Trois ans après la disparition d’une des personnalités les plus impénétrables de la planète pop, on s’interroge toujours sur l’exceptionnelle faculté de Bowie à entretenir son propre mythe, jusqu’au dernier souffle.
Début décembre 2015, quelques semaines après l’attentat du Bataclan. Une poignée de journalistes sont convoqués dans une pièce en sous-sol du label Columbia, d’un blanc aseptisé, pour découvrir le prochain album de David Bowie. Les téléphones portables étant confisqués à l’entrée, et quel que soit l’état moral de chacun, il n’y a rien d’autre à faire que de se plonger entièrement dans les mélodies dissonantes de Blackstar. Rares sont ceux qui ne tressaillent pas à l’écoute des premiers vers de Lazarus :
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« Look up here, I’m in heaven / Regardez plus haut, je suis au paradis
I’ve got scars that can’t be seen / J’ai des cicatrices qui ne se voient pas
I’ve got drama can’t be stolen / J’ai une histoire qui ne peut être volée
Everybody knows me now / Tout le monde me connait maintenant »
Morts et résurrections de David Bowie
Cette inquiétude est renforcée par le clip de Lazarus, en ligne le 7 janvier 2016, où Bowie apparaît sur un lit d’hôpital, visage émacié et yeux bandés…avant de danser en Arlequin ! On pense alors à une autre de ses nombreuses mises en scènes. En effet, depuis ses débuts, il s’approprie et s’applique à lui-même le principe de reproduction warholien, des personnages de Major Tom à Thin White Duke en passant par Ziggy Stardust. Tous sont victimes d’auto-cannibalisme, éliminés après un temps d’existence bien défini. Conséquence logique, les rumeurs ont souvent couru autour de sa mort.
Lorsqu’il avait du annuler certaines dates de son Reality Tour, en 2006, l’artiste avait alarmé le public, soudain conscient qu’après des années à traverser les époques comme une fleur malgré ses excès passés, Bowie était menacé d’en payer le prix fort… Ainsi, même après son rétablissement, les années précédant la sortie de The Next Day (2013) furent le fruit des pires pronostics : on le disait à l’agonie car non seulement il ne sortait pas de disque mais aussi parce qu’on ne le voyait plus dans les soirées mondaines new-yorkaises !
10 janvier 2016. A l’annonce de son décès, deux jours après son anniversaire (le 8 janvier, donc, comme un certain Elvis Presley) et la sortie de Blackstar, c’est le choc. Parce que si Bowie n’en est pas à sa première orchestration mortuaire, cette fois-ci, c’est pour de vrai. En juillet 1973, il clamait au public de l’Hammersmith Odeon de Londres que ce serait « le tout dernier concert » qu’il donnerait avant d’enchaîner sur Rock’n’Roll Suicide. Sauf que, quelques mois plus tard, il était ressuscité avec les reprises de Pin Ups puis sous la forme du Halloween Jack de Diamond Dogs.
Même s’il a compris tardivement que son cancer du foie allait gagner la partie, Bowie tenait à préparer sa sortie. L’acteur-né qu’il était a semé, tel le Petit Poucet rêveur rimbaldien, des cailloux bordant le sentier de sa gloire passée en rappelant ses multiples incarnations. Et ce dès The Next Day, mise en abyme visuelle et sonore de sa carrière. L’un des guitaristes attitrés de Bowie, Earl Slick, déclare alors que l’album lui « rappelle tantôt Station to Station, tantôt Low, Young Americans ou Heroes ». Tout ça à la fois, sans donner le tournis car la grande obsession du chanteur reste la même : ne pas se répéter. Il pratique donc le détournement, qu’il maîtrise à la perfection, reprenant la pochette de Heroes et la musique de son corpus des années 70. En témoignent les paroles de Where Are We Now? :
« Sitting in the Dschungel / Assis dans le Dschungel (un club berlinois de la rue Nürnberg, ndlr)
On Nurnberger strasse / Dans la rue de Nürnberger
A man lost in time/ Un homme perdu dans le temps
Near KaDeWe /Près du KaDeWe (grand magasin berlinois, ndlr)
Just walking the dead/ Passant juste les morts »
Des messages codés
La ballade la plus lente de The Next Day est aussi le seul titre où il parle très directement à la première personne. Au moment de sa sortie, Tony Visconti avouait à Rolling Stone : « j’ai été surpris qu’il choisisse cette chanson comme premier single. Mais en voyant le clip et ses références à ses anciens séjours berlinois, j’ai compris que cette initiative s’inscrivait dans ce jeu autour de la nostalgie« . L’album avait été enregistré dans le plus grand des secrets, avec contrats de confidentialité à l’appui. Il en a été de même avec Blackstar, qui aurait du avoir un successeur selon les souhaits de Bowie, qui parlait de futures chansons à son saxophoniste Donny McCaslin. Et qui, d’après le metteur en scène de sa comédie musicale Lazarus, Ivo Van Hove, envisageait une prochaine pièce à faire ensemble.
Comme Bowie n’a jamais rien laissé au hasard tout en suivant son instinct, les morceaux crépusculaires de Blackstar se situent à la croisée des genres, du soft rock au jazz, en passant par l’électro. Ils se livrent à d’étranges confessions, donnant des nouvelles des étoiles qui ont toujours inspiré les textes de l’artiste anglais. La liberté tant recherchée qu’il chante dans Lazarus, Blackstar ou I Can’t Give Everything Away rappelle que si David Bowie s’est volontiers donné en pâture, nul ne sait vraiment qui était David Jones. C’est en créant, manipulant et envoyant dans l’au-delà son personnage caméléonesque que le chanteur a réussi à faire de lui un mythe vivant, même mort.
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