On attendait fébrilement ce retour d’Arcade Fire, en n’écoutant pas les oiseaux de mauvaise augure qui évoquaient la fin de l’état de grâce qui portait le groupe depuis Funeral. Plutôt que de travailler à devenir U2 (ce qu’on avait pu craindre légitimement après une reprise assez calamiteuse de Love Will Tear Us apart de Joy […]
Dans un long entretien, les Montréalais revenaient sur la façon dont ils ont conçu « Neon Bible », leur deuxième album.
On attendait fébrilement ce retour d’Arcade Fire, en n’écoutant pas les oiseaux de mauvaise augure qui évoquaient la fin de l’état de grâce qui portait le groupe depuis Funeral. Plutôt que de travailler à devenir U2 (ce qu’on avait pu craindre légitimement après une reprise assez calamiteuse de Love Will Tear Us apart de Joy Division partagée l’an passé avec la bande à Bono), Arcade Fire a préféré prendre le large, se retirer une année entière à Montréal, pour y polir son indépendance, à l’abri du monde.
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C’est dans une église transformée en studio d’enregistrement et baptisée The Church que le groupe a travaillé tout au long de 2006 sur Neon Bible, son nouvel album. Une église dont les portes ne se sont ouvertes qu’à de très rares reprises, et pour ne laisser pénétrer qu’une poignée d’amis (Owen Pallett le génie discret de Final Fantasy ou Hadji Bakara des excellents Wolf Parade), simplement la famille (la maman de Win Butler, qui est venue jouer de la harpe), ou quelques rares invités triés sur le volet (Bob Johnston, mythique producteur de Dylan et Cohen ou deux trompettistes de Calexico).
Puis le groupe est parti à Budapest pour enregistrer en compagnie du fils d’Arvo Pärt les choeurs et cordes qui manquaient à la chair du disque. Aujourd’hui enfin dévoilé (le net a déjà été généreux, et Dieu sait qu’Arcade Fire ne lui en voudra pas après avoir été porté par lui), Neon Bible se révèle dès la première écoute comme nettement plus âpre que son prédécesseur, dispensant lumière et énergie avec beaucoup plus de parcimonie.
Là où Funeral se recevait en pleine poire, en plein cœur, Neon Bible va lui tout simplement se chercher. A l’exception d’Intervention, hit semi-biblique, ce nouvel Arcade Fire regorge en effet de titres à double détente, comme Black Mirror, Ocean of Noise ou encore l’intrigant Black Wave/Bad Vibrations.
Là où Neon Bible pourrait pourtant rejoindre Funeral, c’est lorsqu’il ne laisse entrevoir jalousement son paroxysme que sur la fin. D’abord il y a l’évident et joyeux The Well and the Lighthouse, puis (Antichrist Television Blues) sous influence springsteenienne inconsciente, suivi de Windowsill sur lequel Butler martèle un “I don’t wanna live in America no more” lourd de sens.
On y retrouve aussi le classique scénique No Cars Go, réenregistré pour transcender son énergie adolescente et en faire un morceau que Bowie aurait rêver d’écrire pour les kids de la terre entière. Pour finir, My Body Is a Cage, qui termine dorénavant les concerts du groupe, met à nu tout le talent de songwriter de Win Butler.
Un Win aux cheveux très courts qui, au lendemain d’un des concerts londoniens du groupe, a accepté de revenir seul sur le grand retour aux affaires d’Arcade Fire. Posé, calme, même beau quand il détache lentement ses mots, le Win Butler que l’on découvrira ici joueur de basket et fan transi de l’immense Roy Orbison.
D’une humilité presque larguée, il est l’anti rock-star absolue, évoquant avec plus de fièvre ses balades dans la campagne que les orgies jet-set auxquelles le groupe, statut oblige, est désormais invité. Car depuis Funeral et son ahurissante infection virale dans les tréfonds d’Internet, c’est toute une génération de groupes romantiques et lyriques qui s’est levée. Arcade Fire est ainsi devenu une influence universelle et revendiquée : ceux qui n’y voyaient qu’un feu de paille devront s’habituer à ce grand incendie.
Cela te fait du bien d’être enfin sorti du studio, de remonter sur scène ?
Win Butler – Nous sommes un groupe de scène, et c’est une partie du boulot qui commençait à nous manquer. Nous aurions pu donner des concerts pendant que nous travaillions sur les chansons du nouvel album, mais avec Internet aujourd’hui, les rumeurs ou autres infos se propagent tellement vite que nous avons préféré y renoncer, et je pense que c’était plus sain pour nous.
Vous êtes-vous senti à côté de la vie normale pendant que vous étiez en studio ?
Au contraire, c’est la période la plus normale que j’ai vécue depuis des lustres. The Church, l’église que nous avons transformée et dans laquelle nous avons enregistré la majeure partie du disque, ne se trouve qu’à quarante cinq minutes de Montréal. Nous parvenions à travailler deux ou trois semaines d’affilée, puis à prendre une semaine de repos quand ça s’imposait, pour que chacun puisse se ressourcer et travailler de son côté.
Le planning était assez souple, afin de laisser aussi le temps aux chansons de décanter. Nous avons installé un piano et une batterie dans la maison que Régine et moi venions d’acheter, pour pouvoir traduire chacune de nos idées et passer sans aucun problème de la maison au studio. Notre vie, pendant l’enregistrement, a été finalement assez tranquille…
Combien de temps a duré l’enregistrement ?
Nous avons commencé à enregistrer des demos fin 2005, mais les travaux pour The Church n’ont été terminés qu’en mars 2006, et c’est là que le travail a pu débuter réellement. En comptant de façon assez large, il nous a fallu plus d’un an.
Ces travaux vous ont-ils permis d’évacuer la pression relative au deuxième album ?
Pour moi, il est capital de mener une vie normale quand on enregistre. Le quotidien doit entourer la musique, et vice versa. Nous avons acheté The Church parce que nous avions besoin de place, d’un endroit éloigné de la ville pour faire de la musique et y enregistrer des disques. J’avais quitté les Etats-Unis pour venir m’installer à Montréal en partie pour des raisons liées à la musique. Je savais qu’il était possible d’y jouer de la batterie jusqu’à trois heures du matin sans être ennuyé. Aujourd’hui, je serais incapable d’y renoncer.
Pourquoi être allé enregistrer les parties de cordes en Hongrie ?
J’avais fait un voyage en Europe après mes études, et Budapest était de loin la ville que j’avais préférée. Je voulais y retourner, et je savais que pour enregistrer des cordes, il y avait beaucoup de salles et d’orchestres de qualité. Là-bas nous avons travaillé avec le fils d’Arvo Pärt, qui est ingénieur du son. Les musiciens étaient un peu étonnés quand ils ont vu nos partitions, car nous avons tendance à écrire les choses à notre façon (rires).
Vous étiez complètement inconnus avant d’enregistrer “Funeral”. Aujourd’hui, l’attente est énorme autour de “Neon Bible”.
The Church se situe dans une toute petite ville à l’extérieur de Montréal, où personne ne nous connaît. En une année, cinq personnes m’ont reconnu dans la rue (rires)… Quand j’y pense, tous les groupes qui m’ont vraiment marqué, je les ai découverts à peu près vingt ans après qu’ils ont cessé d’exister… J’ai gardé ça dans un coin de ma tête tout au long de l’enregistrement. Je m’efforçais de ne jamais penser aux six mois qui allaient suivre la sortie du disque, ni à toute cette attente qui, je le savais déjà, allait modifier la perception que beaucoup auraient de ce deuxième album.
Tu n’étais pas forcément préparé au succès qu’a rencontré “Funeral”. Comment as-tu vécu cette pression ?
Je ne vois pas en quoi le succès peut ou doit être synonyme de pression. Répondre douze heures par jour au téléphone dans un centre d’appel ou travailler à l’usine, ça c’est de la pression. Mais gagner sa vie en faisant de la musique, je ne vois vraiment pas. Je suis un des mecs les plus chanceux sur Terre : je suis payé pour expliquer dans mes chansons comment je vois le monde.
N’as-tu jamais été tenté de te laisser happer par la célébrité ? T’es-tu déjà amusé à te retrouver au milieu de personnalités très connues ?
A Los Angeles, je me suis laissé aller à une ou deux soirées comme celles-là. Un jour, nous nous sommes retrouvés aux Grammy Awards au milieu de tout ce que la musique compte de vedettes et nous faisions des commentaires sur le buffet au milieu de toutes ces stars : “Oh, le gâteau à l’ananas est délicieux, tu devrais goûter.” Mais pour moi, ces moments-là, c’est comme d’aller sur la Lune pour se rendre compte que la gravité n’est pas la même. Ce genre d’expérience a le mérite de te montrer à quelle vitesse le cerveau est à même de s’adapter à ce genre de situation, c’est effrayant.
Je me souviens, à la fin de notre première tournée américaine, nous sortions d’une série de petits concerts dans le Midwest, dans de toutes petites salles, et nous sommes arrivés sur la Côte Ouest au moment où les ventes de Funeral commençaient à exploser. Le soir de notre arrivée à San Francisco, nous avons appris que toutes les places pour le concert s’étaient vendues en cinq minutes. Et nous ne savions pas comment prendre ça. Au début, on faisait des vannes. Puis c’est devenu normal de faire des concerts sold out un peu partout, et on a arrêté d’en rire. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réaction face à ce genre de situation, chacun s’adapte comme il peut.
Je me souviens quand David Byrne est venu à notre premier concert new-yorkais. Il s’était pointé en vélo à la salle de concert, il était assis à côté d’une poubelle et on parlait avec lui, et on sentait à chaque moment que c’était un mec normal qui avait su garder les pieds sur terre. Beaucoup de noms de producteurs assez prestigieux ont été cités avant que vous n’entriez en studio.
Pour Cold Wind, un morceau écrit pour la bande-son de la série Six Feet Under, nous avons enregistré avec Chris Thomas, un producteur qui avait travaillé avec Pink Floyd, les Sex Pistols et Pulp sur Different Class, un disque que j’adore. C’était très intéressant de travailler avec lui, mais ce n’était pas naturel pour autant. C’était comme s’il y avait eu un capitaine de trop autour du gouvernail. Je pense que c’est là que nous avons réalisé que nous produirions ce deuxième disque nous-mêmes…
Bob Johnston, producteur de Johnny Cash, de Dylan, de Cohen, est pourtant venu vous voir quelques jours en studio.
Nous voulions simplement le rencontrer et lui poser des questions. Quand on voit tous les disques qu’il a produits, on ne peut qu’avoir envie de lui poser des questions, non ? Il nous a expliqué ce qu’était un producteur, quel devait être son rôle face à la machine que représente l’industrie du disque. Il nous a raconté des tonnes d’anecdotes : à son époque, être producteur, c’était veiller à ce que les musiciens soient au studio, brancher les micros et dire aux mecs de commencer… Aujourd’hui, le métier a vraiment évolué, le travail est plus en rapport avec la texture sonore. Mais c’était bon d’entendre toutes ces anecdotes…
Le fait de refuser de travailler avec un producteur, n’est-ce pas aussi pour éviter de se priver du bouillonnement qui règne au sein du groupe ?
Il y a beaucoup d’idées en circulation dans ce groupe, et nous savons comment gérer ce flux. Le fait que quelqu’un d’autre intervienne ne serait pas forcément une bonne chose. Nous avons une relation très forte, nous fonctionnons un peu comme une famille, nous créons nos propres instances de décision.
Comment gérez-vous les conflits ?
Ils sont indispensables au sein du groupe. Sans ça, il n’y aurait pas de passion, pas cette force qui nous pousse tous dans la même direction. Parfois, les conflits sont violents, les tensions réelles, mais tout le monde a son mot à dire, et personne n’a le monopole de la mauvaise humeur au sein du groupe. En général, ça se passe en douceur…
Le fait de posséder son propre studio, et donc de ne pas être contraint par une limite de temps, n’est-ce pas aussi un danger, le risque de devenir ultraperfectionniste et maniaque ?
Nous étions très conscients de ça, et nous nous sommes fixés le plus de limitations, de restrictions possibles. Nous savions en permanence combien de temps il nous restait, qu’à Noël tout devait être fini. L’ambiance était assez saine. Mais il est certain que je pourrais très bien essayer de faire mon Pet Sounds et passer six mois à enregistrer des voix. Mais pour sa propre santé mentale, il faut apprendre à vivre avec les chansons qu’on écrit, mêmes imparfaites, à les laisser nous échapper une bonne fois pour toutes.
Es-tu aussi intense dans la vie, ou est-ce que ce type de comportement est exclusivement réservé à la musique ?
Oh non, je suis comme ça dans la vie aussi. Quand je joue au basket avec mes amis sur les playgrounds de Montréal, je ne laisse rien passer non plus. Je me suis trimballé pendant des mois avec une énorme cicatrice sur le front vous auriez dû voir ça. C’est un ami de Sarah, notre violoniste, qui m’avait collé son coude dans le front sur le terrain, le sang pissait partout… J’adore jouer au basket-ball pour m’oublier, perdre mes réflexes et en retrouver d’autres qui ne sont guidés que par l’instant.
Parviens-tu à vivre sans penser à la musique ?
Oui, j’y arrive. J’aime beaucoup dormir. J’aime passer du temps au café qui fait le coin de ma rue à Montréal sans savoir ce que je vais faire du reste de ma journée. Cet été je suis parti faire du rafting dans l’Idaho, au milieu de nulle part. Je ne pensais qu’à ce que j’étais en train de faire sur le moment. Je donne un coup de pagaie. Je mange un sandwich. Je n’avais pas vécu ça depuis longtemps.
Après l’année de tournée qui a suivi “Funeral”, as-tu eu du mal à reprendre une vie normale à Montréal ?
Régine et moi vivions au-dessus d’un bar qui passait sans arrêt la bande originale de Grease, donc la première chose que nous avons faite à la fin de cette tournée, c’est de déménager.
Quand vous avez commencé à enregistrer “Neon Bible”, avez-vous parfois eu peur de ne pas retrouver l’énergie que vous aviez sur “Funeral” ?
L’énergie qu’il y a dans une chanson est déterminée par la chanson elle-même. Et je pense qu’on ne choisit pas vraiment les chansons que l’on écrit. On n’a pas vraiment de contrôle sur son inspiration. Je sais que pour ce deuxième album, ce n’était pas du tout la même que sur Funeral, pas du tout (long silence)… (Antichrist Television Blues), par exemple, c’est une chanson qui m’est arrivée je ne sais pas trop comment…
Elle rappelle Bruce Springsteen ?
J’aime beaucoup Springsteen. Mais je ne crois pas que ce soit inspiré par lui. Simplement je n’arrêtais pas de jouer des morceaux de blues à Régine après avoir écouté un coffret qui s’appelle Goodbye Babylon avec plein de vieux morceaux du Delta enregistrés depuis les années 1920. Je pense que les chansons de Springsteen viennent de là aussi, et puis qu’elles viennent aussi de Dylan qui a écouté ce genre de choses bien avant nous. Mais j’entends beaucoup de Roy Orbison sur cette chanson aussi. Il a été une des grandes influences sur ce disque, je l’ai beaucoup écouté au moment où j’écrivais pour l’album.
Ta mère a participé à l’enregistrement du disque. Orbison, Dylan, Springsteen, ce sont des musiciens que tu as découverts grâce à tes parents ?
J’ai plutôt découvert ça sur des radios qui ne passent que des vieux tubes. Je n’ai jamais supporté les radios qui jouent du rock alternatif. Ma mère est harpiste, donc ce n’est pas elle qui m’a initié à cette musique. Elle avait beaucoup de musiciens autour d’elle. Ils avaient même un show dans les années 1970. Du côté de mon père, c’est totalement différent. Mon grand-père paternel construisait des bateaux. Il vivait sur la côte, dans le Maine. C’était le genre de type à écouter Bach, et il disait toujours ne rien comprendre à ce que je faisais. Il disait à ma mère que musicien, ce n’était pas un vrai métier, qu’elle faisait de l’entertainement, et moi je m’engueulais avec lui et je disais que construire des bateaux c’était quoi, sinon de l’entertainement. Il lisait le New Yorker chaque mois. Et le jour où il y a vu le nom d’Arcade Fire, il s’est mis à trouver ma musique super. Il est subitement devenu notre premier fan, c’était si touchant. Il est mort il y a six mois. Il avait 96 ans.
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