[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] En juin 1999, à près de 60 ans, Ali Farka Touré décidait de se retirer après un dernier album, Niafunké. Sept ans avant sa disparition, il nous recevait en son royaume au Mali, terre de magie et d’engagement, pour raconter sa musique et sa vie.
A l’endroit où le Niger quitte la région veinulée d’eau du Macina, suit son cours lent et hautain entre les premières dunes herbues du Sahel avant de redescendre vers un destin plus fertile, il y a Niafunké : une petite ville faite en banco gris, mélange de glaise et de paille de riz. Parti la veille de Bamako, il a fallu environ treize heures à Ali Farka Touré pour parcourir, de nuit, les 500 kilomètres qui séparent la capitale de Niafunké, dont les trois quarts se composent de pistes mal tracées, avalant dunes hérissées de végétation spectrale et dépressions de terre rouge craquelée.
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Ali, d’après son neveu Afel Bocoum, est “le centre de gravité de Niafunké. S’il est absent, tout le monde est absent. Dès qu’il revient, le village reprend vie. Les gens viennent le voir pour lui soumettre leurs problèmes. Quelqu’un menacé d’expropriation ou devant rendre des comptes à l’administration lui demandera conseil. Il peut s’agir aussi de la construction d’une mosquée ou d’un arrangement à l’amiable pour que le mariage entre un jeune de Niafunké et la fille d’un grand propriétaire terrien puisse connaître une issue favorable. Ali a un sens très développé de la communauté, mais il a aussi le bras long.”
Tout le monde sait ici que l’installation d’une station de pompage qui permet aujourd’hui l’irrigation des 9 000 hectares de rizières et de cultures fruitières de la plaine fluviale du Niger revient en partie à l’amitié le liant au ministre des Finances Soumaïla Cissé, originaire de ce même cercle (le cercle est une collectivité territoriale qui réunit plusieurs communes. Le Mali en compte quarante-neuf – ndlr).
Personne n’ignore l’aide qu’il fournit chaque année à la maternité du village et dont il vous fait l’inventaire avec une amusante précision : “Vingt litres d’alcool, soixante litres de pétrole pour les lampes-tempête et trois cartons de savon.” Depuis un an, il effectue aussi une collecte de médicaments pour l’hôpital de la ville et a déjà recueilli pour 7 millions de produits pharmaceutiques en tout genre grâce à sa collaboration avec l’agence de voyage Tam Tam Tours.
Epoux de trois femmes, père de dix enfants et déjà onze fois grand-père
Ali appartient également au Groupe d’action pour la sauvegarde du Niger, dont les statuts sont ceux d’une ONG et qui lutte pour le désensablement du fleuve. Il est en outre actionnaire de Malik K7, principal éditeur de musique dans le pays, président des radios libres de la proche localité de Diré et récent propriétaire d’un domaine agricole de 20 hectares situé de l’autre côté du fleuve.
Il y emploie trente personnes qui s’occupent de 1 800 pieds de manguiers, citronniers, orangers, goyaviers, mandariniers et ensemencent une rizière dont Ali espère une première récolte avant décembre. Ali possède quatre maisons à Niafunké, une à Mopti, une à Sévaré et quatre autres à Bamako.
Epoux de trois femmes, père de dix enfants et déjà onze fois grand-père, Ali Farka Touré est aussi, accessoirement oserait-on dire, musicien. L’un des plus influents que le continent africain ait donnés. A bientôt 60 ans, c’est un homme complet et comblé. Lui qui, depuis l’enfance, fut soucieux que son passage sur terre soit le plus bénéfique possible se lève encore chaque matin avec l’envie de “donner son maximum” avant que “son jour” ne vienne.
Cela fait maintenant plusieurs années qu’Ali n’ose plus toucher au djerkel, la petite guitare monocorde traditionnelle utilisée pour appeler les esprits lors des rites du djimbala. “J’ai trop peur”, nous dit cet homme aussi fermement enraciné dans la vie que peut l’être un baobab dans le sol. Il nous conduit sur le lieu où, pour la première fois, il eut la révélation du pouvoir de l’instrument. Il avait une douzaine d’années et jouait de son djerkel en traversant de nuit cette partie du quai fluvial où viennent accoster les pinasses chargées de bois, lorsqu’il fut, comme il le dit lui-même, “attaqué par les génies.”
Ali n’a pratiquement jamais fréquenté l’école
“On était partis en causerie avec quatre personnes. J’étais le seul à jouer du monocorde lorsque, à cet endroit précis, mon pied gauche est resté en l’air et le droit immobilisé au sol. J’ai d’abord vu trois petites filles de tailles différentes disposées par ordre de grandeur, comme les marches d’un escalier. Je regardais en face de moi, il y avait un arbre, là, derrière le fleuve. Je voyais du feu qui traversait le fleuve. J’ai su que le feu fondait sur moi et j’ai entendu ces mots : ‘J’arrive.’ C’est alors que je me suis mis à baver, ensuite j’ai perdu connaissance.”
Cet épisode marque son entrée dans un autre monde, un monde où phénomènes et objets sont autant de signes destinés à éveiller la conscience, à lui permettre d’approcher la réalité ineffable, un monde où, comme l’écrivait Bernardin de Saint-Pierre, “l’éternité vient dans le temps, l’immensité dans la mesure, Dieu dans l’homme, l’invisible dans le visible, l’inaudible dans le son et le contenant dans le contenu”.
“J’ai fait tout un tas de métiers : cuisinier, tailleur, petit boy, cordonnier, pinassier”
Ali n’a pratiquement jamais fréquenté l’école. Un matin, son grand-père se présenta dans le bureau du directeur de l’école communale de Niafunké. “Il a dit que si lui-même avait été l’esclave des Blancs, il n’était pas question que son petit-fils le devienne un jour. La discussion fut si chaude que le directeur m’a dit de ne plus revenir.” Ali fut dispensé d’apprendre à lire et à écrire, et cette mémoire libérée put se concentrer sur autre chose.
Son entrée dans la vie active, Ali la situe au 23 avril 1954, jour où il fut pris sur la route par la Delahaye du commandant Pinson qui le débarque à Bamako, sans un sou vaillant. “J’ai fait tout un tas de métiers : cuisinier, tailleur, petit boy, cordonnier, pinassier. J’avais emmené avec moi mon djerkel dont je jouais le soir après le travail. Puis je suis devenu chauffeur. (…) Je suis resté comme ça jusqu’en 1968 où, grâce à la Biennale de la jeunesse, j’ai eu la chance de représenter mon cercle à Bamako.”
“Accompagné par un joueur de njarka et un flûtiste, je chantais mes propres compositions avec mon djerkel. Ma première guitare, je l’ai achetée à Sofia, en Bulgarie, après mon premier concert donné en dehors du continent africain, le 21 avril 1968. Je n’avais jamais joué de guitare, j’ai simplement transposé la technique du djerkel à la six-cordes.”
Sur Niafunké, Ali a voulu témoigner de la richesse humaine de la boucle du Niger
De la guitare, personne n’en joue comme Ali. Son style laisse deviner qu’outre la technique il a réussi à transvaser le fluide du monocorde et, depuis, n’a cessé d’en user pour envoûter son monde. Les sept cassettes enregistrées pour Sonodisc seront peut-être un jour rééditées sur un support plus fiable et selon des termes contractuels plus satisfaisants.
Avec les cinq albums réalisés pour World Circuit, Ali a écrit certaines des plus belles plages de la musique africaine, dominées par cette guitare qui invente son propre langage sans jamais sortir des modes et des traditions propres à sa région – à l’instar de Niafunké, hommage rendu à sa terre et signe de la fin d’un cycle de vie.
Sur l’album Niafunké, Ali a voulu témoigner de la richesse humaine de la boucle du Niger, où cohabitent populations peule, songhaï, zarma, bambara et tamasheq, utilisant musiques et langues correspondant à chacune d’elles – à la manière d’un patchwork. Le tendé et le takamba, par exemple, sont des modes d’expression à tempo lent qui rappellent, par leur dimension lascive, la majestueuse paresse du fleuve. D’origine tamasheq, ils utilisent une coda déjà rencontrée.
“La première fois que j’ai écouté un disque de John Lee Hooker, j’ai cru que c’était un artiste tamasheq, se souvient Ali. On m’a dit alors que c’était du blues. Jamais je n’avais entendu ce mot auparavant. Pour moi, le ‘blues’, c’était ce petit paquet que les lavandières utilisaient pour blanchir le linge près du fleuve. Je me suis dit ‘mais ils sont fous, cette musique, c’est la nôtre’ !”
Avant de mettre un terme définitif à sa carrière, Ali aimerait enregistrer un dernier disque, son “jubilé” : l’occasion pour lui d’inviter à Niafunké certains amis, Ray Lema, B.B. King, Clarence Gatemouth Brown, John Lee Hooker, l’occasion d’égorger un mouton en leur honneur, de leur faire visiter son verger et de laisser à tous l’image sobre, prospère et achevée d’Ali : l’homme qui porte le nom d’un âne (Farka) et possède l’âme d’un prince.
Retrouvez l’intégralité de l’article dans le n° 205 de juin 1999.
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