Après presque cinq ans d’absence, l’Italo-Islandaise Emilíana Torrini signe un retour captivant avec « Tookah », quatrième album aussi sensuel que bouleversant. Rencontre, critique et écoute.
On s’attendait à la découvrir fragile, presque muette, timide, voire apeurée. C’est pourtant une Emilíana Torrini expansive que l’on rencontre. Comme une naufragée abandonnée sur une île déserte qui reprendrait enfin contact avec le monde civilisé après des mois de solitude forcée, l’Italo-Islandaise parle beaucoup et vite, en flux tendu. Elle agite les mains, les bras, elle éclate de rire en jetant sa tête en arrière. Elle enchaîne les onomatopées, grimace, s’extasie devant un insecte qui passe comme une entomologiste aguerrie et déploie, avec un naturel désarmant, son petit théâtre de Guignol sans pour autant faire le show.
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Il y a une certaine douceur et une classe affolante chez Torrini. Quelque chose de rassurant aussi, qui fait d’elle la meilleure amie qu’on a toujours rêvé d’avoir. Pas étonnant alors qu’au lieu d’entamer la danse du marathon promo qu’elle abhorre, elle préfère nous montrer des photos de son fils, dériver sur une description enthousiaste de ses dernières vacances et se renseigner sur notre état avec la bienveillance d’une copine de collège perdue de vue depuis dix ans. On aurait ainsi pu passer des heures à discuter et à refaire le monde avec elle si la jeune femme de 36 ans n’était pas devant nous pour une toute autre raison : un quatrième album (le sixième en comptant ses sorties exclusivement islandaises), construit par étapes sur une moitié de décennie.
Cinq ans qu’Emilíana n’avait pas donné signe de vie. Cinq ans déjà que Jungle Drum, titre irrésistible de Me and Armini, avait caracolé en tête des charts européens. Le succès, Torrini ne s’en est pas encombrée pourtant. Mieux : elle s’en fiche totalement. “Au moment où beaucoup de gens pensaient que j’allais composer comme une folle pour surfer sur le succès de Jungle Drum, j’ai simplement arrêté de travailler”, lâche-t-elle dans un rire sonore. Une pause nécessaire où elle s’est donné le temps de vivre (et de donner la vie) après des mois de tournée et presque quinze ans de carrière. Un moment de répit autorisé par son producteur et ami de longue date, Dan Carey, qu’elle a de nouveau retrouvé sur Tookah. “Quand Dan et moi nous sommes rencontrés pour la première fois, on a tout de suite eu une connexion intense et particulière. Ça arrive rarement dans la vie. Ça a été très rapide, et on est presque tout de suite devenus meilleurs amis. Pour nous, créer de la musique ensemble et construire notre amitié sont une seule et même chose.” Se sont ensuivies cinq années d’écriture et de composition en pointillé, entrecoupées de barbecues et de balades dans les champs de lave islandais – un luxe rare dans une industrie de la musique pressée. Emilíana a pris son temps pour expérimenter et surtout atteindre le seul objectif qu’elle s’est toujours fixé : voir ce qu’elle entend, ou plutôt entendre ce qu’elle voit. “Quand je compose, j’ai des images en tête et si je n’arrive pas à les toucher, je sais que rien ne sonnera juste. Dan voit le film que je construis. Il se fie beaucoup à cela quand on enregistre. On a parfois des moments d’épiphanie absolue ensemble”, explique-t-elle.
Plus qu’un disque, Tookah est alors un ensemble de saynètes, une BO de film qui ne sortira jamais sur grand écran. Pour Animal Games, Emilíana a vu le jeu malsain d’une jeune femme manipulée et de son manipulateur. Pour Tookah – mot, et motto, qu’elle a inventé –, c’est une version d’elle-même à deux visages qu’elle a aperçue, tandis que pour Elisabet, la fille à la robe rouge des Ailes du désir s’est invitée en studio, au milieu de la machine à fumée et des lasers oubliés de Toy, avec qui Carey venait d’enregistrer. “J’ai dit à mes musiciens : ‘Cette fille, je veux que vous la regardiez et que pendant toute la chanson vous n’ayez qu’une idée en tête : la faire danser. Si elle s’arrête, c’est perdu’.”
En résulte un ensemble de chansons parfois aux antipodes les unes des autres tant par leurs contenus que par leurs sonorités. Tookah, c’est la douceur folk de Torrini et l’electro-pop charnelle de son double maléfique. C’est la machine à danser Speed of Dark et la déchirante Blood Red. C’est la bucolique Home et la sexuelle Fever Breaks, sommet de l’album où on la découvre capable d’expérimentations risquées et de pure animalité. C’est aussi l’amère Autumn Sun et la tribale Animal Games, réunies dans un disque où extraversion et introspection, fragilité et agressivité se succèdent sans cesse sans l’ombre d’une incohérence. “Je ne crois pas que les chansons de Tookah soient si différentes les unes des autres. Elles varient seulement du point de vue narratif. Est-ce que les histoires dont je parle sont réelles, racontées, écrites ou est-ce qu’elles ne sont arrivées que dans ma tête ? C’est ça la vraie question.” La réponse restera bien enfouie dans les méandres du cerveau de Torrini.
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