Longtemps perçu comme une sous-culture, le rap sud-coréen suscite aujourd’hui un engouement fascinant dans le pays, et bien au-delà. Peut-il s’installer dans la durée ?
Le 1er janvier 2015, un ovni faisait son entrée dans le paysage du rap: It G Ma, un titre puissant perfusé à la trap d’Atlanta sur lequel l’artiste coréen Keith Ape exposait toute sa force de frappe. Avec ce morceau (et a fortiori son clip), ce rappeur de 22 ans originaire de Séoul devenait instantanément le représentant mondial d’un hip-hop sud-coréen jusqu’ici méconnu, parvenant à surprendre les Américains eux-mêmes. En témoigne cette géniale vidéo.
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Personne ne s’attendait à ce qu’un morceau aussi redoutable n’émane du royaume de la K-Pop. Et pour cause : jusque-là, l’unique artiste sud-coréen à avoir atteint une renommée internationale se nommait… Psy. Comment le rap est-il parvenu, si soudainement, à émerger des entrailles de la Corée du Sud ?
De l’underground à la lumière
En réalité, le genre n’est pas récent dans cette contrée: il dormait.
“Au début des années 90, des artistes comme Seo Taiji and Boys, Deux ou Hyun Jin-young contribuaient à développer le hip-hop« , retrace Paloalto, rappeur sud-coréen et fondateur du label Hi-Lite Records. « Cette musique est présente depuis longtemps, mais elle ne séduisait pas la majorité des audiences de la Corée”.
Deux décennies plus tard, le rap coréen s’éveille et séduit plus que jamais grâce à une jeune génération d’artistes talentueux incarnée par Keith Ape, Okasian,The Quiett ou encore Dok2. Pour l’illustratrice Christelle Pécout, Française d’origine coréenne qui s’apprête à publier le roman graphique K-Shock, l’émergence de cette scène doit beaucoup au télé-crochet Show Me The Money, créé en 2012 : “Ça a totalement popularisé le rap auprès des jeunes Coréens, qui en ont fait leur musique actuelle.”
Cette musique permet non seulement aux rappeurs de divertir leur audience, mais aussi de rompre avec le discours et l’image ultra contrôlés de l’industrie musicale coréenne, en exposant fièrement leurs tatouages ou en abordant des thèmes sensibles. Une audace peu commune en Corée du Sud, comme le souligne Christelle Pécout :
“Leurs textes tournent souvent autour de la difficulté de vivre dans la société coréenne. Je pense que le hip-hop est un des rares milieux en Corée du Sud où les artistes peuvent s’attaquer à des sujets politiques.”
Un succès qui dépasse les frontières
Preuve que le genre suscite une véritable fascination, et ce même en dehors de son territoire, les rappeurs coréens donnent à présent des concerts en Europe, érigent des ponts avec les artistes américains et trouvent des alliés en France. Parmi eux, Sam Tiba, producteur du clan Bromance et féru de hip-hop coréen depuis son adolescence. Malgré sa connaissance en la matière, il avoue avoir été surpris par la récente montée en puissance du genre, portée par le tube It G Ma :
“Je ne m’attendais pas à voir des Coréens utiliser toute l’esthétique du rap sudiste américain, et à en faire un véritable tube mondial, confie-t-il. Je pense que toutes les chances (et l’argent de l’économie musicale coréenne) sont de leur côté. J’aimerais qu’ils arrivent à retrouver une vraie identité coréenne à leur musique – un processus qui prend du temps.”
Si on ne peut aujourd’hui nier l’existence d’une scène rap sud-coréenne vive et prolifique, il reste que l’ombre des États-Unis plane de toute son étendue au-dessus d’elle. Pour la plupart, les morceaux qui émanent de la culture rap coréenne sont largement emprunts de productions américaines et souvent en anglais. It G Ma de Keith Ape est fortement (si ce n’est entièrement) inspiré de U Guessed It d’OG Maco, une similitude qui avait d’ailleurs fort déplu au rappeur d’Atlanta.
De l’identité du hip-hop coréen
L’appropriation de productions US et l’intégration de rimes façonnées en anglais permettent au rap coréen de rayonner sur le plan international. Mais ces processus viennent aussi questionner son ADN originel : peut-on véritablement parler d’un rap coréen, authentique et indépendant ?
Le journaliste anglais Daniel Milroy Mayer, un des premiers à avoir fait état de l’émergence de cette scène, souligne la dangerosité d’une inspiration américaine trop prononcée :
“Ce genre de musique n’est pas traditionnellement associé à la Corée du Sud, et beaucoup de Coréens (âgés, pour la plupart) le rejettent à cause de son influence occidentale.”
Autre danger pour le rap coréen : se faire happer par cette monstrueuse machine qu’est l’industrie de la K-pop. “La K-pop s’empare énormément du hip-hop à l’heure actuelle, qui leur amène une nouvelle dimension, plus jeune, plus actuelle”, analyse Christelle Pécout. CL, leader du groupe 2NE1, opérait récemment un virage aux sonorités trap et hip-hop sur Hello Bitches. “Et le label indépendant AOMG vient d’être récupéré par CJ Entertainment« , ajoute Christelle Pécout, « une compagnie tentaculaire qui ne fait pas seulement dans le divertissement, puisqu’elle gère aussi des produits d’électroménager…”
https://www.youtube.com/watch?v=LBSsawA6tVk
Pour survivre et surtout prospérer au pays de la K-pop, il faudrait donc que les rappeurs sud-coréens parviennent à créer une musique dont l’identité leur ressemble davantage, loin du rayon d’attraction des États-Unis. “Mais je reste persuadé que le hip-hop sud-coréen y parviendra », assure Daniel Milroy Mayer, confiant. « En assistant au succès actuel de leurs aînés, la future génération de rappeurs sera inspirée pour créer son propre hip-hop ».
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