et la chanson Mister Mystère en est l’illustration la plus troublante. Il y a quelques années, j’écrivais ce morceau avec Philippe Zdar, de Cassius, et cette association de mots est arrivée comme ça. J’ai donc inscrit sur mon carnet ce titre, Mister Mystère, pour lequel je n’avais pas de texte. Un peu plus tard, j’ai téléphoné à Brigitte et elle m’a dit qu’elle avait écrit quelque chose pour moi, qui portait exactement le même nom. Je ne sais pas si tu t’en souviens, Brigitte, mais j’en ai frémi.
Brigitte Fontaine – C’était vraiment identique, écrit de la même façon ? Incroyable ! (Elle lui tape dans la main)
[attachment id=298]Comment avez-vous été amenés à collaborer pour la première fois à l’époque de Kékéland ?
M – Je ne sais plus très bien qui nous a mis en contact mais je me souviens que nous nous sommes retrouvés sur l’île Saint-Louis et que nous avons parlé d’Y a des Zazous, la chanson d’Andrex (comédien et chanteur du milieu du XXe siècle – ndlr) que l’on chante en duo sur l’album. A partir de là, on a senti qu’on était sur la même longueur d’onde.
Brigitte Fontaine – Ce qui m’intéressait au départ chez Matthieu, c’est son jeu de guitare. Exactement ce dont j’avais envie, sans savoir l’exprimer. Ensuite il y a eu sa tronche, ses yeux, la façon dont on a parlé. On a senti que l’on se rejoignait sur bien des points. Sur presque tout en fait.
M – Il y a quelque chose de très évident qui nous relie. Peut-être parce que je viens d’une famille où les mots ont une grande importance, notamment à cause de ma grandmère. Je me sens toujours attiré par les êtres poétiques. Il y en a peu et Brigitte en est un à mes yeux. Je profite d’avoir cette chance de la connaître parce que c’est un besoin profond pour moi. Il y a aussi beaucoup de tendresse entre nous, y compris artistiquement. Nous n’avons presque pas à fournir d’effort pour nous comprendre.
Comment as-tu été introduit à la musique de Brigitte ?
M – Par l’intermédiaire d’un ami de mon père, Olivier Bloch-Lainé, qui possède un studio d’enregistrement à La Frette…
Brigitte Fontaine – C’est un très vieux copain, qui écrivait des musiques pour moi à l’époque de cet album que la maison de disques avait décidé d’appeler Brigitte Fontaine est folle. Merci du cadeau !
M – C’est donc grâce à Olivier, et aussi à Etienne Daho, qui a relancé la carrière de Brigitte avec la chanson Je suis conne, que j’aimais beaucoup. Pour moi, c’est comme si à ce moment-là Brigitte avait frappé à la porte de notre génération. Elle est instantanément devenue une référence pour tous les musiciens que je connaissais. J’avais l’impression de découvrir la soeur spirituelle de Catherine Ringer, qui était mon idole.
Brigitte Fontaine – Sauf que Catherine Ringer, que j’adore par ailleurs, n’écrit pas de textes. Moi, je suis une cinglée des mots…
M – Je suis évidemment très admiratif de la manière d’écrire de Brigitte, je connais la valeur des mots et je sais aussi que je ne travaille pas du tout de la même façon. Moi, j’écris comme si je jouais de la guitare, comme si les mots entraient dans ma guitare et ressortaient par ma voix. Du coup, c’est beaucoup moins littéraire que chez Brigitte…
Brigitte Fontaine – Je ne dirais pas que j’écris de façon littéraire. C’est rigolo, baroque, mais c’est avant tout, à mon sens, classique. Bien sûr, je mélange ça à des choses crues, à du trash comme dans mon nouvel album, mais la forme classique est là pour maintenir la baraque. Sur Prohibition, il n’y a que deux morceaux écrits en vers libres…
M – J’ai l’impression que depuis Kékéland, il y a une espèce de crescendo dans ton écriture, et le nouvel album pousse le cran encore plus loin…
Brigitte Fontaine – Il faut dire que depuis les dernières élections, j’ai ressorti mes griffes.