Le groupe rock d’Atlanta a passé un mois à Paris pour mettre en boîte leur futur album. L’occasion de leur rendre visite en plein enregistrement. Reportage entre confessions devant l’Éternel et franche rigolade.
Paris, le samedi 8 janvier 2022 – “Hey Jared, ici François, des Inrocks. Il est midi et comme convenu, je suis en face du 49 rue du Faubourg Saint-Denis”. Le texto envoyé au co-leader des Black Lips restera lettre morte. Les badauds se pressent, le café au fond de mon gobelet en carton est froid. Sous le store banne de chez Kenza Chaussures, la boutique de pompes à prix d’usine qui jouxte l’entrée du studio d’enregistrement Question de Son, un jeune type fume sa clope à l’abri des pluies diluviennes qui s’abattent sur Paris depuis quelques jours : par chance, Thomas est ingénieur du son et travaille à QDS. Il me fait rentrer. Dans la salle commune, les fesses posées sur un sofa, Jared Swilley échange avec Jeff Clarke et Oakley Munson, respectivement guitariste et batteur du groupe. “Tu m’as écrit ? Tu pouvais attendre longtemps, on m’a tiré mon téléphone hier soir. J’ai sympathisé avec un mec et il a complètement profité de la situation. Il m’a aussi volé ma carte bleue.”
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Les Black Lips sont à Paris depuis près d’un mois. C’est ici, après une série de concerts donnés à Bordeaux, Lyon et Paris, et dans la foulée d’une poignée de dates italiennes, qu’ils ont choisi de s’établir le temps de mettre en boîte un nouvel album qui devrait sortir, au mieux, d’ici la fin de l’année et au pire l’année prochaine. Cela dépendra de plein de choses, et notamment de la capacité du groupe à faire presser des vinyles dans un contexte de flambée du prix des matières premières et d’embouteillages monstres dans les usines de pressage. Cole Alexander, Zumi Rosow, Jeff Clarke, Oakley Munson et Jared Swilley se sont ainsi retrouvés en France pour des raisons “pragmatiques”, selon le terme employé par ce dernier. Voyez le tableau : lui habite à Atlanta, Cole et Zumi sont à Los Angeles, Oakley est à New York et Jeff vit à Berlin. Sans compter Saul Adamczewski, co-fondateur édenté du groupe britannique Fat White Family, en charge de la production de l’album et résident parisien. La capitale était donc le choix stratégique le plus censé pour réunir tout le monde.
364 jours
Ma dernière rencontre avec Black Lips remonte à fin 2019, le groupe est alors en pleine tournée et de passage à Paris. On m’avait fait savoir qu’il ne fallait pas compter sur la présence de Jared, parti à Pigalle acheter une nouvelle basse. L’interview s’était éternisée, mais pour diverses raisons n’était pas exploitable et n’avait pas donner lieu à publication. Deux mois plus tard, en janvier 2020, débarquait Sing In A World That’s Falling Apart (2020), un album country-rock sorti quelques semaines avant le coup d’envoi d’une saison pandémique interminable. L’époque, avide de trames narratives bien ficelées, tenait avec ce titre une occasion rêvée de voir dans les gesticulations de ces cow-boys patraques quelque chose de visionnaire, alors qu’ils ne font que du rock’n’roll dans un monde qui depuis ses balbutiements n’a jamais cessé de s’effondrer et ne revendiquent rien d’autre.
Dans la pièce à vivre, l’ingénieur-assistant prépare des cafés tandis que Jeff se balade en legging. Oakley a le nez dans ses notes, Saul vient d’arriver, Zumi et Cole sont à la bourre. Sur le tableau blanc posé contre le mur des chiottes, des annotations sur le tracklisting de l’album laissent penser que l’enregistrement touche à sa fin : “On a bien avancé, constate le Berlinois. Demain, dernier jour de studio”. Je compte 18 titres, tous ne figureront pas sur le prochain disque de Black Lips. Le programme d’aujourd’hui consiste à passer en revue les morceaux mis en boîte, avant de rajouter des chœurs çà et là, quelques lignes de guitare, peut-être un coup de saxo. Jared, lui, doit encore enregistrer les voix de Marfa Tears. Il dit que non, mais à le voir tourner en rond avec sa bière, il semble préoccupé.
“Ma préoccupation, c’est que je n’ai plus mon foutu téléphone et que je dois prendre l’avion lundi”, lâche-t-il dans un rire nerveux. Le public comme les journalistes ont tendance à prendre certains artistes trop au sérieux et d’autres pas assez. Les Black Lips ont toujours bénéficié d’un traitement médiatique complaisant, parce qu’ils incarnent, encore à nos yeux, le mode de vie punk qu’un groupe de rock digne de ce nom se doit de mener. Boire, se droguer, gerber sur scène et dire des saloperies politiquement pas correctes en se jetant des slices de pizza froide à la tronche. Et peu importe si tout cela ne relève que d’un fantasme adolescent résiduel, le frisson de voir des types sur la brèche l’emporte sur tout autre récit. La réalité banale de la vie des musiciens, les retours blafards de tournée et les zones grises de l’existence, ces choses n’intéressent pas les gens.
Attendre. J’ai rarement vu des gens passer autant de temps à attendre que les musiciens. Attendre le tour-bus, attendre de faire le sound-check, attendre jusqu’à 2h du matin avant de monter sur scène pour jouer 30 minutes dans un festival perdu à 10 000 kilomètres de chez soi, attendre d’embarquer dans un avion, attendre, attendre, attendre. Aujourd’hui, dans le studio A, pendant la session d’écoute collective, Jared s’est même endormi sous le regard amusé de Saul et du reste de la bande. “Je suis certain que les deux années qui viennent de s’écouler ont été un sale moment pour tout le monde, m’assure-t-il. Moi, j’ai bougé un peu partout aux États-Unis, je me suis fiancé, puis j’ai rompu mes fiançailles, j’ai construit des maisons au Texas, je suis retourné à Los Angeles, j’ai arrêté de boire pendant 364 jours, j’ai bu à nouveau hier et j’ai perdu mon putain de téléphone.”
364 jours, ce n’est pas 365 jours. Ce n’est pas vraiment un an. Presque, mais 364 jours, cela ne fait pas une année. Quand un type essaye de décrocher d’une addiction, un jour en plus ou un jour en moins, cela compte. Perdre son “putain de téléphone”, est une façon comme une autre de ne pas dire à nos proches qu’on a replongé. Je lui demande s’il est à l’aise avec l’idée de parler de cela, il me répond qu’être honnête fait partie du processus quand tu décides d’arrêter de boire : “La pandémie, c’est un truc énorme. J’ai l’impression d’avoir passé ces vingt dernières années sur la route et soudainement, tout s’est arrêté. Je ne veux pas faire de comparaison mal placée, mais j’ai l’impression que les musiciens ont ce truc en commun avec les militaires. Ces types sont envoyés à l’autre bout du monde pour se castagner, ils sont constamment dans l’action. Et puis un jour, on les ramène chez eux et ils se rendent compte qu’ils ne sont plus tout à fait des civils, que la vie normale n’est si facile à vivre. C’est peut-être une histoire de dopamine ou je ne sais quoi, mais le fait est qu’il est difficile de rentrer et de faire comme si tout était normal. Je n’échangerais cette vie contre rien au monde, mais il m’arrive de me demander ce que je pourrais bien faire le reste de ma vie si tout devait s’arrêter demain”.
Marfa Myths
Pendant ces deux dernières années, le groupe est-il resté une priorité pour lui ? “Le groupe, c’est quelque chose qu’il faut toujours avoir à l’esprit, me rancarde-t-il. Je sors d’une période très introspective, quand j’ai réalisé que cela faisait plus de vingt ans que je fais partie de ce groupe, je n’en revenais pas. Cole et moi n’étions que des gosses quand on a commencé. On est dans le circuit depuis si longtemps. Le groupe, c’est mon job, je ne me souviens pas avoir fait autre chose. On n’a jamais eu de plan non plus, tout aurait pu se terminer il y a dix ans. Je n’ai jamais été bon à autre chose, être musicien était la meilleure option. Tu connais cette phrase de Miles Davis qui dit, en gros, qu’on est musicien parce qu’on a toujours dans un coin de notre tête une musique qui joue ? Là, la musique joue pendant que je te parle et ne s’arrête jamais. C’est bizarre et flippant, je n’aime pas cela. Cette année, j’ai fait beaucoup de méditation, quelque chose comme une heure par jour, notamment à cause de ces foutues chansons qui tournent dans ma tête. Pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas médité aujourd’hui”.
L’ambiance dans le studio est studieuse. Saul, lunettes sur le pif et casquette de trappeur vissée sur la tête, fait signe à Matthew à la console – l’ingénieur du son du groupe, un proche de Sean Lennon et voisin de palier d’Oakley à New York – de faire défiler les morceaux. Certains marchent, d’autres ont besoin d’être rafistolés. C’est l’enjeu de ces deux derniers jours de travail. Le Fat White note scrupuleusement sur son iPad les points à revoir, tandis que Zumi enregistre sur son téléphone les différentes pistes. À la première écoute, cet album des Black Lips ne ressemblera pas au précédent, mais qui sait. L’influence de Saul est notable selon Cole, qui évoque la présence plus importante qu’auparavant de claviers. “Le disque sera très différent, pas forcément rock’n’roll. C’est pas du Chuck Berry, disons. Il y aura plus d’expérimentations, mais à ce stade il est difficile à dire à quel point. Mais ça ne sera pas du classique garage-rock en trois accords”, renchérit Jared.
Deux claviers Casio à 10 balles traînent sur une table, au milieu de petits objets insignifiants, dont une poupée flippante, crucifix autour du cou, allongée dans une boîte en fer comme dans un cercueil, et de la paperasse. Sur l’une des feuilles saturée de ratures rouge, les paroles du refrain de Marfa Tears : “Suicidal / Nobody Talks About It”, peut-on lire. Je lui fais remarquer : “Tu dis que tu n’as jamais rien su faire d’autres que de la musique, mais tu as construit des maisons ces deux dernières années, ce n’est pas rien”. “C’est vrai. Mais pas par nécessité d’argent, précise-t-il, seulement parce que si je ne suis pas occupé à faire quelque chose, je flippe. Et le flippe, c’est le genre de truc qui te conduit directement au bar le plus proche. C’était une façon pour moi de rester sobre. Il y aussi quelque chose de… masculin. Comme si je me sentais obligé de savoir faire cela. La plupart des chansons que tu entendras sur ce disque ont été écrites avant notre arrivée à Paris. La vie ici ne s’est résumée qu’à des allers-retours entre l’hôtel et le studio. On a beaucoup travaillé, mais la ville n’a pas grand chose à voir avec l’inspiration du disque. Les deux dernières années ont représenté une période de crainte et de peur et je pense que cet album est habité par cette peur. J’étais arrivé à un point de me dire que, peut-être, on ne ferait plus jamais de musique.”
La chanson Marfa Tears est-elle plus habitée que les autres par cette peur ? “Après avoir rompu avec ma fiancée, j’ai emménagé à Marfa pour construire ces foutues maisons. La chanson parle de cela”, expédie-t-il.
Bad Kids
Jeff raconte que le groupe peut parfois rester enfermé en studio jusqu’à minuit passé, oubliant au passage la notion du temps : “Avec les gars, nous nous sommes réunis une première fois cet été chez Oakley, dans les Catskills, pour mettre en boîte quelques démos. C’est loin de tout, au nord de New York. J’avais l’impression d’être en vacances à la ferme. C’était cool de pouvoir à nouveau bosser ensemble, même si je dois t’avouer que le break imposé par la pandémie m’a fait du bien. Tu ne travailles pas et ce n’est pas de ta faute ! Cela m’a retiré un poids énorme de culpabilité”, se marre-t-il. Il est d’ailleurs plutôt content d’enregistrer avec un type comme Saul aux manettes, les deux ayant le même sens de l’humour, absurde et borderline. Jared, lui, considère le Fat White comme faisant partie du groupe : “C’est un mec talentueux, l’une des personnes avec qui je préfère faire de la musique. Je suis compliqué en studio, je ne suis pas toujours très chaleureux. C’est difficile pour moi d’aller vers les gens, avec lui, c’est simple”.
Cole Alexander débarque et m’offre une bière. Il fait les cent pas dans la cuisine. Il évoque les Bouillons parisiens dans lesquels il aime traîner, trouve fantastique que la vie ne soit pas si chère dans le Xe arrondissement. Avec Zumi, ils vivent en ce moment chez un ami à eux, le photographe Luke Mayes – un personnage tout de noir vêtu et harnaché comme un parachutiste de la new wave, le genre à tenir le premier rôle dans un Jarmusch époque Permanent Vacation (1980), qui passera une tête au studio au milieu de l’après-midi. “On a joué dans un genre de vieux théâtre sublime, à Pise, en Italie, récemment. J’aimerais jouer dans une salle similaire à Paris”, nous rencarde Cole. Jeff renchérit en affirmant qu’en ce qui le concerne, c’est en Europe de l’Est qu’il a connu ses meilleurs moments scéniques avec les Black Lips. Il évoque l’Ukraine et aimerait pousser jusqu’en Mongolie. La recherche du choc culturel fait partie de l’ADN du groupe, comme le documentaire Kids Like You and Me (2013) signé Bill Cody, sur la tournée du groupe au Moyen-Orient, en témoigne. “On avait proposé à l’UNICEF de donner un concert pour des gosses orphelins, mais ils n’ont pas donné suite”, continue Cole. Quelle idée de génie d’aller chanter How Do You Tell A Child That Someone Has Died dans un orphelinat.
À propos de l’album en cours d’enregistrement, Zumi dit qu’il est l’un des plus collaboratifs du groupe. Elle y signe d’ailleurs ses premiers morceaux : “j’écrivais déjà de la poésie, mais je ne savais pas comment transformer cela en chanson”, confie-t-elle. Gosse, elle apprend le piano avec une dénommée Sœur Dolorès, avant de devenir fan de Stan Getz et de se mettre au saxophone par l’entremise d’un professeur de musique censé lui enseigner le violoncelle : “Je suis née à New York, mais j’ai déménagé à Los Angeles quand j’avais trois ans. Je persiste à dire que je suis new-yorkaise, parce que je trouve que c’est plus cool ainsi, rigole-t-elle. J’ai grandi à Santa Monica Canyon, un coin très joli, sorte de refuge pour bohèmes. Je n’aurais pas les moyens d’y vivre aujourd’hui. J’aurais aimé être une gosse de la ville, les enfants qui grandissent dans les grandes métropoles sont très vite de jeunes adultes”.
Southern Myths
Jared vient lui de la petite localité de Cabbagetown, à quelques encablures du centre d’Atlanta. Un lieu maudit, contre-culturel, avec une scène musicale peuplée d’outcast en tous genres et très active dans les années 1990. “Chan Marshall est propriétaire de la maison à l’angle de ma rue”, confesse-t-il. C’est dans ce Sud mystique, peuplé de fantômes scarifiés, que le co-leader des Black Lips a grandi : “Ma musique est définitivement enracinée là-bas. C’est une musique 100% américaine. J’ai passé mon enfance dans les églises à écouter du gospel. Dans le Sud, tu as les églises noires et les églises blanches. De toute évidence, je suis blanc, mais mon père prêchait dans les églises noires. J’ai été marqué au fer rouge par la musique country aussi, quand tu viens de Géorgie, c’est un minimum. Il y a beaucoup de zones d’ombre avec lesquelles tu dois dealer quand tu es américain, mais fondamentalement, j’aime l’Amérique”, poursuit-il.
Je lui parle de ma rencontre avec Chan en décembre dernier, dans le cadre d’un papier que je préparais sur la sortie de son dernier album. Elle m’avait confié que, du Sud, elle se souvenait des vieilles bigotes et des jetons que les baptistes blancs lui filaient à l’époque. “Toute la culture dans le Sud est basée sur la peur, vocifère-t-il. Je suis très religieux et je pense que le propos de la religion devrait être la joie et non la crainte. Mais c’est très compliqué, tout est trop compliqué. Je vais te dire, je suis allé dans le genre d’église où, dès l’âge de dix ans, on t’explique que le monde va partir en fumée et que l’Apocalypse est proche. C’est très flippant d’entendre des trucs pareils quand t’es gosse. J’ai jamais vraiment pensé que l’Apocalypse était imminente, mais j’étais persuadé d’une chose : c’est que j’allais être damné à vie et bon pour l’enfer. Jerry Lee Lewis, Johnny Cash, Little Richard, ils ont tous été éduqués dans le même genre d’église que la mienne, et Dieu sait que le mode de vie rock’n’roll leur a attiré des emmerdes. Il m’arrive de me demander si j’agis correctement, j’imagine que le rock a été ma sortie de secours. Tous ces artistes ne viennent pas de là par hasard. Il y a des coins bizarres dans le monde, mais le Sud des États-Unis a une psyché à part : on te rappelle toujours que tu ne suis pas le bon chemin. La terre, la religion, la race, toutes ces histoires sont complexes.”
Jared finira par enregistrer sa chanson. “Saul, c’est bon ? Si Saul dit que c’est bon, alors c’est bon.”
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