Mère islandaise, père italien : à Reykjavík, où l’on connaît très bien ces mélanges détonants entre braise et glace, Emiliana Torrini a patiemment tissé les ambiances mystérieuses de son Love in the time of science. Le premier album d’une personnalité troublante, formée par une adolescence voyageuse.
Réglons d’entrée un problème épineux : sans la présence de Roland Orzabal, on aurait tressé des couronnes de lauriers à Love in the time of science, le premier album d’Emiliana Torrini. Seulement voilà, le bellâtre de Tears For Fears est bien là, dans un rôle de producteur lisseur, le peigne (cul ?) à la main, affairé à la mise en plis des chansons de l’Italo-Islandaise. Le brave Roland a eu la somptueuse idée d’envisager un disque de chanteuse apprêtée comme une allumeuse à la petite semaine, carrossé pour salons FM rabotant par-ci, coupant par-là ce qui aurait pu faire tache : le relief, le lyrisme et la fraîcheur naturelle des chansons-comptines d’Emiliana Torrini. Un coup à tuer un talent dans l’oeuf, ça. Pire, Rolo a même profité de l’éclectisme et de la gourmandise de la pétulante chanteuse pour lui refourguer une de ses chansons, Baby blue, grosse tranche de pâté au sirop.
Mais miracle, pourtant, à plusieurs reprises : le tempérament bouillant d’Emiliana Torrini prend régulièrement le dessus et impose une personnalité troublante, composé cristallin d’identités multiples, né d’un rapprochement Nord-Sud (son père est italien, sa mère islandaise) et formé dans une adolescence voyageuse et curieuse. « Il m’est très difficile de mesurer l’influence de mes racines culturelles sur ma musique. Précisément parce que les racines ont toujours été au centre de traumatismes dans ma famille. Par mon père d’abord, qui a dû changer son nom en vertu d’une loi ridicule qui veut que tout résident islandais porte un nom à consonance islandaise. Ça a été très perturbant pour lui, il l’a vécu comme une négation culturelle. Moi-même, je ne peux m’appeler Torrini tout court que dans ma vie d’artiste, pas sur mon passeport. En revanche, mon père est resté très latin et il aurait voulu que je vive mon adolescence comme une nonne : pour lui, mon éducation devait être limitée à une vie de jeune fille exemplaire, une trajectoire rectiligne. Les garçons avaient très peur de lui, ça m’a posé pas mal de problèmes avec eux. »
On verra là une des raisons de la bougeotte impénitente d’Emiliana Torrini, qui deviendra très jeune une expatriée chronique, découpant sa vie en longs plans-séquences aux quatre coins de l’Europe (Allemagne, Pologne, Italie, Angleterre) pour goûter au monde en immersion totale. Un parcours résumé dès l’ouverture de son disque avec un convaincant hymne à cette liberté, To be free, où elle met au jour une voix d’ange, délicieusement enchevêtrée dans un accent nordique qui rappelle inévitablement Björk.
La comparaison s’arrêtera là : dans ce cousinage linguistique, un premier pas discographique sur le label One Little Indian et ce besoin d’aller voir ailleurs si, par bonheur, on n’y serait pas aussi. « Enregistrer Love in the time of science en Islande n’aurait pas été possible, je n’aurais pas supporté le poids du passé, la présence de gens connus. J’ai besoin d’égoïsme pour me concentrer sur des choses personnelles, d’ouvrir une fenêtre sur des paysages inconnus pour me recentrer sur moi-même. J’ai toujours vécu comme ça, en laissant une musique intérieure se construire au fil des situations, des atmosphères, des sentiments. Je pense que c’est la seule façon d’écrire et de vivre ses chansons avec intensité. J’aime ces mises en scène intimes, ces projections mentales, cette espèce de téléportation intérieure qui me déconnecte complètement du réel. Talvin Singh bâtit sa musique de manière très cinématographique, très expressionniste, j’aimerais arriver à ce stade d’écriture. »
Emiliana Torrini parle d’elle comme on romance sa vie. Elle a décidé de suivre son chemin comme ses héroïnes préférées dans les contes de fées d’Astrid Lindgren. Une tradition familiale qu’elle vit pleinement, en se projetant en permanence dans de nouvelles aventures. Son prochain défi sera de défendre cette première moitié de disque torpillée par des boursicoteurs du music-business et de capturer dans son filet à songes la beauté glacée de ces comptines, chantées sur scène en compagnie d’un piano flâneur et d’une guitare sèche. C’est là, quand ses chansons se vengent enfin de la normalité qu’on tente de leur imposer, quand son écriture s’évade de la cage dorée, que sa musique enchante, capable de virevolter dans ces nuits bleues nordiques que l’on pensait réservées à la Björk d’Homogenic ou à Stina Nordenstam. Puisse-t-elle venir en France sans la chanson de Roland.
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Emiliana Torrini, Love in the time of science (One Little Indian/Labels).
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