De Molécule à Maud Geffray en passant par Thylacine et NSDOS, ils sont tous partis sous des latitudes glacées pour réaliser un album, et pas que. Mais que recherche cette nouvelle génération de producteurs?
Dans son petit home studio du 18è arrondissement de Paris, Romain Delahaye, alias Molécule, fait défiler les images et les sons sur son ordinateur. Il est rentré du Groenland il y a quelques jours et semble dépassé lui-même en se replongeant, devant témoin, dans les cinq semaines qu’il y a passé. L’idée était simple : partir sans rien et revenir avec un album et des images. Avec le réal Vincent Bonnemazou, il a posé ses valises de matos dans un village de pêcheurs, au bord d’un fjord. Il a fallu cinq jours de voyage pour y accéder, la dernière ligne droite se faisant à traîneau à travers la banquise. Une balade de huit heures après avoir pris deux avions et un hélico.
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Molécule (photo Ledoux Florian)
Sur place, la vie est rude. « Ce peuple est dans la survie, dit Romain Delahaye, ému. C’est triste de voir quelque chose de si beau en train de mourir. » Quatre-vingt personnes vivent au bord de ce fjord qui ne gèle plus depuis quelques années. La culture de la pêche s’en est trouvée modifiée. Les bateaux ont remplacé les traîneaux. Les chiens sont toujours là, partout, en meute, agressifs, pas vraiment des animaux de compagnie. On les entend sur les bandes que Molécule fait défiler sur son ordi. Pendant ces cinq semaines, il a enregistré les sons de ce monde loin de tout. La neige qui tombe, les craquements de la glace, le vent, le silence aussi : il y aura tout ça sur l’album que Molécule sortira dans quelques mois.
Avec ces échantillons empruntés à la nature environnante (souvent en binaural, technique servant à spatialiser le son) et les émotions suscitées par ce monde en perdition, il a composé une quarantaine de morceaux en y superposant mélodies, beats et nappes de synthé. Il en a retenu une vingtaine, qu’il doit maintenant éditer et mixer dans le sens de l’histoire à raconter, celle d’une aventure dans des recoins méconnus du monde et de la création artistique.
« Mais ce n’est pas de la musique concrète, tient-il à préciser face au côté conceptuel de son projet. Il n’y a aucune intellectualisation de ma part, aucune volonté de faire dire ceci ou cela à ma musique. » Seulement un « dogme artistique » consistant à partir à la recherche d’une nouvelle façon de penser, d’écrire et de réaliser de la musique électronique. « La contrainte est un élément qui donne de la saveur à l’inspiration, dit-il. J’aurais du mal à me projeter dans un cadre idyllique. »
En 2014, Romain Delahaye était déjà parti à l’aventure à bord du chalutier Joseph Roty II. Il y a également passé cinq semaines et en a rapporté 60°43′ Nord (2015), un album de Molécule voulu “au plus près de la tempête”. Comme pour le nouveau, un docu accompagnait l’idée de base. Il a été vendu à Thalassa, l’émission de France 3. Furent également pensés un livre et un live qui continue, trois ans après, de se booker un peu partout… Ce croisement des supports et le principe du studio mobile sont ainsi devenus, avec cette expérience révélatrice, une logique matricielle dans le processus artistique de Molécule. Une approche ayant peut-être, à l’époque, donné des idées à certains selon lui.
« Se confronter à la nature »
Kirikoo Des, musicien, danseur et performeur se cachant derrière le blaze NSDOS, parle d’un « carnet de voyage 3.0 » quand il évoque avec nous, sur FaceTime, son aventure récente en Alaska. Comme Molécule, il est parti dans le froid pour confectionner un album qui vient de sortir – son premier, en l’occurrence. Partir, pour lui, c’est « un déplacement de point de vue » obligeant « à regarder les choses différemment ». C’est aussi quelque chose de naturel dans la mesure où, enfant, Kirikoo s’est habitué à beaucoup voyager avec ses parents. Aujourd’hui, l’équipe a changé. Il est parti avec la réal Sienna Shields et le designer Sacha Molnar pour penser une sorte de résidence en Alaska, où Sienna Shields a trouvé un plan de maison à squatter. Kirikoo Des y est parti un mois et demi pendant l’été 2016. Il y est retourné trois fois ensuite pour continuer de capter, sonder, enregistrer l’environnement offert à lui.
NSDOS (photo Sienna Shields)
Avec quelques mois de recul, il formalise un « besoin de se confronter à la nature ». Molécule utilise exactement les mêmes mots : « se confronter à la nature ». « Pour voir ce qu’elle a à dire », ajoute-t-il. Une idée que NSDOS tient notamment du Commandant Cousteau, un des personnages navigant dans son imaginaire de voyage. Cette « capacité à créer du sens » et cette façon, déjà, de « croiser les médiums » lui ont montré des voies possibles pour appréhender la nature et la quête d’aventure. Il veut désormais développer une manière hybride de raconter des histoires en entretenant « une part incontrôlée » dans la narration. « Un héro, c’est un débile qui cherche le danger, s’amuse-t-il. Moi, je cherche la poésie. » Le dernier ep de NSDOS, Money Exchange, avait déjà été composé dans une situation de road trip entre l’Europe et l’Asie. Son studio? Un avion ou une chambre d’hôtel, n’importe où.
En Alaska, Kirikoo Des organisait ses journées selon les repérages avec Sienna Shields. Il fallait trouver des spots propices aux images et aux sons, puis monter le studio mobile pour capter, sonder, enregistrer, encore et encore, avant de rentrer composer avec la matière récoltée. Seul le mixage de l’album s’est fait plus tard, à Paris. « Je vois l’art vivant comme un écosystème, dit-il. Et quand je travaille, je suis la tête pensante de ce système. » Car de ses expéditions, envisagées consciemment dans un état d’esprit survivaliste, NSDOS a également rapporté de quoi penser un live, des projections, des installations, soit des choses dépassant largement l’album en soi et l’expérience in situ. Une certaine façon de rapporter des souvenirs de voyage.
Des souvenirs, Maud Geffray (qu’on a connu avec Scratch Massive) n’a quasiment rapporté que ça de son séjour d’un mois en Laponie, au nord de la Finlande. Contrairement à Molécule et NSDOS, elle n’a effectué aucun enregistrement sur place, bien qu’elle soit partie, comme eux, dans le but de faire de la musique. Son aventure à elle est plus mentale, plus relationnelle. Grâce à ce « prétexte pour partir et faire quelque chose d’un peu fou », nous dit-elle autour d’un allongé, Maud Geffray est allé à la rencontre des habitants de cette région où, en novembre, il fait nuit vingt-deux heures par jour. Elle s’est imprégnée de la mélancolie de cette vie dans le noir et le froid pour raconter des histoires, mais des histoires retranscrites selon son ressenti à elle, et rien d’autre. Face aux personnes rencontrées, plongée dans cette « spatialité de la nature si particulière », dit-elle, elle a reconstruit en électronique les moments vécus sur place.
Ce séjour est devenu un album titré Polaar. Il vient de paraître. Mais sa mise en format est une déclinaison d’un autre projet, Kaamos (terme finnois désignant la longue nuit polaire ainsi que le spleen qu’il provoque), pensé suite à une commande du Louvre, qui, chaque année, donne carte blanche à un artiste pour imaginer une soirée dans son auditorium. Avec Jamie Harley, le réal invité pour le travail visuel de l’exercice, Maud Geffray commence à regarder vers le Nord. Nous sommes en 2015. La performance sera présentée début 2016. « J’avais envie d’un contexte un peu extrême », se souvient-elle aujourd’hui.
Le Grand Nord, pour Molécule, est l’occasion parfaite pour sortir de sa zone de confort. Il voit dans l’insécurité, le doute, mais aussi dans la contemplation qu’il provoque « une façon de se réinitialiser » et de retrouver « l’émerveillement de l’enfance ». De la recherche d’aventure naît ainsi un pur discours sur la création. « Au Groenland, raconte-t-il, j’ai vu des gens avec une intuition très développée face à leur environnement. Nous, on ne s’écoute plus… Le silence polaire permet de renouer avec le champ de l’intime et cette fameuse intuition. »
A la recherche de soi
Hasard ou pas : l’album de NSDOS s’appelle Intuition, Vol 1. Hasard ou pas : nos aventuriers du froid évoquent tous ce rapport à l’introspection dans l’immensité des paysages. Thylacine, de son vrai nom William Rezé, a traversé la Sibérie en train pour accoucher du bien nommé Transsibérien (2015). Il parle d’une « petite bulle ambulante » quand il se remémore, à la table d’une brasserie parisienne, son périple de 9000 kilomètres. « Une cabine de train est un lieu hors du temps, dit-il. On peut y recréer une certaine zone de confort… mais il suffit de regarder par la fenêtre pour en sortir. » Dans le même genre, Maud Geffray, pendant sa traversée de la nuit lapone, se souvient avoir recréé une sorte de « cocon auquel on finit par s’adapter ». « Il y a quelque chose de rassurant à s’enfermer dans le noir et le froid », dit-elle. Pour Maud Geffray, cette expérience a été une quête personnelle autant qu’une source d’inspiration pour son travail.
William Rezé a passé une semaine à bord du Transsibérien et treize jours, en tout, en Sibérie. Il a fait des poses dans quelques-unes des 105 gares traversées, prolongeant le voyage en passant du temps avec une chorale ici, un chaman là… Les voix qu’on entend sur l’album, ce sont celles-ci, enregistrées au gré des rencontres puis travaillées une fois Thylacine revenu dans sa cabine. Il y passe alors ses jours et ses nuits entre deux arrêts, concentré comme jamais, tandis que l’équipe qui l’accompagne commence à péter des câbles à force d’enfermement. « Moi, je me sentais hyper bien », se souvient-il en riant.
Thylacine (photo William Rezé)
Comme Molécule, NSDOS et Maud Geffray, Thylacine a rapporté des images de son expérience. Elles ont donné un documentaire en dix parties réalisé par David Ctiborsky et coproduit par les Nouvelles Ecritures du réel de France Télévisions. On y suit Thylacine dans sa démarche consistant « à vivre quelque chose de fort, puis à transformer ça en émotions » via cette « bulle » de créativité.
Il est parti sans rien connaître ou presque de la Sibérie, favorisant ainsi « la recherche d’un sentiment de première fois ». Sa fascination pour les trains et la lecture de Blaise Cendrars auront suffit à motiver la volonté de traverser le paysage. Une volonté entretenue également chez Molécule, qui a tenu à partir « aussi vierge que possible » au Groenland. Aucune lecture, aucune recherche particulière avant d’aller se frotter « à la puissance des éléments ». « Il y une raison psychologique, voire psychanalytique à vouloir retrouver l’autorité de la nature et se sentir complètement dépassé », dit-il. Le but étant de « s’écouter de façon neuve, au plus profond ». Un livre dans sa valise, quand même? Les écrits de John Cage sur le silence, qu’il n’a même pas lus au final. Maud Geffray, elle, s’était préparée, avant le départ, en se plongeant dans les musiques traditionnelles de Laponie et en regardant quelques documentaires sur la région. « La musique, pour moi, c’est amener à l’émotion juste », dit-elle. Un chemin de composition initié avant l’immersion, depuis Paris, avec un début de matière musicale.
Nouvelles techniques, nouvelles formes
NSDOS fait des ponts entre les différentes disciplines qu’il pratique, de la danse à la musique électronique en passant par les installations, qu’elles soient vidéo ou plus techniques, plus geeks. Il veut marcher sur les pas de son père, un ingénieur hydraulique aujourd’hui décédé, en développant une approche scientifique de l’art, notamment autour des rapports machines/nature. Il est même bêta-testeur pour des chercheurs travaillant sur la biologie et les neurosciences, quand il n’explore pas les potentialités de la réalité virtuelle. Autant d’espaces créatifs bien éloignés, tant techniquement qu’esthétiquement, des mythologies autour du musicien religieusement cloîtré dans son studio pour composer.
Sa « résidence » en Alaska est à penser dans ce genre de recherches. Mais il ne se reconnaît pas dans un simple contre-pied aux habitudes actuelles de la musique électronique. Pour lui, c’est l’époque et ses outils qui conditionnent ces basculements. Thylacine va dans le même sens. « Notre génération a cette nouveauté: pouvoir transporter son matériel partout, dit-il. Juste un ordi, des contrôleurs, un petit clavier. Et puis on est une génération de voyageurs. C’est beaucoup plus facile qu’à l’époque de nos parents. » La baisse des prix et l’allègement du matériel comme explication à ces nouvelles démarches, okay. Mais Molécule va plus loin en verbalisant une sortie de la dimension festive propre à la musique électronique. « Il y a un besoin d’aller plus loin en apportant du sens à sa démarche, dit-il. La musique électronique devient souvent impersonnelle aujourd’hui, il y a tellement de sorties… » Créer sa propre matière sonore, donner une empreinte narrative à sa musique, se confronter à la nature et croiser les médiums, encore une fois, seraient ainsi une façon de marquer la rupture avec les générations précédentes.
Dans son petit home studio du 18è arrondissement de Paris, Romain Delahaye parle de la suite. Il doit terminer cet album enregistré au Groenland, penser au format vidéo qui l’accompagne et se pencher sur un autre versant du projet, un truc en réalité virtuelle pensé comme une œuvre à part entière. Un programme certes bien chargé pour les mois à venir, mais Molécule pense déjà à ses prochaines aventures dans la nature et le froid. L’espace? « Ce serait le plan ultime », répond-il très sérieusement.
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