Avec la danse telle que l’expérimente Emmanuelle Huynh, les neurones s’activent quand les corps se reposent. Et vice versa.
Signer la chorégraphie d’une pièce aux parties détachables et se déposséder de la mise en uvre de l’une de ces parties. Préférer l’hétérogénéité des matériaux et la collusion des modes de représentation à l’harmonisation obligatoire de l’ensemble. Faire glisser le geste initial de la danse (le mouvement) afin qu’il entraîne sur son passage toutes les composantes actives sur le plateau : un objet qui se déplace empli d’objets du quotidien, une lumière fureteuse, des corps vivants ou réifiés, le discours d’un astrophysicien, la musique… Associer une commande (un solo en hommage à Cage-Cunningham) à une création qui expérimente le processus de travail et la structure du spectacle. Dans Distribution en cours, Emmanuelle Huynh s’attaque à tout cela. De front et sans forfanterie. Comme si c’était la seule façon acceptable de poursuivre son parcours.
Danseuse avec Odile Duboc, Nathalie Collantes, Hervé Robbe, Catherine Contour, le Quatuor Knust, elle signe son premier solo en 1995 (Muà), suivi d’un duo avec Dimitri Chamblas en 1998 (Tout contre). Avec cette première pièce de groupe, Emmanuelle Huynh prend à rebrousse-poil la tendance actuelle du spectacle vivant en faveur d’une transversalité parfois hasardeuse.
« Distribution en cours met en friction des activités hétérogènes » : un pot-pourri de danses interprétées jadis par les danseurs (Julie Nioche chez Odile Duboc, Elise Olhandéguy chez Michel Kelemenis, Christian Rizzo chez Vera Mantero, Yves-Noël Genod chez Mark Tompkins, Rachid Ouramdane chez Hervé Robbe …) vient buter sur le solo minéral d’Emmanuelle Huynh. Les multiples objets accrochés à la structure mobile imaginée par Christian Rizzo vont subir un décrochage juste avant la conférence d’astrophysique de Thierry Foglizzo sur les trous noirs, sujet considéré comme sexy au Commissariat à l’énergie atomique où il travaille. Les lumières mouvantes de Cathy Olive tracent leur passage, indépendamment de la danse et de la musique enregistrée de Christian Marclay. Le tout agencé en trois parties, autonomes, voire adverses, ou du moins opposées. Ce qui permet de faire bouger les neurones, quand les corps se reposent et vice-versa.
Prenez l’objet-pendrillon de Christian Rizzo : pendant le solo d’Emmanuelle Huynh, il lui arrive d’être plus mobile que la danseuse. Quand, dans un deuxième temps, les danseurs vont le démonter et détacher, un à un, les objets pour les poser au sol, improvisant leur installation, il n’est pas interdit d’y voir une réification de la danseuse, la mise à plat de sa mémoire et l’immense palette ou dépôt de ses organisations. Ou même le souhait de se voir « travaillée » par d’autres, et le refus d’un regard étriqué sur ce qui relève du mouvement : le titre, Distribution en cours, imaginé par Christian Rizzo et Cathy Olive, rejoint bel et bien une revendication de la chorégraphe. « La pièce, en son entier, reste perpétuellement en distribution. Le rôle, assigné à l’interprète, de danser, est également pris en charge par la lumière qui bouge, la machine et les objets. Ce projet est ainsi l’occasion de tirer un fil quant à ce qu’une forme « travaille » avec une autre, comment elles le travaillent. » Rendue intransitive et accessible, la danse se déploie avec une rare amplitude et se rit des carcans chorégraphiques en vigueur, véritables trous noirs de la genèse artistique.