Après avoir trimballé son charisme et sa voix d’or pendant de longues années de vaches maigres, Edwyn Collins a enfin trouvé la reconnaissance depuis son album Gorgeous George. Près de trois années après ce miracle, il nous convie à une visite de son intérieur londonien à l’occasion de la sortie de I’m not following you,. Un disque à l’image de ce héros : parfaitement adulte et magnifiquement puéril, innocent et pourtant narquois.
Pas besoin de dix secondes pour s’en persuader : Edwyn Collins est un homme heureux, épanoui qui nous ouvre la porte de son domaine londonien en affichant un grand sourire. Rare et plaisant spectacle dans le petit cirque rock, où il est toujours de bon ton de se faire plaindre et de porter le masque de l’artiste torturé, même lorsque le compte en banque, lui, affiche une santé éclatante. Pas de place pour ce genre de larmoiement maniéré dans le quotidien du grand Ecossais, pas non plus la moindre trace de ressentiment lorsqu’on évoque avec lui ses années de galère. « Peu importe si j’ai mis du temps à me faire accepter du grand public ; l’essentiel, c’est que j’y sois parvenu. » Entre deux réunions de travail au siège de son label Setanta, l’ancien chanteur du séminal Orange Juice nous reçoit dans son antre du nord de Londres, un local industriel divisé en deux parties : un studio qu’il a racheté à l’affreux Alan Parsons Project et des bureaux attenants où il a installé les deux personnes qui travaillent pour l’entreprise Edwyn Collins. Un éternel café à la main, l’auteur de A Girl like you le tube planétaire qui lui a permis de s’installer dans ces murs nous fait visiter son petit musée : un joyeux bazar où s’entassent des synthés d’un autre âge, de vieilles guitares vintage et quelques rares fragments de technologie dernier cri. Mais c’est surtout à une visite involontaire de son univers intime un monde apaisé sans jamais être plat, immobile que nous invite le maître des lieux en nous dévoilant son cadre de vie. A l’image de son étrange studio, ce type est une anomalie, voire un anachronisme : un homme qui ose encore « crooner » et se lancer dans des danses furieusement disco voir le fabuleux clip de The Magic piper of love à l’âge où d’autres consolident leur petite crédibilité. Edwyn Collins : un amuseur public incapable de se ranger des bécanes. « Je crois vraiment que je suis venu sur terre pour distraire les autres. A 37 ans comme à 20 ou 80 ans, c’est ma mission, ma raison d’être. Rien ne pourra m’arrêter, même pas le succès. » Et de s’installer confortablement dans un sofa propice à la confidence pour y parler de sa gloire récente et de son nouvel album, I’m not following you.
Edwyn Collins Ma vie a été complètement bouleversée par le succès de A Girl like you et pourtant, j’ai l’impression d’être resté exactement le même type quelqu’un de simple, de stable, les pieds sur terre. J’étais heureux et équilibré auparavant, je le suis toujours. Ça faisait des années que je vivais en sursis, sous la menace permanente de disparaître des rayons des disquaires. « Encore un album, et puis après, basta ! » Heureusement pour moi, Gorgeous George a changé tout ça. C’est le disque qui a remis les compteurs à zéro dans ma carrière, ce qui est quand même assez extraordinaire si l’on considère que je fais ce boulot depuis dix-sept ans. Avec le succès de A Girl like you, le public et les médias ont été obligés de se faire à l’idée que mon nom n’allait pas passer aux oubliettes.
Il y a deux ans, tu nous disais ne pas ressentir la moindre amertume, le moindre ressentiment. Avec un peu plus de recul, comment juges-tu tes années passées dans l’ombre ?
Un type de mon âge ne va quand même pas partir en guerre contre le monde entier, en quête de revanche. « Monde cruel, pourquoi as-tu mis si longtemps à m’aimer ? » Ça rimerait à quoi d’avoir l’air amer, de casser du sucre sur le dos de ceux qui ne croyaient plus en moi ? La colère, l’amertume, je laisse ça aux gamins de 20 ans qui n’arrivent pas à se faire entendre. Moi, j’essaie d’être lucide, de regarder les choses en face. Je suis dans une situation beaucoup plus confortable aujourd’hui qu’il y a cinq ans, alors chaque jour est une fête, un bonheur. Vous ne me verrez jamais aigri. Sauf si j’ai pris une grosse cuite et que je me mets à récrire l’histoire de ma vie (rires)… Je crois que j’ai sorti quelques bons albums à l’époque où personne ne s’intéressait à moi. Ça n’était pas du temps perdu, plutôt une sorte d’expérience permanente qui m’a permis d’arriver à Gorgeous George. Ce n’est pas grave que les gens passent à côté des disques, ça ne les rend pas moins bons. Juste un peu plus précieux pour ceux qui les connaissent.
Tu as passé une bonne partie de ta vie à Londres. Au point de t’y sentir vraiment chez toi ?
Je me suis toujours méfié de cette espèce de nostalgie chauviniste qui pousse les gens à croire que la vie est plus facile dans leur ville d’origine, cette façon de considérer les grandes métropoles comme des lieux invivables, des machines à broyer les artistes. Moi, c’est à Londres que j’ai connu le succès. Je suis sûr que si j’avais renoncé à la fin des années 80, si j’avais fait mes bagages pour retourner à Glasgow, je n’aurais jamais eu les moyens d’enregistrer un disque comme Gorgeous George. Je me sens très bien à Londres, j’y suis aussi épanoui que possible. Quand je retourne en Ecosse, on me pose souvent la question : « Mais enfin, Edwyn, quel besoin avais-tu d’aller vivre à Londres ? » Les journaux écossais ne m’ont jamais vraiment pardonné mon manque de nationalisme, ça fait un peu figure de trahison à leurs yeux. Ils n’ont jamais compris qu’un type comme moi ne pouvait pas survivre artistiquement en restant à Glasgow. Je suis persuadé que dans une certaine mesure, les musiciens et les créateurs sont condamnés à tourner en rond. La seule manière de se renouveler, c’est de bouger, de remettre en question son quotidien. Sinon, on meurt lentement. Lorsque j’entends Phil Collins dire que son nouvel album est son meilleur, le plus excitant de toute sa carrière, ça me fait mourir de rire. Il y a une grande hypocrisie à ce sujet chez les gens de ma génération, mais moi, je n’ai pas peur de le dire : je suis moins excité par la musique que lorsque j’écrivais Falling and laughing avec Orange Juice. Mon rapport à l’écriture n’est plus du tout le même qu’à mes débuts, ce qui est parfaitement normal.
Précisément, où trouve-t-on l’énergie de « survivre artistiquement » lorsqu’on est un songwriter dans ta situation, quelqu’un qui a écrit plus de deux cents chansons et connu un immense succès avec l’une d’entre elles ?
Le succès commercial amène un confort matériel et une bonne dose de réconfort intérieur, psychologique. Mais ces choses-là ne durent pas : on ne peut pas se sentir fort, intouchable, lorsqu’on n’a décroché qu’un seul tube. Dans mon cas, le succès de A Girl like you a servi de détonateur. Je ne me suis pas dit « Ça y est, j’ai enfin fait mes preuves », mais plutôt « Pauvre crétin, tu en as mis du temps ! » Alors très vite, je me suis remis au boulot pour profiter de mon succès en essayant de toucher les gens avec de nouvelles chansons. J’ai écrit des tonnes de mélodies, de textes, puis je me suis construit mon propre studio. J’ai beaucoup réfléchi aux méthodes d’enregistrement pour mettre toutes les chances de mon côté et ensuite, j’ai foncé sans trop réfléchir. L’album précédent, Gorgeous George, avait été enregistré sur une période de neuf semaines, avec de courtes périodes de pause. Pour I’m not following you, nous avons complètement changé de méthode. Posséder mon propre studio m’a permis d’étaler les sessions sur une période de dix mois, entrecoupée de quelques semaines de travail sur le disque de Robert Forster et sur des sessions avec Echo & The Bunnymen. Cette succession de projets crée une ambiance très agréable : il y a toujours du monde qui passe pour dire bonjour, des musiciens qui viennent jouer pendant quelques heures. Avoir mon propre studio était un rêve d’enfance, c’est maintenant devenu un mode de création. Je viens ici tous les jours, je bidouille mes vieux synthés ou je joue un peu de guitare. Même quand je n’ai rien de précis à faire, aucune session ou mixage en cours, il m’arrive d’écrire une ou deux chansons. Simplement en étant là, dans l’ambiance du studio. C’est un mode de fonctionnement très rassurant, très confortable.
Les disques d’Orange Juice ont quasiment toujours été enregistrés dans l’urgence, sans gros moyens techniques. T’arrive-t-il de regretter ce mode de travail ?
On peut passer dix mois sur un disque comme I’m not following you et préserver l’approche artisanale de l’enregistrement en particulier en utilisant du matériel « antique » comme le mien. Là, je n’ai vraiment pas le sentiment d’avoir sorti la grosse artillerie. Simplement, je suis très attaché à l’idée du travail bien fait. Je veux que le son de mes disques soit chaud, costaud, solide. Je veux que mes chansons passent à la radio et n’aient pas à rougir de la comparaison avec les grosses productions américaines. Je n’ai aucune nostalgie pour le son des disques d’Orange Juice. Si j’avais pu avoir plus de moyens à l’époque, je ne me serais pas gêné. J’ai toujours aimé le gros son, les guitares qui ronflent, les rythmiques qui donnent envie de taper du pied.
Commercialement, tu sembles avoir gagné une grande indépendance. Est-ce suffisant pour se sentir libre artistiquement ?
Je ne sais pas si je suis vraiment libre artistiquement, mais en tout cas, je suis seul maître à bord. Si je suis prisonnier de certains tics, ou bien si je suis incapable de m’émanciper totalement, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Personne ne me retient, personne ne m’empêche de prendre des risques.
Ma maison de disques anglaise m’a foutu une paix royale pendant l’enregistrement de I’m not following you. Pas la moindre requête, pas de pression, aucun commentaire. Je suis persuadé que si j’avais été en contrat avec une plus grosse maison de disques, on aurait voulu me pousser dans le rôle du « parrain de la brit-pop », me faire porter un costume dont je ne veux pas. « Edwyn Collins, l’homme sans qui Blur n’aurait jamais existé ! » (rires)…
Il est fréquent que des artistes de ta génération s’essaient à d’autres modes de création musicale la house, le trip-hop, des formes d’écriture plus expérimentales. Te sens-tu incapable de tels écarts, tributaire d’une culture musicale qui te paralyse ?
Je ne pourrais jamais prendre mes distances par rapport aux chansons, j’ai trop besoin d’elles. Je ne peux pas exister artistiquement sans un bon couplet et un bon refrain qui s’enchaînent. La structure des chansons me rassure, j’ai besoin de savoir que je vais retomber sur mes pieds, que tout finira bien. Pourtant, je me suis vraiment penché sur la question : je suis allé dans des clubs, j’ai écouté des DJ’s, exploré quelques disques de dance, mais ce n’est vraiment pas mon truc. Lorsque j’écoute de la dance ou de la techno, il me manque quelque chose : une dimension romantique, sans doute. Je suis trop attaché à la tradition humaine et personnelle de la musique pour me laisser emporter par des machines, des sequencers, des ordinateurs. J’ai besoin de voir un visage derrière la musique, besoin de voir des doigts bouger sur une guitare ou un piano. Avant d’enregistrer I’m not following you, je suis parti pendant des mois en tournée acoustique en Asie. J’ai joué dans des coins pas possibles, à Hong-Kong, en Corée, aux Philippines, seul avec ma guitare. C’est un truc que je rêvais de faire depuis des années : une petite scène, une chaise, un micro, une guitare, et en avant la musique (sourire)… J’ai toujours été et je crois que je serai toujours une espèce de crooner impénitent. C’est ma façon de résister à la technologie, au monde moderne. Avec le titre de l’album, I’m not following you, j’ai voulu dire que je ne me considérais pas comme quelqu’un dans la course, en compétition avec d’autres artistes, mais plutôt comme une personne en marge. « Je ne vous suis pas », au sens de « Ça ne m’intéresse pas du tout d’aller dans votre direction. » Si davantage d’artistes avaient ce souci de l’originalité, ce sens de l’unique, nous aurions moins de sous-Blur, de sous-Oasis et de sous-Pulp dans ce pays. Je n’ai jamais compris qu’en Angleterre sans doute le pays du monde où la musique pop est la plus vivante, la plus active , les médias laissent passer autant d’ersatz indignes à travers les mailles du filet. A quoi bon avoir des journalistes doués, intelligents, capables de mettre en forme une analyse intellectuelle du rock, si c’est pour ensuite accepter que des sous-Damon Albarn et des sous-Jarvis Cocker aient du succès ? Il y a là un décalage étrange.
Comment es-tu considéré dans le monde du rock un milieu où les « outsiders », ceux qui ne jouent pas le jeu du music-business, sont plutôt mal considérés ?
Sans doute comme un doux dingue, une anomalie. Les gens ne s’attendaient pas à me voir réapparaître, ils me tenaient pour mort (sourire)… Maintenant, je crois que j’ai plutôt une bonne cote. De nombreux artistes Supergrass, Teenage Fanclub ou Super Furry Animals me citent régulièrement comme une de leurs influences, ce qui est très agréable, et je crois que les professionnels respectent mon approche familiale et artisanale de la musique. Par exemple, lorsque les ventes de Gorgeous George ont véritablement décollé, j’ai pris la décision de retenir la machine, de ne pas la laisser s’emballer. Le disque aurait pu se vendre davantage aux Etats-Unis, ou même en Angleterre où je venais de jouer en première partie de Pulp dans des salles gigantesques et où d’autres groupes m’invitaient à jouer avec eux , mais j’ai choisi de mettre la pédale douce pour ne pas être dépassé par les événements. Du coup, les ventes se sont arrêtées à environ un million d’exemplaires dans le monde. Je voulais que ma gloire tardive soit à échelle humaine, rester maître du jeu. Et c’est cette prudence qui m’a permis de composer avec I’m not following you un disque de bonne tenue, un travail à la hauteur du précédent. J’ai l’intention de garder la même attitude dans les prochains mois : si je décroche un nouveau tube, je gérerai ce bonheur avec sagesse. Et si je ne décroche pas de tube, ça ne me rendra pas malheureux. Je prendrai ma guitare et je me remettrai immédiatement au boulot. Pas nécessairement pour être premier dans les hit-parades, mais pour essayer de toucher les gens, un peu à la manière de Lou Reed. Personne ne demande à Lou Reed « Alors, vieux, quand penses-tu décrocher un hit comme Walk on the wild side ? » De la même manière, j’aimerais bien qu’on ne m’emmerde pas trop avec ce type de question : « A quand le prochain tube ? » Ma seule réponse, c’est « Je ne sais pas et je m’en fous » (sourire)…
Même l’immense succès de Gorgeous George ne t’aura pas fait perdre ton légendaire sens de l’humilité et ta simplicité. Faut-il renoncer à l’idée de te voir un jour arrogant et intouchable, en rock-star certifiée ?
(Il éclate de rire)… Je n’y peux rien, j’ai toujours été comme ça, le petit gars bien élevé. Je continue à payer le prix de mon éducation en Ecosse, où l’on ne m’a pas laissé le temps de devenir arrogant, où l’on m’a toujours bien tenu en laisse. L’autre jour, en Allemagne, un des responsables du marketing de ma maison de disques m’a fait le reproche d’avoir des revers à mon jean. « Ça fait vraiment paysan. Les vraies pop-stars ne s’habillent pas comme ça. » J’ai souri poliment, je n’ai même pas répondu. Et cinq minutes plus tôt, j’avais entendu la même personne dire que Courtney Love était la plus grande artiste du monde parce que dès qu’elle allait sur un plateau de télé, elle s’enfermait dans sa loge et jouait les divas pendant des heures. Voilà racontée toute l’histoire de ma vie : je ne m’enferme pas dans ma loge, je ne joue pas les divas. Je suis poli, toujours sociable et je porte des revers à mon jean. Mais que puis-je faire contre ça ? A mon âge, on ne se refait pas.
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I>Edwyn Collins I’m not following you (Setanta/Labels).
Emmanuel Tellier
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