A Elliott Smith, sans doute le songwriter de l’année, on a oublié de poser la question essentielle : « Pourquoi cette obsession bizarre pour les ampoules électriques ? » L’occasion de vérifier que le sombre Américain abrite en fait un authentique comique.
Pourquoi les Inrocks devraient-ils réinterviewer mon coup de coeur de l’année (parce que toutes les occasions sont bonnes, déjà) ? Oui, je sais ce que vous allez dire, à juste titre d’ailleurs : ce n’est plus à faire puisque JD l’a fait, et déjà comme ça, c’était pas facile, même s’il n’était pas obligé, JD. Je sais. Je sais bien que l’Elliott n’est pas disert. C’est notoire. JD fut donc habile. Par exemple, en ne revenant que fugitivement sur la soirée des Oscars, seul marronnier sous lequel il soit loisible de coincer l’Elliott et que ne se privent pas de secouer les journalistes assez pressés, un peu sadiques. Lassant pour le lecteur. Encore plus pour l’Elliott, je suppose. A vrai dire, il serait temps d’abandonner charitablement le sujet, car le malheureux Elliott a fini par développer en réponse une gamme étendue de comparaisons, de plus en plus imagées, de plus en plus précises et toujours moins flatteuses pour lui-même. Personne ne peut véritablement prédire jusqu’où pourrait l’entraîner cette surenchère autodépréciative. Jugez-en : « Elliott, quel effet ça fait de se retrouver ainsi devant tout le gratin hollywoodien (quand on n’est soi-même qu’une miette sous-entendu tacite) ? » A quoi il répond d’abord laconiquement : « Rien. » Puis, cependant, à la réflexion : « J’étais la curiosité, l’orphelin qu’on invite à dîner en ville… » La question ne cessant d’être posée, c’est avec une nervosité grandissante qu’Elliott se mit à répondre : « Je me sentais comme un pingouin sur une banquise de luxe » ou « comme un mendiant au banquet ». Ensuite, la question devint leitmotiv, débridant l’imagination d’Elliott, provoquant des réponses de plus en plus frénétiques : « J’étais la pomme pourrie dans la corbeille de fruits… », « En fait, j’étais le freak là au milieu, une sorte de monstre parmi les paillettes. »
Stop ! A ce stade, soyez aimables de ne plus la poser, cette question, parce qu’Elliott a de la ressource et n’hésitera pas une seconde à se qualifier sans sourciller « d’asticot dans le kouglof », de « carcasse au milieu du salon », de « merde planquée dans la pièce montée »…
Et pourquoi faut-il qu’avec Elliott bon nombre de journalistes soient si friands de sous-entendus légèrement condescendants, parfois même franchement déplaisants ? Les Oscars. Le bonnet (« Elliott, quel effet cela fait-il de porter un bonnet, même bleu, par 40° à l’ombre ? »). Beck (« Elliott, quel effet cela fait-il d’être l’ami d’un individu aussi écoeuramment brillant que Beck ? »). Le star-system (« Elliott, quel effet cela fait-il d’être aussi cruellement inadapté au star-system lorsqu’on compte parmi ses amis un être aussi magiquement désinvolte et rompu à ce petit jeu-là que Beck ? »). Les références (« Musicalement, te sens-tu proche de Beck ou, en fait, plutôt éloigné de l’accomplissement proprement stupéfiant de, mettons, Beck ? »). Les perspectives (« Elliott, le parquet ciré du rock est jonché de cadavres. Ça ne t’effraie pas, parfois ? »). Les journalistes feignent ensuite de s’étonner : cause pas beaucoup, Smith. Et pendant ce temps, d’autres questions restent en suspens. Ferdinand. Elliott aime beaucoup parler de Ferdinand. Il faut dire que Beck n’a pas ça. Pas de bovidé métaphorique. Alors Elliott s’éclaire. Et explique tendrement que Ferdinand, c’est lui. Au fond, Elliott est plutôt drôle. L’ego est esquinté salement, mais les défenses sont solides et de noble matériau.
Seulement, Elliott ne comprend pas qu’on l’aime, ne veut pas plus que ça qu’on l’aime, aimerait quand même bien qu’on l’aime un peu, mais pas trop, pas n’importe comment. Et si on veut l’aimer quand même, très bien, mais Elliott est sourcilleux et tient à ce que l’on sache qu’il ne vaut pas un clou et ne demande rien du tout. Si les gens s’intéressent à la pomme pourrie, ce n’est pas sa faute, c’est même plutôt louche, Elliott trouve les gens un peu mous de la tête et préférerait que tout ça soit déjà fini, puisque ça ne durera pas. Elliott est décourageant. Elliott a très peur qu’on s’imagine qu’il ait rêvé d’être là et tient beaucoup à ne rien tenter pour y rester. Elliott a l’orgueil désordonné des vrais modestes, juge qu’il ne vaut ni ne mérite rien mais jamais ne fera le tapin pour plaire. Elliott est à prendre ou à laisser. Elliott se méfie infiniment. Elliott ne voit franchement pas pourquoi XO serait le disque de l’année défiance, d’ailleurs, qui pourrait s’avérer communicative. A ce propos, « Elliott, que penses-tu du nouveau Beck ? N’est-il pas monstrueusement étincelant ? »
Malgré tout, Elliott est plutôt drôle. Ce n’est pas sa faute, à lui, si les interviews commencent infatigablement par « Elliott, comment as-tu vécu la soirée des Oscars ? » (« Oh, j’étais comme un épouvantail miteux… »). Vous, vous devriez y retourner. Bien sûr, Elliott boudera un peu au début, c’est normal, quelle idée aussi de l’avoir rebaptisé Apérosmith, vraiment, c’est malin. Ne faites pas de peine à Elliott, voulez-vous. Il est si facile de l’affliger, n’en rajoutez pas. Mais au fond, Elliott est plutôt bonne pâte. Si seulement on lui parlait moins de son bonnet ou de Beck et plus de ses chansons. Presque personne ne le questionne sur ses chansons et c’est bien dommage. Je voudrais bien, moi, qu’on le fasse avant qu’Elliott n’ait morosement redisparu après une question pertinente de trop (« Elliott, tes chansons me font invariablement penser à Carver, Hopper et Nick Drake et c’est foutrement original, tu ne trouves pas ? »).
Elliott garde des réflexes. Bien que plus personne ne joue aux fléchettes pendant qu’il chante, il détale toujours aussi vite dès qu’il a terminé et s’écarte toujours aussi prudemment entre deux chansons, voire deux couplets, qu’il enchaîne à toute berzingue comme pour ne pas être interrompu. Avant, Elliott était énervé parce que les gens ne l’écoutaient pas. Alors il chantait quand même, juste histoire de les emmerder. Maintenant, Elliott est énervé parce que les gens viennent l’écouter et qu’il ne voit pas ce qu’on lui trouve. Alors il chante quand même… Des trucs comme « I’m a junkyard full of false starts », « I’ll be the only shit that’s left behind », « God don’t make no junk but He still made me », « I’m not half what I wish I was » (Je suis une décharge pleine de faux départs, Je serai la seule merde qui restera derrière, Dieu ne fabrique pas de déchets et pourtant, Il m’a fait, Je ne suis même pas la moitié de ce que je voudrais être)… Sans savoir que c’est peut-être bien pour ça qu’on l’aime. Pour tout ce qu’il n’est pas et qu’on n’est pas non plus, sans pour autant en conclure qu’il vaudrait mieux être autre chose.
Elliott, c’est sûr, n’offre pas du rêve, mais se démerde pour être bien plus précieux que ça. Si bien que, d’Elliott, on aimerait se faire l’ami simplement pour avoir une chance de le persuader qu’on aime vraiment ses chansons et qu’on sait exactement pourquoi. Pour lui faire admettre que Condor ave est une chanson belle et simple, mais belle. Pour lui demander pourquoi diable il a cette obsession bizarre pour les ampoules électriques. Pour savoir comment on peut avoir écrit Independence day et pourtant se tenir en si piètre estime. Pour lui avouer qu’on a fait de Between the bars sa berceuse et son hymne, une chanson qu’on fredonne dans les rues la nuit, entre les bars où rien n’arrive mais où on rêve mieux. Pour l’embarrasser en l’informant qu’aucune des trouvailles de Beck ne vous tue de bonheur comme le fait Angeles. Pour les terreurs qui font de Speed trials, Big nothing ou Last call un peu plus que des chansons. Pour lui demander s’il aimerait mieux que rien ne soit arrivé. Pour lui faire promettre de ne jamais se tuer. Pour lui raconter que si toutes ces chansons vous touchent à ce point, c’est parce qu’elles sont crues comme des claques, que le petit monde à deux balles que vous trimballez et qui en vaut d’autres ne se cache plus, ne se cogne plus, mais s’emmitoufle et se protège dans des chansons comme ça, douces et hostiles, généreuses et hirsutes.
C’est pour tout ça qu’Elliott est mon coup de coeur de l’année, et de loin. Sûr qu’au fond, Elliott s’en talque un peu de tout ça, disque de l’année, homme de l’année, anomalie de l’année… Il n’en est pas moins l’Elliott de l’année, que ça lui plaise ou non, et qu’il soit fait selon ma volonté appuyée par d’autres, je l’espère.
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Béatrice Facon
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