Figure incomparable du rock français, Alain Bashung revient dans l’actualité à travers une série poignante d’inédits. Avec Edith Fambuena, réalisatrice artistique d’En amont, retour sur la genèse de cet album de haute qualité.
“Je ne t’ai jamais dit/Mais nous sommes immortels/Pourquoi es-tu parti/Avant que je te l’apprenne ?” Voilà dix ans exactement que l’on espérait entendre ces mots-là chantés par Alain Bashung, écrits par Dominique A sur une musique composée par lui. Immortels faillit figurer sur l’ultime album de Bashung, Bleu pétrole (2008). Au point que ce titre faisait depuis l’objet de fantasmes, entre le nombre approximatif de versions enregistrées et les raisons supposées de sa mise à l’écart par son interprète.
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Comme on le sait, Dominique A s’était approprié avec brio sa chanson sur La Musique (2009), contrebalançant la noirceur du texte par l’ampleur mélodique et la puissance rythmique. Entre le monument du rock français et l’un de ses plus brillants fils spirituels, il y avait comme une évidence, une certitude.
Des paroles prémonitoires résonnant sans doute de manière trop aiguë
“Je pensais que le propos était de nature à toucher beaucoup de gens, comme il avait touché au départ celui pour lequel ce morceau avait été écrit, Alain Bashung”, raconte Dominique Ané dans son autobiographie, Ma vie en morceaux, parue en octobre dernier.
Les paroles prémonitoires résonnaient sans doute de manière trop aiguë dans l’esprit de son interprète, atteint par un cancer des poumons, dont il succombera le 14 mars 2009, quelques jours seulement après avoir remporté trois Victoires de la musique lors de sa dernière apparition publique.
La découverte inespérée de la version crépusculaire d’Immortels par Bashung, délicatement réalisée par Edith Fambuena, est émouvante et presque irréelle, comme une voix d’outre-tombe qui se rappellerait à nous. “C’est certainement l’une des plus grandes chansons qu’Alain ait interprétées dans sa carrière”, témoigne Sylvain Taillet, directeur artistique de Barclay.
Pour Dominique A, l’écoute est forcément plus troublante encore : “Je suis tellement habitué à interpréter Immortels depuis des années que je fus d’abord surpris d’entendre la voix d’Alain Bashung sur ma chanson, avant de me laisser simplement porter par l’émotion et même le plaisir d’écouter mes propres parties de guitare acoustique. »
« Ce sont deux lectures très différentes – la sienne se situe dans un registre folk tamisé alors que la mienne est plutôt pop triomphale. Quel autre meilleur ambassadeur pouvais-je imaginer pour faire revivre Immortels ? A l’arrivée, on ne sait plus vraiment qui reprend qui.”
De Bashung, on pensait pourtant tout connaître
Les plus attentionnés remarqueront d’ailleurs des écarts substantiels dans leurs textes respectifs. Rien de lugubre dans cette ouverture céleste d’En amont, album posthume d’une dizaine d’inédits laissés en chantier avant la confection de Bleu pétrole, qui vient enrichir l’automne discographique et qui, immanquablement, provoquera quelques commentaires suspicieux.
Pourtant, Sylvain Taillet est formel : “Tous ces inédits ont l’imprimatur de Bashung, ce sont simplement les versions enregistrées à l’époque qui l’avaient laissé sur sa faim.” Et Chloé Mons, qui a partagé les dix dernières années de sa vie, de confier : “Ce n’est pas un hasard si Alain nous a légué son interprétation d’Immortels. C’est quelqu’un qui voyait très loin. On se surprend même à le chantonner comme si on s’adressait à lui par un effet miroir.”
De Bashung, on pensait pourtant tout connaître depuis la sortie de l’indispensable anthologie A perte de vue (2009), éditée quelques mois après sa mort et rassemblant ses douze albums studio, ses projets parallèles, ses concerts enregistrés et même des raretés richement documentées (dont une vibrante Ode à la vie avec Rachid Taha, autre compagnon de route parti trop tôt).
A l’initiative de Chloé Mons, sa veuve et gardienne du temple discographique, et avec l’aval de Barclay, son label historique, l’idée d’un album posthume constitué d’inédits émerge peu à peu. “Après une longue période de deuil et en accord avec ses dernières volontés, j’ai commencé à me plonger dans les archives et à répertorier les titres qu’Alain avait mis en stand-by avant de réaliser Bleu pétrole. »
« Il y avait en particulier un chapelet de morceaux inachevés qui se mariaient bien ensemble et qui pouvaient fournir un album à part entière, se souvient-elle. La question de l’éthique se doublait d’une interrogation artistique : à quelles mains confier ces chansons pour leur rendre justice sans pathos ni infidélité ?”
Un dialogue artistique et complice entre Edith Fambuena et Chloé Mons
Plusieurs fois approchée, Edith Fambuena, guitariste comme Bashung et pièce maîtresse avec Les Valentins sur l’immense Fantaisie militaire (1998), décline poliment la proposition. “De façon raisonnable, je ne l’aurais pas fait. Mais c’est un peu comme si je n’avais pas eu le choix car Alain n’est jamais sorti de ma vie depuis notre première collaboration il y a plus de vingt ans. J’ai donc préféré être totalement inconsciente et, au final, j’ai vécu une expérience unique.”
Chloé Mons le reconnaît sans ambages : “Sa réaction première était tout à fait légitime. C’est une énorme responsabilité pour elle, mais j’ai insisté avec Barclay pour lui dire qu’elle était la personne idoine et que je l’épaulerais autant que nécessaire. On pouvait échanger en toute franchise et sincérité. Edith transpire la musique et elle comprend comment Alain voyage dans sa tête quand elle l’entend. Elle est la colonne vertébrale de l’album.”
Un travail exaltant, aussi chronophage qu’ambitieux
Entre les deux femmes, un dialogue artistique et complice s’instaure au cours de l’été 2018. Le mot d’ordre du binôme est la justesse, l’authenticité. Mais le travail exaltant, aussi chronophage que minutieux, tourne vite à l’expérience quasi mystique pour Edith Fambuena dans son sous-sol d’enregistrement et de mixage de l’Est parisien.
“Je passais mes jours et mes nuits à entendre la voix de Bashung dans les enceintes. C’était très étrange et perturbant. J’ai failli perdre pied à un moment tellement cette impossibilité de lui parler me rendait folle. Je n’avais qu’une envie : qu’il lève mes doutes, qu’il tranche entre mes orientations. J’attendais en vain son final cut. »
« Alors je me suis remémoré nos discussions passionnantes pendant les neuf mois d’élaboration de Fantaisie militaire. Au contraire de ceux qui fonctionnent par séduction, son leitmotiv en studio était : ‘Trahissez-moi !’ Je défendrai toujours une chanson contre un artiste et jamais l’inverse, ce sont les chansons qui sont immortelles.”
L’ami Doriand, chanteur et proche de Bashung, lui rend régulièrement visite pour la soutenir, la réconforter. Selon lui, elle avait tout à perdre dans cette petite entreprise, mais elle était la plus légitime pour l’accomplir.
Un casting réduit à son plus strict minimum
Volontaire et acharnée, Edith Fambuena mise sur une sobriété instrumentale, commençant d’abord par dénuder les maquettes. Une opération par le vide qui l’oblige à ne garder que l’essentiel : la voix, le texte, la mélodie. D’où un casting réduit à son plus strict minimum : des copains passent au bien nommé studio Afternoon Sessions jouer quelques accords, d’autres viennent y poser des chœurs, elle-même ressort ses guitares.
“Je suis allée au bout de mes intentions en m’enfermant véritablement avec Bashung. C’est le manque qui m’a permis d’avancer. Alain a un placement rythmique qui m’avait déjà étonnée à l’époque de Fantaisie militaire. En dehors d’Immortels, je ne connaissais aucun des dix autres inédits. Et si ma culture musicale est plutôt pop, la sienne est davantage rock, il y avait donc un équilibre fragile à trouver. Je souhaitais le reconnecter à sa grande envergure artistique dont le maître-mot reste le lâcher-prise, la résilience totale.”
Pour relever le défi, Edith commence par réécouter l’intégrale de Bashung, redécouvrant ainsi un album majeur qui lui avait un peu échappé : Play blessures (1982), sommet écrit avec Gainsbourg qui laissera une empreinte indélébile sur plusieurs générations de chanteurs (Miossec en tête).
Impressionnée par la tendresse de l’homme autant que de l’artiste, Fambuena fait progressivement éclore ces onze titres, à l’image du coquelicot qui orne la pochette du disque et qui a été choisi par Chloé Mons comme symbole de la paix intérieure et de la consolation.
Un titre lui résiste obstinément : « Ma peau va te plaire »
Avec méthode et humilité, Edith Fambuena s’active sans relâche, hantée par ces morceaux exhumés, butant parfois sur l’un (Les Rêves de vétéran, à l’auteur inconnu), multipliant les versions pour un autre (Montevideo signé Mickaël Furnon, alias Mickey 3D), retravaillant une chanson sur laquelle elle avait déjà collaboré avec Doriand (La Mariée des roseaux, à l’indicible beauté).
A chaque fois, l’ancienne chanteuse des Valentins décortique, réfléchit, hésite. D’une ténacité rare, elle ne lâche pas le morceau, fût-il éprouvant et douloureux. Elle imagine le début (Immortels) et la fin (Nos âmes à l’abri) comme dans un film. Et s’y tiendra jusqu’au mastering final. Un titre lui résiste obstinément : Ma peau va te plaire, écrit par Joseph d’Anvers et composé par Bashung.
“La seule manière de m’en sortir était de le faire sonner façon rock déglingué comme on l’a connu dans les années 1980. Un soir, j’ai enfin trouvé le riff et j’ai eu cette vision d’Alain me racontant que le concert de Gene Vincent à la Mutualité avait changé sa vie à l’âge de 15 ans. Bashung est un animal électrique. Tout ce que j’ai fait sur ce disque, c’est finalement lui qui me l’a appris.”
Autre chantier : les pistes vocales. Entre les tonalités diverses et les enregistrements nombreux, un long travail d’editing s’impose. En échanges permanents avec Chloé Mons et Sylvain Taillet, ses deux partenaires précieux, Edith Fambuena fait valider ses options sonores, ses partis pris esthétiques.
“Je t’ai manqué”, chantait déjà Bashung à l’automne 2008
Devançant les critiques qu’un disque posthume pourrait susciter – tout le monde connaît l’exigence, le côté très pointilleux, l’insatisfaction légendaire du chanteur disparu, capable de déprimer à lui seul un régiment d’auteurs français –, elle n’élude aucune remarque ni question : “J’aime bien l’idée qu’on puisse s’approprier des choses parfaitement imparfaites. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante qu’après ce disque-là et pouvoir réentendre Alain Bashung dix ans après est absolument inespéré.”
Doriand, qui a côtoyé Bashung au milieu des années 2000, le confirme : “Alain manque terriblement dans le paysage musical. Une décennie écoulée depuis Bleu pétrole était sûrement le temps nécessaire pour apprécier En amont à sa juste valeur. Malgré l’absence de Bashung, je le considère presque comme un nouvel album.”
“Je t’ai manqué”, chantait déjà Bashung à l’automne 2008, quelques semaines avant de nous manquer définitivement. Sa voix incomparable, son timbre singulier et son interprétation inimitable nous accompagnent depuis des décennies. “Bashung transcende toujours les mots des autres”, souligne fort à propos le photographe Richard Dumas, qui l’a immortalisé sur la pochette de L’Imprudence (2002) en statue du Commandeur.
“Avec lui, c’est tellement mieux au lieu de tellement plus – ça change tout.” De ce point de vue, En amont en laissera beaucoup sans voix. On songe autant à Johnny Cash (Elle me dit les mêmes mots) qu’à Alan Vega (Ma peau va te plaire) – Bashung aimait autant les grands espaces (comme le nom de sa tournée en 2004) que le rock primaire.
« En amont » permet de dresser quelques hypothèses
Comment en effet ne pas frissonner quand il interprète Seul le chien de Dominique A, dont ce dernier ignorait qu’il avait été enregistré : “C’est la dernière étoile/Que je vois s’allumer/C’est le dernier soupir/Que je m’entends pousser.” Enfin, En amont vient combler une certaine insatisfaction ressentie à l’écoute de Bleu pétrole et permet de dresser quelques hypothèses.
Avait-il consacré trop de temps en studio à une partie de ces morceaux aujourd’hui exhumés qu’il en fit table rase ? Ou bien, coutumier de tergiversations artistiques, avait-il décidé de rassurer commercialement son label avec Bleu pétrole et mieux élaborer une suite à L’Imprudence, dont Ma peau va te plaire aurait servi de point de départ à en croire Joseph d’Anvers ? On ne le saura évidemment jamais. Reste une certitude : En amont s’écoute au présent.
En amont (Barclay), sortie le 23 novembre
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