[Numéro spécial Gainsbourg] Attiré par les jeunes femmes, célèbre pour les frasques alcoolisées de son double maléfique Gainsbarre et auteur d’une œuvre hantée par la misogynie, Serge Gainsbourg et le parfum de scandale qui l’accompagnait où qu’il aille semblent en totale inadéquation avec une époque qui condamne enfin des pratiques hier encore tolérées. Comment envisager Gainsbourg à l’aune de la cancel culture ?
Lorsque Charlotte Gainsbourg est interrogée par une journaliste du Guardian en 2019 sur les réactions que provoquerait aujourd’hui sur les réseaux sociaux la sortie d’une chanson comme Lemon Incest, la fille
de la légende de la chanson française ne louvoie pas : “Je pense que mon père serait aujourd’hui condamné par l’opinion publique à chacun de ses mouvements. Tout est à présent si politiquement correct, si ennuyeux, si prévisible.”
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A l’heure de MeTooInceste, la déclaration sonne a fortiori comme une évidence. Même si le mythe Gainsbourg jouit encore d’une aura d’icône glamour, d’un statut de trésor national et reste une source d’inspiration pour chaque nouvelle génération de musicien·nes, de Nick Cave à Benjamin Biolay, de MC Solaar à Air, en passant par Feu! Chatterton, Clara Luciani ou le groupe La Femme, les attaques envers Gainsbourg se multiplient depuis quelque temps, notamment sur les réseaux sociaux.
Incarnation du génie chic ou symbole de la masculinité toxique
En septembre dernier et dans le podcast Transmission d’Arte Radio, la chanteuse Lio allait même jusqu’à qualifier Gainsbourg de “harceleur” et de “Weinstein de la chanson”, revenant sur Les Sucettes, titre métaphorisant une fellation et que le compositeur avait écrite pour France Gall sans que cette dernière, alors âgée de 18 ans, n’ait saisi le double sens des paroles. “Clairement, France Gall a été abusée par des adultes sans respect. C’est un viol, elle l’a ressenti comme ça, et c’est légitime”, s’indignait l’artiste belge.
>>> A lire aussi : France Gall raconte sa collaboration avec Serge Gainsbourg
Gainsbourg pourrait-il passer d’incarnation du génie chic à symbole de la masculinité toxique ? S’il est libre à chacun·e d’avoir sur cette question, ultra-contemporaine, de la séparation de l’homme et de l’artiste et de la relecture d’une œuvre et d’une vie passées à travers les lunettes du présent, sa propre réponse, il est intéressant d’observer que, de son vivant comme depuis sa mort, Gainsbourg a eu avec son époque un dialogue intense et pour le moins agité.
Bien que son personnage public et ses créations artistiques aient plusieurs fois muté, de ses débuts à la fin des années 1950 jusqu’à sa mort en 1991, la ligne de force de son parcours est l’attrait pour le scandale.
Et si l’œuvre polémique et le sulfureux mythe Gainsbourg pouvaient être utilisés comme prisme pour observer les mutations sociétales depuis les années 1960 ?
L’origine des effluves de soufre
Chloé Thibaud est une journaliste de trente ans travaillant notamment pour le média féministe Les Glorieuses. Passionnée par Gainsbourg depuis l’enfance, elle vient de sortir un essai intitulé En relisant Gainsbourg (bleu nuit éditeur), qui analyse la légende à l’aune des inspirations littéraires de l’auteur de La Javanaise.
“Il y a chez Gainsbourg une volonté d’exister médiatiquement, un impératif catégorique de faire du neuf, tant en termes d’image publique que de création artistique” Chloé Thibaud
Comme l’essayiste nous l’explique, c’est précisément ces références littéraires qui éclaircissent l’origine des effluves de soufre qui l’entourent : “Il a provoqué selon les codes de l’époque dans laquelle il était. Comme Oscar Wilde, dont il admirait énormément l’œuvre, il se disait : ‘Qu’on parle de moi en bien ou en mal, l’important c’est qu’on parle de moi.’ Il y a chez Gainsbourg une volonté d’exister médiatiquement, un impératif catégorique de faire du neuf, tant en termes d’image publique que de création artistique.”
“Gainsbourg était obsédé par des figures de héros romantiques à la Baudelaire, se vivant comme persécuté, malheureux en amour et trompé par les femmes” Chloé Thibaud
Et de poursuivre : “Pour comprendre, sans excuser, des phrases misogynes comme ‘Il faut prendre les femmes pour ce qu’elles ne sont pas et les laisser pour ce qu’elles sont’ ou ‘J’étais déjà misogyne, je deviens misanthrope, alors vous voyez il ne reste pas grand-chose’, il faut savoir que Gainsbourg était obsédé par des figures de héros romantiques à la Baudelaire, se vivant comme persécuté, malheureux en amour et trompé par les femmes. Il était d’une timidité maladive, mal dans sa peau et conscient de son physique atypique. Mais cette posture cynique était une pure construction, car en réalité il aimait profondément les femmes.”
En avance sur son temps en matière de sexualité
Lorsque le succès artistique finit par arriver et qu’il s’accompagne d’un succès auprès des femmes, Gainsbourg troque le costume d’artiste maudit et incompris pour celui de dandy séducteur. Au moment où il rencontre Brigitte Bardot puis Jane Birkin, il écrit des chansons d’amour qui restent parmi les plus belles de l’histoire de la chanson française et incarnera même la révolution sexuelle de la fin des années 1960 avec des titres comme 69 année érotique ou Je t’aime… moi non plus.
Chloé Thibaud affirme même que, sur certains aspects, il était en avance sur son temps en matière de sexualité : “Gainsbourg fait entrer le sexe dans la chanson française. A une époque où le clitoris était encore absent des manuels de SVT, il écrit et interprète une chanson de presque huit minutes sur la masturbation féminine avec Variations sur Marilou.”
Cette période-là, qui va de la brève passion avec Bardot en 1967 au délitement de sa relation avec Birkin en 1980, fixe le cliché de l’artiste au physique peu avantageux mais jouissant d’un charme et d’un génie qui font de lui le pygmalion de muses successives, incarnations de la perfection plastique de leur époque et ayant avec lui un écart d’âge considérable.
Si ce cliché peut être mis en cause dans la mesure où Jane a, selon l’aveu de Serge lui-même, complètement façonné le look de Gainsbourg, la différence d’âge entre l’artiste et ses muses passe de six ans d’écart avec Bardot, à dix-huit ans avec Birkin (elle a 22 ans, lui 40), puis trente et un ans avec Bambou (21 et 52) et enfin quarante et un ans avec Constance Meyer, adolescente de 16 ans qui fut l’amante de Gainsbourg, alors âgé de 57 ans, jusqu’à sa mort.
A cette liste s’ajoutera bientôt le nom de Marie-Marie, pseudonyme derrière lequel se cache une jeune femme qui aurait, elle aussi, à 19 ans, entretenu une liaison avec l’auteur-compositeur, en même temps que Constance, relation qu’elle raconte dans un livre dont la sortie est prévue le 4 mars et intitulé Il était une oie (Fauves Editions).
Fascination pour la figure de Lolita
Ni cette dernière ni Constance Meyer n’accusèrent l’artiste de quoi que ce soit – ce qui n’empêche pas d’interroger la possibilité du consentement d’une mineure de 16 ans. Aucune accusation non plus de la part d’Aude Turpault, que Gainsbourg rencontre en 1986 mais avec laquelle il entretient une relation uniquement amicale, selon les dires de cette jeune fille alors âgée de 13 ans.
Cet attrait pour les jeunes filles, qu’on retrouve dans ses chansons, de Ballade de Melody Nelson (“Si délicieuse enfant que je n’ai connue qu’un instant”) à Sea Sex and Sun (“Vingt ans, dix-huit, dix-sept ans à la limite”) en passant par Lemon Incest ou No Comment (“Si je baise ? Affirmatif/Des salopes ? Affirmatif/Des gamines ? Affirmatif/De quel âge ? Ooh, ooh, ooh”), renseigne sur la fascination de Gainsbourg pour la figure de Lolita.
Et même si Gainsbourg n’a jamais été accusé d’un quelconque acte pénalement condamnable, la façon dont ses textes glamourisent la pédocriminalité mérite plus que jamais d’être problématisée.
Pour Chloé Thibaud, Lemon Incest reste “une très belle chanson, une très belle déclaration d’amour d’un père à sa fille. Déjà, à l’époque, elle choquait. Et pourtant, les paroles de la chanson sont claires, Gainsbourg parle de ‘l’amour que nous ne ferons jamais ensemble’. Cela le dégoûtait qu’on puisse penser ça de lui. Mais il est certain que ce serait impossible aujourd’hui, car les mœurs ont changé.
“La provocation était le moteur de son processus créatif” Chloé Thibaud
Il en va de même pour l’utilisation du mot ‘négresse’ dans certaines de ses chansons, terme évidemment raciste. Il y avait chez Gainsbourg un fantasme de la femme noire typique d’une époque où l’érotisation systématique des femmes racisées ne choquait personne. Pour moi, mais c’est une position très personnelle, l’important n’est pas de s’empêcher d’écouter ses chansons ou d’arrêter d’aimer Gainsbourg, mais plutôt de contextualiser son œuvre et, dans le cas de Gainsbourg, comprendre que la provocation était le moteur de son processus créatif.”
D’artiste romantique maudit à clown triste de télévision
Cette figure de provocateur va atteindre son paroxysme avec l’invention du personnage de Gainsbarre, double médiatique, extraverti, libidineux et maléfique de l’introverti Gainsbourg. Il naît, au début des années 1980, avec l’intensification de sa consommation d’alcool, sur les cendres de sa relation avec une Jane Birkin qui évoque par ailleurs, dans son dernier livre, la violence physique exercée de part et d’autre du couple au crépuscule de son histoire.
Les frasques de Gainsbarre sont célèbres et font partie du mythe, au même titre que ses plus grandes chansons. Il y a tout d’abord le “I want to fuck you” adressé à Whitney Houston sur le plateau d’un Michel Drucker gêné, puis les gestes déplacés qu’il tente d’imposer à plusieurs reprises à Catherine Deneuve, à nouveau chez Michel Drucker, et enfin le “Vous êtes une salope et une putain” à Catherine Ringer, accompagné d’une menace de violence physique, face à quoi la chanteuse ne se démonte pas et lui rétorque : “Et vous, vous êtes un gros dégueulasse.”
https://youtu.be/lxSKzEQkcP8
On pense aussi au billet de 500 francs que Gainsbourg brûle en direct sur TF1 en 1984 afin de démontrer ce qu’il lui reste une fois ses impôts payés, geste illégal qui peut tout aussi bien passer pour indécent (l’acte d’un grand bourgeois qui râle contre ce que lui prend le fisc) qu’anticapitaliste (l’acte d’un anarchiste punk estimant que l’argent peut être détruit).
Cette dégénérescence de l’artiste en caricature de lui-même peut aussi s’analyser en miroir de l’époque. La télévision voit dans les années 1980 fleurir une série de talk-shows cherchant à créer la polémique et invitant précisément Gainsbourg pour cette raison.
“Il ne contrôle plus tout à fait son image. Il joue avec, maises aussi joué par les conditions de réalisation des émissions qui sont ravies de faire le buzz” Chloé Thibaud
Pour Chloé Thibaud, l’origine de Gainsbarre est à nouveau littéraire : “Son double médiatique de fin de carrière correspond à une obsession de Gainsbourg pour Frankenstein et Docteur Jekyll et Mister Hyde. Et pourtant, il ne contrôle plus tout à fait son image. Il joue avec, mais il est pour moi aussi joué par les conditions de réalisation des émissions qui sont ravies de faire le buzz et lui fournissent tout l’alcool qu’il réclame.”
D’artiste romantique maudit à clown triste de télévision en passant par icône de la libération sexuelle, la place de Gainsbourg dans l’inconscient collectif n’a cessé d’évoluer depuis Le Poinçonneur des Lilas, en 1958.
En 2021, au moment de commémorer l’anniversaire de sa mort, il est nécessaire d’interroger le culte esthétique dont il jouit encore à l’aune des mutations sociétales récentes. Si sa masculinité est, du point
de vue du contemporain, toxique à bien des égards, elle est à recontextualiser dans une époque révolue.
Alors, peut-on autant aimer Gainsbourg aujourd’hui que par le passé ? A chacun·e de placer le curseur de sa tolérance pour répondre, ou pas, “affirmatif”, mais en tout cas pas “no comment”.
Chloé Thibaud, En relisant Gainsbourg, bleu nuit éditeur, 2021, 14 euros
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