Une décennie après leurs débuts, Meg et Jack White sortent Icky Thump, un sixième album de blues électrique et enragé. On partait à leur rencontre dans le Tennessee en juin 2007.
Comme il paraît loin, le temps où les White Stripes jouaient du rock comme deux enfants oubliés dans une confiserie après l’heure de la fermeture. A l’époque, celle de leurs trois premiers albums, Jack et Meg White habitaient à Detroit (Michigan), ils s’habillaient pareil, ils se ressemblaient comme des jumeaux, ils se disaient frère et sœur, ou mari et femme, et paraissaient vivre et s’épanouir en autarcie, seuls contre le monde. Hansel et Gretel en Amérique, semant des petites chansons de garage-pop bluesy pour baliser le chemin – et le montrer aux autres.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Et puis, en 2003, avec Elephant, leur quatrième album, les White Stripes ont trouvé la maison en pain d’épices. Au fronton était inscrit : Seven Nation Army. Un tube énorme, une chanson entrée dans le domaine public, qui a transformé Jack et Meg White en icônes de la culture pop officielle. Après Seven Nation Army, les White Stripes auraient pu acheter la maison en pain d’épices, et tout le quartier. La bulle des White Stripes, qu’on appelle l’île de White, n’a pas éclaté, mais elle a grossi. Les White Stripes sont devenus grands.
Dans un premier temps, Jack White s’est offert des pédales d’effets afin d’assouvir sur scène ses fantasmes de guitariste de hard-rock. Puis il a mis le duo en repos pour se lancer dans l’aventure d’un nouveau groupe, les Raconteurs. Il s’est mis à fréquenter des beautiful people – et en a même épousé une very beautiful, la mannequin Karen Elson. Puis il a déménagé à Nashville (Tennessee) dans la rue des stars de la country, pendant que Meg mettait le cap sur Los Angeles (Californie).
Les White Stripes ont dix ans. Dans la vie de ces deux grands enfants, ça commence à faire, voire à faire peur. Quand on les rencontre à Nashville pour la promotion d’Icky Thump, on est donc soulagé de les retrouver égaux à eux-mêmes. En rouge, noir et blanc ; bavard et rieur (Jack), mutique et souriante (Meg). Ils ont gardé la ligne, physiquement et musicalement.
…
Jack, quand et pourquoi t’es-tu installé à Nashville ?
Jack White — Il y a un an et demi, à la fin de la tournée Get Behind Me Satan. Ça n’allait plus à Detroit, je n’avais plus d’amis là-bas, je ne pouvais plus me balader dans la rue tranquille. Je me sentais asséché, physiquement et mentalement. Il y avait de la tension, de l’hostilité autour de moi, c’était devenu vraiment insupportable, les ami∙es se sont éloigné∙es les un∙es après les autres. Quoi que je fasse, ça ne marchait pas.
https://www.youtube.com/watch?v=9FgQzgUfr_c
Beaucoup de gens autour de moi me reprochaient des décisions. A Nashville, j’ai toujours ma part de responsabilités, mais au moins il n’y a personne pour me renvoyer une image négative en permanence. Aujourd’hui, je me sens bien quand je me regarde dans la glace, ce n’était pas le cas quand j’étais à Detroit. Je suis heureux d’être reparti sur de bonnes bases, je ne suis pas seul, j’ai ma famille, et mes amis les Raconteurs s’installent ici.
Pourquoi avoir choisi Nashville plutôt que Memphis, où vous aviez enregistré votre deuxième album ?
Déménager à Memphis, ça aurait été comme rester à Detroit : les deux villes sont très proches, plutôt dures. A Nashville, j’apprécie le savoir-vivre, la politesse, la tranquillité, l’hospitalité sudiste. Je veux pouvoir m’asseoir sous mon porche tranquille, aller à la librairie tranquille, je veux pouvoir élever mes enfants dans un endroit où ils voient toutes les facettes de l’existence, pas seulement ce côté négatif que j’ai côtoyé toute ma vie. J’ai toujours senti que quelque chose n’allait pas, ça ne développe pas une attitude très bonne. Ça m’a permis d’écrire des chansons, c’est toujours ça de pris. Je verrai comment ça évolue pour ma musique.
Il paraît que tu as failli acheter la maison de Johnny Cash ?
J’ai effectivement visité sa maison, mais ça ressemblait trop à un musée. Ça aurait toujours été la maison de Johnny Cash, j’aurais eu l’impression d’être le concierge plutôt que le propriétaire. A la place, j’ai acheté la maison du producteur de Frank Sinatra.
Tu as produit un album de la mythique chanteuse country Loretta Lynn. As-tu d’autres projets de ce type maintenant que tu vis à Nashville ?
J’adore la country, j’espère en faire si un projet intéressant se présente. Je ne vais pas me forcer à faire des choses pour de mauvaises raisons, pour être encore plus célèbre ou pour me faire un nom comme producteur. Il y a des gens dans la country avec qui j’adorerais travailler, mais dans ce milieu les gens sont dans un état d’esprit très particulier, ils aiment les trucs très propres.
Ce que j’appelle la musique roots, la vraie musique, ça passe pour une parodie dans le milieu de la country nashvillienne. L’idée que le reste du pays se fait de la musique country n’est pas celle qu’on s’en fait ici à Nashville.
Comment s’est passé l’enregistrement de ce nouvel album ?
Je rentrais d’une année de tournée avec les Raconteurs, j’ai appelé Meg pour qu’elle me rejoigne à Nashville et qu’on commence à bosser sur un nouvel album. On avait arrêté les White Stripes depuis deux ans, on avait quelques chansons en stock qu’on n’avait pas eu le temps de terminer pour l’album précédent. Et j’avais composé pendant la tournée des Raconteurs, j’avais des idées à travailler pour nos retrouvailles. On est allé·es dans mon studio, on a commencé à écrire des titres de chansons, parfois on a composé les chansons à partir de ça. On avait aussi des vieux trucs : Bone Broke date d’il y a dix ans.
La chanson I’m Slowly Turning into You a été inspirée par une idée de Michel Gondry ; je me transforme en Meg grâce à une centaine d’acteurs qui ressemblent de moins en moins à moi et de plus en plus à Meg. L’album n’a pas été facile à faire. C’était la première fois qu’on allait dans un studio moderne. On l’a fait en trois semaines. On discutait, on n’a jamais bossé douze heures par jour comme on le faisait avant.
J’avais envie que ce soit détendu, qu’on prenne le temps de faire les choses. En même temps, pas question qu’on y passe notre vie. Ce serait ridicule de dépenser des millions de dollars sur un album. Icky Thump est notre disque le plus cher. Un jour de studio pour ce disque, c’était plus cher que l’enregistrement de tous nos albums précédents.
Le choix du studio était-il important ?
Avec Patrick (Keeler – ndlr) des Raconteurs, un jour où on n’avait rien à faire, on a visité ce studio dont on nous avait parlé. Il y a une incroyable collection de micros. Ils ont des bonnes machines anciennes, mais elles ne sont pas très utilisées, parce que la country actuelle est enregistrée sur des ordinateurs.
Les seuls qui les ont utilisées un an avant nous, ce sont les Kings of Leon. Il y a seulement deux invités sur le disque, un trompettiste et un joueur de cornemuse, pour une chanson en hommage à nos ancêtres. Meg et moi sommes tous les deux originaires de Pologne et d’Ecosse.
Les White Stripes existent depuis dix ans, vous avez eu tout ce dont un groupe peut rêver. Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?
Je ne peux pas m’empêcher de faire de la musique, tout simplement. J’ai assez d’argent pour prendre dix ans de vacances, j’aimerais être capable de me poser, mais je ne peux pas m’empêcher de continuer, je n’ai pas ce pouvoir. C’est la musique qui me dit ce que je dois faire.
Je n’ai jamais eu l’angoisse de la page blanche et j’espère ne jamais connaître ça. Il m’arrive d’écrire des mauvaises chansons, mais je les laisse tomber très vite. Si je travaille sur une chanson que je n’arrive pas à fredonner plus tard dans la journée, je l’abandonne. Une bonne chanson pour les White Stripes, c’est une question de puissance, même quand la chanson est acoustique.
> > Lire aussi notre critique de Icky Thump
Que craignent les White Stripes ? Qu’est-ce qui pourrait mettre le groupe en danger ?
Quand on a commencé à avoir du succès en Angleterre, on a eu peur que ce ne soit qu’un feu de paille, peur de se faire jeter au bout d’un mois comme ça arrive à d’autres. On avait fait trois albums, plein de 45 tours, des trucs underground, et ça aurait pu s’arrêter là. Aux yeux du grand public, on aurait pu devenir le groupe d’un seul tube, une sorte de groupe gag. Mais on a traversé cette période, on a surmonté cette étape et j’en suis fier.
A part ça, je n’ai peur de rien musicalement. On ne se drogue pas, il n’y a pas de risques de ce côté-là. J’ai été dans deux groupes avant les White Stripes, j’ai de l’expérience. Je me suis littéralement fait virer de ma ville, et j’ai survécu. Si on avait eu des raisons de se séparer, ça se serait produit plus tôt.
Rétrospectivement, comment analyses-tu le succès de Seven Nation Army ?
Le destin de cette chanson, c’est le rêve de tout songwriter, je ne serais pas contre un autre Seven Nation Army. Ce titre est entré au panthéon des chansons pop. Je plains les groupes qui ne connaîtront jamais cette expérience. Mais le plus intéressant, c’est d’avoir vécu les deux : l’époque où personne ne s’intéressait à nous et l’époque où tout le monde nous connaît.
J’aime toujours Seven Nation Army parce que cette chanson n’a pas été conçue pour être un tube, ce n’est pas la maison de disques qui nous a forcés à la sortir en single. C’est même le contraire qui s’est passé à l’époque. Ça paraît dingue avec le recul.
Dans toute la discographie des White Stripes, il n’y a pas vraiment de ballades, de chansons calmes. Pourquoi ?
On a quelques chansons laid-back, notamment sur le deuxième album, mais pas beaucoup. C’est toujours l’aspect live qui dicte la dynamique de nos chansons. Nous sommes à la base un groupe de scène, nous composons pour jouer sur scène. Et quand on fait des chansons douces sur scène, on perd l’attention du public.
Le lien à l’enfance est-il toujours aussi important pour les White Stripes ?
On veut toujours retourner à quelque chose de l’enfance. Je crois que c’est le rêve de tout le monde, qu’on l’admette ou non. Quand les gens observent des enfants, ils voient ce qu’ils auraient pu être s’ils n’avaient pas été en contact avec les responsabilités, le travail, la mort. Les enfants n’ont pas la conscience de l’évaluation. Tout va bien pour eux… tant qu’ils ne sont pas en contact avec d’autres enfants.
Comment imaginais-tu ta vie d’adulte quand tu avais 10 ans ?
Je voulais être dans les marines, être moine, travailler dans la sidérurgie, dans la maçonnerie, être charpentier… Des clichés très américains sur le travail, la nécessité d’avoir un métier. J’ai toujours su que je ferais de la musique, mais plutôt comme un hobby à côté d’un emploi normal. Je n’aurais jamais pensé que je pourrais vendre des disques, surtout dans le genre de musique qui m’intéressait. Il y a quinze ans, quand des musiciens me parlaient de leurs projets de faire un disque et de trouver un label, ça me semblait impensable.
Quel était votre rêve quand vous avez commencé à jouer ensemble, Meg et toi ?
Le but pour moi était très simple : jouer du blues tout en ayant une fraîcheur dans la présentation du groupe. On ne voulait pas ressembler au cliché du jeune Blanc qui joue du blues et cherche à être crédible. On n’allait pas porter des costumes, des chapeaux et prétendre qu’on venait du Sud… Je n’allais pas me faire passer pour un aveugle… C’est pour ça que Meg et moi on a inventé le style White Stripes, les trois couleurs et le cache de grosse caisse façon bonbon. C’était comme un écran de fumée, pour faire accepter notre musique basée sur le blues.
Le blues est toujours essentiel pour nous. Dans le studio où on a enregistré Icky Thump, il y avait un énorme portrait de Charlie Patton. Des gens nous demandent parfois : « Quel est le problème avec la musique moderne, pourquoi l’industrie du disque va-t-elle si mal ? » Et la première réponse qui me vient, c’est que la musique actuelle s’est trop éloignée du blues. J’ai rencontré certains de mes héros, comme Bob Dylan et Lou Reed, et ce qui nous relie, c’est l’amour du blues.
Comment imaginez-vous les White Stripes dans trente ans ?
J’ai l’impression que la décennie qui vient de passer n’a duré qu’un an, que les choses n’ont pas vraiment changé. J’espère que j’aurai la même perception dans trente ans.
Retrouvez l’intégralité de l’entretien dans le n° 602 de juin 2007.
{"type":"Banniere-Basse"}