Fluide et inventive dans un premier album impressionnant, Beautiful freak, la musique d’Eels a les traits lumineux de l’évidence. Mais sous le masque de la facilité se cache E, songwriter exigeant au parcours artistique douloureux, pas californien pour deux sous. Présentation d’un groupe en pleine ascension, saisi au pied du col, sous le soleil de Los Angeles.
Le son grinçant d’une aiguille qui se pose sur un disque vinyle, révélant un motif de batterie frénétique, souligné par quelques notes de piano, un violoncelle furtif et une voix superbement rugueuse : le premier album d’Eels (anguilles) vient de s’ouvrir et c’est un choc. L’introduction, à la fois tordue et élégante, a pour nom Novocaine for the soul et c’est déjà, avant même que l’album ait dévoilé ses largesses, une formidable épigraphe pour cette musique au parfum combiné d’apaisement et de fugue. Dix secondes suffiront à s’en convaincre : on vient d’entrer dans un monde particulier, déconcertant, probablement unique. Rares sont les disques qui, comme celui-là, imposent une concentration de tous les instants, le recueillement de l’auditeur. Les distraits, les impatients et les fanatiques seront priés de rester à la porte : la traversée de Beautiful freak demande patience, abnégation et refus des jugements hâtifs à tel point qu’on peut prophétiser que la millième écoute de ces chansons en trompe-l’œil en révélera encore quelques splendeurs cachées.
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Douze pièces musicales et autant de petits miracles d’harmonie et d’intelligence : on connaît beaucoup de prétendants qui donneraient tout ce qu’ils possèdent pour mater une seule de ces beautés. Mieux encore : douze chansons et presque autant de paysages survolés, des lumineux effets cinématographiques de Susan’s house au rock appesanti nirvanesque ? de Mental, des plaines désertes du poignant Guest list à la luxuriance de Your lucky day in hell. Partout, les références s’enchevêtrent, appelées à la rescousse pour tenter d’expliquer le son on pense évidemment à Beck, via le producteur Michael Simpson, moitié des Dust Brothers et les schémas d’inspiration : tout ce que l’Amérique a produit depuis trente ans est ici passé à la moulinette puis digéré sans trace d’effort. L’instrumentation est en rapport, permettant tous les écarts, toutes les libertés : samplers, claviers, vibraphone, percussions composites, voix trafiquées et saturées, mais aussi ce qu’on fait de plus classique dans l’exercice en trio guitare, basse, batterie. S’il y a un sentiment qui saisit d’emblée, c’est cet affrontement inédit entre la fraîcheur du son, de l’orchestration et le classicisme paisible de la trame mélodique la seule influence reconnue ayant pour nom Randy Newman. Comme si Eels revêtait les traits déchirés d’un monstre à deux têtes, moitié Brian Wilson juvénile, moitié Tryphon Tournesol. Comme si ce disque était l’enfant bâtard de parents foncièrement dissemblables, unis par la nécessité d’être deux pour enfanter, mais ennemis dans la conception.
Lu dans le LA Weekly, grosse gazette locale : « Les musiciens d’Eels proposent une musique qui ressemble probablement à celle qu’auraient composée les Beatles s’ils avaient travaillé avec les instruments disponibles en cette fin de siècle. » De prime abord franchement impétueuse, cette thèse enthousiaste vieillira plutôt bien.
Pour l’heure, le rock neuf et bouillant de ces Américains tranquilles n’en est qu’à ses premiers faits d’armes. En cet été parfait à Los Angeles, rien ne peut encore laisser présager d’un avenir doré pour le trio local. C’est que des conquérants aux dents blanches, la ville en a vu passer beaucoup, les toisant vaguement du haut de son cynisme bon teint. LA n’est pas New York, encore moins Boston ou Athens. Ici, pas de scène, pas de réseau underground, pas le moindre engagement collectif. On vit le rock comme on vit tout court : chacun pour soi, en tentant d’éviter les coups. Les salles de concerts de Sunset Boulevard, les trois d’Eels les connaissent par c’ur : E (le chanteur/compositeur binoculé), Butch (le batteur tout sourires) et Tommy (le bassiste enflammé) pourraient deviser inlassablement sur ces sombres ghettos à la réputation tronquée, fausses légendes devenues vrais trous à rats. Voilà plus d’un an que le groupe s’y fait la main devant des foules clairsemées et hostiles.
Après avoir affronté le public tout cuir du Roxy’s et du Whisky-A-Gogo, Eels s’attaque ce soir à une énième forteresse : la bien nommée Viper Room, boîte de béton aux parois intérieures aussi sombres que poisseuses. Sauf que cette fois, E, Butch et Tommy peuvent prendre la scène en héros potentiels : depuis que la presse locale a annoncé l’accord liant le groupe au label Dreamworks fondé par deux dieux de la ville, Spielberg et Geffen , le statut du trio a pris du grade. Agitation et curiosité ont fait taire les mauvaises langues d’hier : en l’espace de quelques semaines, ce contrat tout neuf le premier décerné par le jeune label sur les conseils du même Michael Simpson, des Dust Brothers est devenu le sujet de conversation principal du showbiz local. Logiquement, le concert au Viper Room affichera presque complet. « C’est marrant comme les gens peuvent changer vite, dans cette ville, ironisera E au lendemain de ce show-match de boxe. Hier soir, sur scène, j’avais envie de me moquer de tous ces idiots coincés près du bar, avec leur téléphone portable en poche. Ces rigolos ne seraient jamais venus nous voir si Spielberg n’avait pas été impliqué dans cette histoire. Nous traversons une drôle de période avec ce groupe. Il y a de l’affrontement dans l’air : nous avons beaucoup à prouver, c’est vrai, mais les gens ont également beaucoup de choses à nous prouver. Je me méfie tellement de tous ces débiteurs de compliments, plus intéressés par une possibilité de rencontre avec Spielberg que par mes chansons… Au-dessus de ma tête, le temps a l’air de se dégager depuis la signature chez Dreamworks, mais jusqu’à l’an dernier, c’était extrêmement difficile, un vrai calvaire. J’ai traversé des périodes de dépression profonde. J’avais l’impression d’être totalement incompris, pas du tout fait pour cette époque. Du coup, je me trouvais ridicule, minable. Je ne pouvais plus me regarder dans une glace, je me dégoûtais. Dans le fond, j’étais toujours persuadé d’avoir du talent, mais puisque personne ne le reconnaissait, ça remettait tout en cause. J’ai failli tout quitter une bonne dizaine de fois. Mais pour aller où ? Pour faire quoi ? Il est impossible de partir quand on a nulle part où aller. »
Retour dans la noirceur enfumée de la Viper Room, mythe miteux sur lequel River Phoenix est venu s’échouer voilà deux ans. Depuis quinze minutes, les trois d’Eels convoquent sueur et tension au chevet des chansons de Beautiful freak : pas facile de reproduire à trois les incalculables astuces étalées sur leur premier album. Magnifique de maladresse et de perplexité, E fait un bien maigre leader. Il peine à regarder en face ce public qui l’a longtemps ignoré, tente bien quelques pas d’une danse inconnue mais renonce vite. Parfois, il délaisse sa guitare pour taper sur un fût métallique ou poser trois accords de clavier. Dans sa bouche, les plus cinglantes phrases lâchées sur le disque prennent l’aspect de vicieuses bombes à retardement. Ainsi, lorsque, sur le phénoménal Rags to rags, il poignarde le rêve américain en plein c’ur : « One day, I’ll come through my American dream, but it won’t mean a fucking thing. » (Un jour je réaliserai mon rêve américain, mais ça ne voudra absolument rien dire.)
Derrière lui, Tommy et Butch ont l’air absents, savourant ces premiers instants d’une gloire instable. Entre leurs mains, les chansons de Beautiful freak deviennent des petits satellites incontrôlables, au bord de la perdition. Rien n’est plus jouissif que de voir un groupe ainsi dépassé par ses chansons, pauvre exécutant dépossédé, vecteur passif d’un courant électrique trop puissant pour sa maigre carcasse. Cloué au sol, le musicien déserte, plie l’échine, pendant que sa chanson, dix mètres au-dessus de sa tête, se moque de lui. C’est un bras de fer perdu d’avance, un combat inégal mais passionnant, dont la musique sort toujours gagnante. Sur la scène du Viper Room, ils ont maintenant l’air franchement largués, leurs petits bras animés par d’imaginaires fils de marionnettes. Il y a longtemps que ces chansons ne leur appartiennent plus. Elles ont filé, les malignes, trop contentes d’aller gambader dans cet infini magnifique où se construisent les trop rares moments d’absolu.
Derrière ses épais carreaux de prof de sciences-éco, E tente bien de garder le contact avec le charme insoumis de sa musique, mais cette voix qu’il croit sienne s’affranchit à son tour. Elle est là, deux mètres devant son nez, qui le nargue gentiment. Rien ne peut plus faire taire ces cordes vocales, ces harmonies, cette occulte perfection. Le groupe pourrait quitter la scène que sa musique retentirait encore, prisonnier en cavale, satellite en détresse. Seul le renoncement du musicien pourra lui permettre de s’en sortir la tête haute. Qu’il s’abandonne et se laisse guider, qu’il se mette en disponibilité. « C’est exactement ce à quoi j’aspire lorsque j’écris : la chanson doit s’échapper, s’inventer sa propre vie, son propre souffle. Le musicien ne doit jamais être la vedette de l’affaire : la seule chose qui compte, c’est la chanson. J’ai fait des progrès considérables au niveau de l’écriture lorsque j’ai compris cette règle essentielle. »
Attablé dans un restaurant thaïlandais, sous le regard vigilant d’un attaché de presse à qui l’on a dû donner des consignes à l’occasion de cette toute première interview du groupe, E hésite encore à raconter ses peines et ses tourments. « Signer chez Dreamworks n’a pas vraiment changé ma vie, mais ça me permet de manger au restaurant sans payer. C’est toujours ça de pris. » Regard peu amusé du cerbère. « Je me sens très entouré depuis quelques jours : on nous attribue un attaché de presse, on nous invite à des fêtes et tout ça est très excitant. Mais attention : pour moi, c’est aussi l’heure de vérité. Si mes chansons ont une quelconque valeur, alors elles vont passer à la radio et rencontrer un large public. Avec le soutien d’une telle maison de disques, je n’ai pas droit à l’échec. Si l’album se plante, je serai seul responsable… Aussi loin que je regarde en arrière, j’ai toujours fait de la musique. C’est le genre de trucs que pourront dire mes parents lorsque je serai célèbre : « Ce gentil petit gars est né avec une guitare dans les bras. » En fait, quand j’étais môme, j’étais batteur. J’ai même été la vedette d’un certain nombre de shows dans mon école. J’avais seulement 7 ou 8 ans et on me disait que je jouais de la batterie comme un adulte, j’avais même ma photo dans le journal en fin d’année scolaire… Sinon, j’écoutais Randy Newman et je me fâchais avec mes parents : c’était mes deux activités principales. Mon père bossait au Pentagone, alors on ne se voyait pas beaucoup. A cette époque, on vivait en Virginie, à trente minutes de Washington… Je n’ai jamais été en position d’envisager une autre vie que la musique. C’est comme si mon cerveau m’interdisait ce genre de perspective. Un petit boulot tranquille ? Pas possible. Pas pour vous, jeune homme, vous n’en seriez pas capable. »
Sur le somptueux Guest list, sacrément ironique dans sa version live livrée la veille au soir, le ténébreux E reprend à son compte la thèse des quinze minutes de gloire warholienne on l’y entend gémir « Everyone wants to be somebody », la voix ivre de franchise. On a du mal à croire qu’à bientôt 30 ans, l’homme n’a pas dépassé le stade des prétentions bâties sur l’orgueil et la vanité. « En Amérique, il y a ce truc incroyable autour de la notion de succès : chez nous, l’idée de réussite devient totalement obsédante dès l’âge de 7 ou 8 ans. Par exemple, il n’est pas concevable d’écrire de la musique simplement pour le plaisir. Si on prend une guitare, c’est forcément pour la gloire. Comme tous les petits cons de ma génération, j’ai marché dans cette sale combine. Pendant des années, mon écriture a donc été forcée, contrite. J’étais obsédé par l’effet que mes chansons allaient avoir sur l’auditeur, avant même d’avoir les moyens techniques d’atteindre cet auditeur. C’était complètement absurde, un immense péché d’orgueil. Finalement, j’ai décroché un contrat d’artiste solo et mes deux albums de l’époque ont été des flops retentissants. Ça m’a complètement libéré, remettant en cause tout ce que je croyais savoir. J’ai pris une sacrée claque un traumatisme dont je ressens encore fréquemment les après-coups et pendant des semaines, j’ai dû être le type le plus déprimé de la terre. Mais finalement, ces échecs se sont avérés extrêmement bénéfiques pour ma musique. J’ai appris davantage pendant ces mois de débâcle qu’au cours des cinq années qui avaient précédé. Du jour au lendemain, je me suis mis à écrire en oubliant complètement que mes chansons seraient un jour entendues. Du jour au lendemain, j’ai construit un rempart autour de ma musique et dès lors, personne n’était capable de franchir ce mur. Je jouais et je chantais pour moi, seul dans ma chambre. Et tant pis si le monde était ailleurs, de l’autre côté de la porte. » Jusqu’à l’heureuse rencontre avec Tommy et Butch, croisés dans une soirée pour musiciens en quête de croisements. « Je n’aurais jamais cru trouver des musiciens à mon goût. De temps en temps, j’allais dans ces bars fréquentés par des hardeux et des babas, un peu désabusé, pas vraiment motivé. Et puis j’ai vu ces deux types dans un coin et on a joué ensemble sur un morceau de Lynyrd Skynyrd. Là, j’ai retrouvé le sourire. »
On aura maintenant compris que le tiers principal d’Eels ne porte aucun des stigmates rencontrés régulièrement sur la côte californienne. Pas de short fluo, pas de bronzage effronté, pas le moindre muscle sous une chemise bien vide. A la place, petit pantalon à pinces, mocassins italiens et le charisme d’un chien battu. Ni surfer sous acides ni artiste tourmenté façon Trent Reznor, E serait un peu l’antislacker type, un bout d’homme tapi dans un corps trop sec pour accepter la nonchalance imbécile de sa génération. Chez E, pas la moindre trace de renoncement, aucun signe de passivité paresseuse. « Je peux comprendre ce besoin de baisser les bras, cette passivité qui engourdit les slackers. Les gens de mon âge ont grandi avec la télévision allumée en permanence. Pas de livres, pas de discussions en famille : c’est le Muppet show qui s’est chargé de notre éducation. La chanson Novocaine for the soul traite précisément de ce sujet, de la victoire de l’apathie sur la volonté et l’audace. Cet aspect de la culture ou de la non-culture de mon pays me gêne énormément. Lorsque je pense à tous les vices de mon pays, je culpabilise comme un malade. »
Près de son copain E, Tommy hoche la tête, proposant une lecture nettement plus optimiste de la situation culturelle de son pays. « Je suis persuadé que le renoncement de la jeunesse est une bonne chose pour ce pays. Pour la première fois depuis longtemps, les adolescents refusent de marcher sur les traces de leurs parents. Pour l’instant, c’est une révolution silencieuse et neutre, incapable de proposer une alternative, mais d’ici un an ou deux les idées vont jaillir de partout. » E ricane doucement, pas d’accord. « Globalement, il n’y a quand même pas de quoi se réjouir. Mais pour moi, c’est tout bénéfice : rien n’est plus plaisant à écrire qu’une petite chanson nourrie de haine et de frustration. Pour moi, c’est devenu un besoin vital : je suis incapable de garder toute cette colère en moi. Si je ne la transforme pas en chansons, alors je vais éclater. »
Au rayon rogne et fracture intérieure, E s’est largement servi : pas en paix avec sa terre, pas en paix avec sa génération. « Pas non plus en paix avec moi-même. Toute cette agitation autour de nous ne doit pas nous tromper et nous écarter de notre voie : il me reste encore énormément de travail à accomplir avant d’être un grand songwriter. Le groupe peut s’affranchir un peu plus, prendre davantage de risques. Beautiful freak est un assez bon début, mais je peux faire tellement mieux. Et pour ça, je suis prêt à tous les sacrifices. Quelques jours avant la signature du contrat chez Dreamworks, ma petite amie m’a quitté. Elle ne croyait plus en moi, pensait que je ne décrocherais jamais ce fichu contrat. Quand elle est partie, j’ai signé une sorte de pacte avec moi-même : maintenant, je vais jusqu’au bout. Et tant pis pour ma vie privée. Désormais, je n’ai plus rien à perdre. »
Eels, Beautiful freak (Dreamworks/Geffen)</i
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