Inventeur officiel du trip-hop depuis son Influx de 1993, DJ Shadow a depuis fait subir tous les dérèglements au hip-hop, qui se tord de plaisir sous ses sensuelles manettes. Alors qu’une grande partie de la musique à tête chercheuse parle aujourd’hui son vocabulaire, rencontre avec le modeste Californien, à l’occasion de la sortie de son […]
Inventeur officiel du trip-hop depuis son Influx de 1993, DJ Shadow a depuis fait subir tous les dérèglements au hip-hop, qui se tord de plaisir sous ses sensuelles manettes. Alors qu’une grande partie de la musique à tête chercheuse parle aujourd’hui son vocabulaire, rencontre avec le modeste Californien, à l’occasion de la sortie de son premier album : le troublant Endtroducing.
J’ai pris conscience très jeune de l’étrange pouvoir de la musique. Enfant, lorsque je voyageais en voiture avec mes frères et ma mère, j’avais déjà remarqué l’incidence subliminale sur notre humeur de certains morceaux diffusés à la radio : tel titre nous rendait turbulents et tel autre nous apaisait subitement, chacun devenant contemplatif et silencieux, le regard tourné vers les fenêtres. Wonderwall d’Oasis en est un parfait exemple, car quoi que l’on puisse penser de cette chanson, elle a un fort pouvoir émotionnel, d’ordre universel. C’est là toute la beauté de la musique, qui est pour moi la forme la plus pure de communication, puisqu’elle transcende à la fois les barrières de langage, de culture, de classe
et de race. » Dès son premier single, Influx, sorti fin 93 sur le label anglais Mo’Wax, DJ impose ce ton, quasi mystique. A l’origine d’une véritable onde de choc, ce morceau révolutionnaire renouvelait d’un seul coup la conception de la musique réalisée à base de samples. En douze minutes de poésie sonore immaculée, collage fluide de dizaines d’échantillons empruntés à tous les styles et articulés comme une histoire avec début et fin , il inventait un nouveau vocabulaire sonore terriblement expressif surpassant tous les longs discours. Bien qu’il eût des précédents, dans un registre nettement plus dansant, tels que le Beats and pieces de Coldcut, Influx est souvent cité comme le déclencheur de vocation de nombreux acteurs clés, y compris français, du mouvement actuel de défricheurs de sons. Mais il est aussi donné outre-Manche comme la pierre angulaire du « trip-hop », vocable suspect inventé par un journaliste anglais pour définir la musique de DJ Shadow et relayé depuis inlassablement, au grand dam de l’intéressé. « Le trip-hop est un terme totalement vide de sens, il ne m’a pas nourri comme le hip-hop l’a fait ces quatorze dernières années. »
DJ Shadow, né il y a vingt-quatre ans dans une bourgade de la banlieue de San Francisco, n’a de cesse de rectifier le tir. « Le hip-hop signifie tout pour moi. Culturellement et idéologiquement, cette culture a fait mon éducation. J’ai commencé à écouter du rap à 10 ans en découvrant Grandmaster Flash à la radio, avant d’adhérer aux valeurs du hip-hop. Cette culture représente l’unité au travers de la musique et sa vocation est la créativité, l’innovation permanente et l’effondrement de tous les préjugés musicaux. Le gros défaut du hip-hop actuel, c’est son esprit conservateur, étroit et borné, opposé à tout renouvellement. A la fin des années 80, lorsque le hip-hop a basculé d’une forme d’art et de culture underground à une culture mainstream, il aurait dû résister de toutes ses forces, refuser de servir les desseins d’une industrie vorace. A l’époque, j’étais très militant, j’écrivais régulièrement au magazine rap The Source pour m’élever contre ce changement dont les manifestations les plus visibles étaient MC Hammer et Vanilla Ice. Je réfléchissais aux moyens de garder l’esprit du mouvement intact face à l’envahisseur sans réaliser à quel point les codes de reconnaissance particuliers que nous établissions le son doit être comme ceci et pas autrement, les vêtements comme ça sinon, on a affaire à de faux B-Boys faisaient le lit du conservatisme et de la sclérose en vigueur actuellement. L’une des conséquences a été de bannir les échantillons de rock des productions rap sous peine d’être accusé de trahison. Aujourd’hui, expérimenter signifie presque être anti-hip-hop ce qui est certainement la plus dramatique des perversions pour une forme d’art dédiée à l’innovation. Forcément, j’ai dû prendre mes distances avec ces nouveaux dogmes absurdes et mon état d’esprit actuel ressemble aux sentiments que pourrait avoir un enfant face à sa mère devenue alcoolique : je l’aime toujours mais je refuse de la voir mourir à petit feu et de l’assister dans son autodestruction programmée. »
Paradoxe, nombre de rappers considèrent que le hip-hop instrumental tel que l’a défini DJ Shadow participe au premier chef de l’extinction de cette culture, en la privant de la moelle épinière substantielle qu’est le message. Ils oublient que la maestria tout en subtilité d’un Shadow peut transmettre nombre d’idées subversives en se passant de mots. « Sur le plan musical, le hip-hop a toujours été une forme d’art instrumental : n’oublions pas Mantronix, Double D & Steinski ou Prince Paul. Le rap, c’est autre chose : du hip-hop doté d’un ou plusieurs maîtres de cérémonie. En tant que producteur, j’ai choisi d’explorer l’impact subliminal de l’instrumental car il excite mon sens du challenge et permet davantage de nuances qu’un message explicite : car où est le défi quand on se cantonne à des « fuck you » ou des « I love you » ? Parvenir à le suggérer sans parole est autrement plus complexe. Toutefois, à l’instar de n’importe quel instrument, j’aime suffisamment la texture de la voix humaine pour en parsemer régulièrement mes morceaux : il ne se passe pas cinq minutes sur mes disques sans qu’on n’entende des extraits de chant, de discours ou simplement quelques mots. Mais je m’attache toujours plus à ce que la voix véhicule au plan émotionnel qu’à ce qu’elle dit. » Sauf lorsqu’il place cette phrase en exergue sur le second titre de son premier album : « J’estime avoir encore beaucoup de travail à accomplir : je suis un étudiant, (…) ce n’est pas vraiment moi, mais la musique qui s’exprime à travers moi. » Avec sa bobine enfantine au regard grave, DJ Shadow possède l’humilité touchante des génies qui s’ignorent. « J’ai du mal à évaluer la portée de mon travail, car ma démarche ne date pas d’hier et s’inspire d’autres artistes tels que Major Force (Japon) ou Coldcut (GB). Jusqu’à ce que je sois contacté par James Lavelle qui montait alors son label Mo’Wax , seules quelques personnalités de la nation rap, comme Red Alert et Stretch Armstrong, ont manifesté de l’intérêt pour mon travail. J’ai aussitôt accepté l’offre de Lavelle car il était particulièrement intéressé par ma recherche expérimentale : enfin, quelqu’un me demandait autre chose que les demos assommantes dans l’esprit de Kenny Dope que me réclamaient les labels Wild Pitch, Tommy Boy, Big Beat et Profile. Après la sortie d’ Influx, le processus a été très lent pour être reconnu et accepté, les journalistes étant bien en peine pour cerner ma démarche. Il a fallu attendre le second single, Lost and found, pour qu’ils arrivent à me situer. Je persiste d’ailleurs à penser que ce que je fais n’a rien d’extraordinaire, je continue d’apprendre. »
Sa prestation mitigée aux Transmusicales de Rennes l’hiver dernier, centrée davantage sur les surprises d’une playlist exubérante que sur les performances du DJ, donnait effectivement à penser que Shadow avait encore du pain sur la planche pour égaler en live la virtuosité ensorcelante déployée sur son magnifique mini-album What does your soul look like. « Le scratche, que je pratique depuis l’âge de 14 ans, y compris à l’antenne sur différentes college-radios californiennes, fut ma motivation première en tant que DJ. Mais au fil du temps, passionné par une recherche plus audacieuse au niveau du son, le producteur en moi a pris le pas sur le DJ, discipline qui requiert une pratique intensive à laquelle je me consacre moins. Je me souviens avoir particulièrement souffert aux Transmusicales car je n’arrivais pas à saisir ce que le public voulait : j’ai essayé le rock AC/DC en ouverture puis le rap old school, sans obtenir de réaction. Jouer live est souvent un cauchemar en forme de roulette russe, car j’aime avant tout déstabiliser le public en ne lui donnant rien des choses planantes et prétentieuses qu’il attend de moi. Faire le DJ en club n’a jamais été mon truc, car je ne souhaite pas être un personnage public reconnu : mon nom, « DJ Ombre », en témoigne. J’ai récemment refusé de remixer le Devil’s haircut de Beck, alors que j’apprécie l’homme et son travail, car rien ne m’irrite davantage que lorsqu’on me pousse à faire des choses « parce que c’est bon pour ma carrière ». La musique est une passion, je ne cherche pas à l’exploiter pour gagner des sommes folles ou être adulé. »
Cette passion obsessionnelle remonte à l’enfance pour ce fils de divorcés réfugié précocement dans sa bulle solitaire. « Enfant, je n’étais pas particulièrement mauvais élève mais mes pensées convergeant en permanence vers la musique, l’impatience et la frustration du temps perdu me rongeaient. Aujourd’hui, lorsque je pose mon casque sur la tête pour travailler, plus rien ne compte, le monde pourrait bien s’écrouler. Pour réaliser ce premier album, je me suis quasiment coupé du monde six mois durant, de janvier à juillet dernier. Je devais être imbuvable pour mes proches tant l’enjeu d’un premier album m’apparaissait comme définitif. Avec ce disque, j’espère faire prendre conscience aux auditeurs de l’esprit d’ouverture du hip-hop et de son potentiel illimité. Pourtant, j’aime la musique plus encore que la culture hip-hop : je ne me suis jamais privé d’écouter du rock ou de la pop. Dans un premier temps, je souhaitais affirmer mon amour du rap en me dégoûtant des autres styles. Mais ils finissaient toujours par s’insinuer en moi et le B-Boy forcené que j’étais s’interrogeait gravement : suis-je un traître d’apprécier d’autres formes de musique ? Aujourd’hui, j’ai grandi, je ne culpabilise plus face à ces supposées « infidélités ». Le hip-hop les absorbera toutes. »