Élève de Max Deutsch et donc de Schoenberg, le compositeur franco-marocain Ahmed Essyad est spécialisé dans l’écriture pour voix. Depuis trente ans, le principe selon lequel « la musique est vocale, sinon elle n’existe pas » guide son travail. Entretien avec le compositeur qui nous livre sa version du Abélard et Héloïse, dépoussiéré des clichés.
Quelle fut l’impulsion première qui vous a poussé à composer votre opéra Héloïse et Abélard ?
Un soir, j’avais une insomnie, j’étais fatigué, incapable de rien faire… Soudain, je songe à Héloïse et Abélard, comme ça ! Il faut dire que je collabore avec Bernard Noël depuis plusieurs années et que nous avons un projet sur le grand mystique musulman El Hallaj. Peut-être y a-t-il un lien inconscient avec Héloïse et Abélard, parce que j’en étais arrivé à cette réflexion, à propos de ce mythe du XIIe siècle, que c’était un palier important, un passage pour nous mener à la figure de ce grand mystique… Le lendemain, je vais chercher mon courrier à l’Institut français, à vingt-deux kilomètres, et je trouve un fax signé de Rudolf Berger (directeur général de l’Opéra du Rhin), que je ne connais absolument pas, et qui me propose d’écrire un opéra sur… Abélard et Héloïse ! Je lui ai téléphoné aussitôt, disant que j’acceptais à une seule condition : que ce soit Héloïse et Abélard.
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Quelle valeur accordez-vous à cette permutation ?
Il y a deux choses : d’abord, je suis très sensible au son. Lorsqu’on prononce « Abélard et Héloïse », on se tord la langue, alors que « Héloïse et Abélard », ça coule… Ensuite, les femmes ont toujours beaucoup compté pour moi. Ce sont elles qui m’ont appris à aimer mais aussi à me connaître. Par ailleurs, on occulte beaucoup trop la femme dans la société musulmane. C’est un hommage que je lui rends, à elle qui n’est jamais reconnue par la société. Enfin, dans cette histoire, Héloïse est entière : elle brûle tous ses vaisseaux. Ce n’est pas le cas d’Abélard, grand intellectuel, passionné, mais ambitieux. Et cependant je l’aime… car il me ressemble ; il a eu le démon de midi, comme je pourrais l’avoir ! Mais cet homme n’a pas le courage de sa folle passion.
Poète, écrivain, mais également librettiste de votre Exercice de l’Amour, « opéra de lumière » en 1994, Bernard Noël est également l’auteur de textes érotiques. Cette part d’érotisme entre-t-elle en compte dans votre nouvelle collaboration ?
C’est vrai que l’on pense fréquemment au Château de Cène (1970) lorsqu’on parle de lui. Mais pour moi, cet ouvrage n’est pas forcément érotique. C’est plutôt toute sa poésie qui est de nature érotique ; il ne « traite » jamais de ce sujet. Je parlerais plutôt de la sensualité de sa langue, légère et lumineuse. Encore plus que dans L’exercice de l’Amour, avec Héloïse et Abélard, son verbe est, dans son essence même, l’expression de l’érotisme. Mais nous ne sommes pas dans les conventions du genre. Cet érotisme est à la source du verbe et de toute la philosophie qui parcourt l’ouvrage, en particulier dans le cours somptueux que donne Abélard. Sa poésie possède dans Abélard cette immédiateté fulgurante que je souhaitais, comme une ouverture non pas sur la lumière et la clarté, mais sur l’opacité de la nuit, sur l’indicible et le trou noir qui vous happe. La langue de Bernard Noël crée ce lieu où peut exister la musique.
Quelques mots sur la structure de l’oeuvre…
La partition est destinée aux quarante-huit chanteurs du choeur de l’Opéra du Rhin. On trouve un septuor d’instruments solistes, car j’ai gardé un excellent souvenir de ma résidence strasbourgeoise en 1994, où j’avais fait un travail merveilleux avec les jeunes musiciens du Conservatoire national de région ; ils avaient brillamment assuré la reprise de mon opéra Le collier des ruses (1977). Aussi, au moment de l’élaboration d’Héloïse et Abélard, j’ai eu l’idée de confier à plusieurs d’entre eux ce regard extérieur à l’action, cette suspension du temps – qui ne pouvait pas venir de l’orchestre. Ils sont d’ailleurs placés sur le plateau, comme une présence disponible à la mise en scène, confiée à Stanislas Nordey. J’insiste là-dessus : si quelqu’un n’est pas disponible pour la scène, il n’y a aucune raison pour qu’il y figure, sa place est alors avec l’orchestre. Sinon, le spectacle ne permet aucune lisibilité ; on se perd dans le superflu et on n’entend plus la musique. Tout le monde connaît l’histoire d’Héloïse et Abélard, l’important c’est la manière de la dire : par la langue et la musique.
Vous avez opéré un choix particulier pour les voix…
Héloïse est une soprano dramatique, sa confidente une mezzo-soprano, Abélard est un baryton et non pas un ténor, car je dois avouer que, comme Mozart, je n’aime pas beaucoup les ténors. Il y en a quand même un, c’est le rôle de Roscelin, le rival d’Abélard à l’université. Le pouvoir, le personnage de Fulbert, est un haute-ténor, car j’ai voulu ainsi signifier que le goût du pouvoir n’était pas une chose naturelle. C’est une chose qui attire, certains y consacrent même toute leur existence. Mais pour moi, c’est un danger… En un sens, je ne suis pas loin de partager la vision des Chiites, pour qui le pouvoir est corrupteur. Je reste frappé par la lecture du grand penseur andalou du XIe siècle Benoît Hazim, qui avait énoncé à l’intention de ses disciples dix-huit raisons pour lesquelles l’esprit ne doit pas s’approcher du pouvoir. Pour lui, c’était la plus grande corruption de la pensée. Celui qui choisit le pouvoir souhaite se placer au-dessus des hommes, et la voix de haute-contre illustre cette exception, quasi surnaturelle. Mais c’est aussi la représentation d’une fragilité apparente, trompeuse… comme le pouvoir lui-même.
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