On le craignait rangé, arpentant les trottoirs raisonnables : Lou Reed revient avec un album tumultueux, fréquentant à nouveau le cauchemar comme le sublime. Depuis New York (1988), Lou Reed peaufinait d’admirables albums reliés façon Pléiade. D’abord, on en fut ravis nos héros de 30 ans, on les préfère croulant sous les louanges plutôt […]
On le craignait rangé, arpentant les trottoirs raisonnables : Lou Reed revient avec un album tumultueux, fréquentant à nouveau le cauchemar comme le sublime.
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Depuis New York (1988), Lou Reed peaufinait d’admirables albums reliés façon Pléiade. D’abord, on en fut ravis nos héros de 30 ans, on les préfère croulant sous les louanges plutôt que flirtant avec la faillite artistique. Puis, insidieusement, on s’est surpris à songer avec nostalgie aux disques de la décennie précédente (de Growing up in public à Mistrial), bâclés souvent, bordéliques presque toujours, lou-reediens jusque dans les pires cafouillages, talk-shows trash où Lou se dédoublait pour jouer tous les invités à lui seul, pratiquant l’autocrêpage de chignon et le coup de boule à usage interne avec un inimitable mélange d’exhibitionnisme et de misanthropie amphétaminées. Comme le chantait un autre frisé à lunettes noires (Ian Hunter, ex-protégé de David Bowie lui aussi), « On ne s’ennuie jamais avec un schizophrène. » Et on s’amuse donc follement (sic) avec Ecstasy, disque largement ouvert aux vents mauvais de l’aigreur et des turbulences psychiques, dont l’infini catalogue de variétés (mises en rimes rigolardes dès l’ouverture Paranoia key of E) est inlassablement feuilleté dans l’album entier. Oubliées les odes à la sérénité conjugale de Set the twilight reeling. Harnaché de cuir clouté, Lou l’insatiable écume le côté sauvage de Christopher Street (le ghetto gay de New York) jusqu’aux eaux noires de l’Hudson, qui ne s’étaient pas aussi directement jetées dans le Styx depuis le Cruising de William Friedkin. Sur Rock minuet (un Street hassle hardcore), une libido ouvertement ogresque se repaît de paupières cousues ou de carotides tranchées. Avec White prism, Lou reconquiert son titre de grand potentat de l’effroi. Effroi parfois musical. Like a possum, Everest d’autocomplaisance aussi long (et mélodieux) qu’une face entière de Metal machine music, voit un Lou tout fier de son apocalyptique son de guitare (tem)péter tel un King Kong constipé. Pourtant, même lesté par pareil parpaing, Ecstasy ne risque guère le naufrage ; Lou Reed, champion de l’immonde, est aussi un crack du songwriting céleste. En Casanova du langage, Lou séduit le dictionnaire et fait bicher les mots ; son chant, suintant de gouaille goudronneuse et de sensualité écailleuse, est ici souligné par des arrangements d’une somptuosité inédite, où des cuivres de Memphis tombent sous le charme de cordes soyeuses. Eblouissante cousine de Some kinda love, la chanson-titre laisse perler quelques larmes de pure poésie ; avec Turning time around, le fantôme de Pale blue eyes vogue sur un océan de soul satinée, puis invite Otis Redding et les Stones de Sticky fingers à siroter ensemble le lait de la tendresse humaine ; ailleurs, une guitare sèche et un violon champêtre dotent d’ailes duveteuses une sombre histoire d’amour mazoutée par la rancœur et les procédures de divorce (Baton Rouge). Quand Lou n’est pas dans son assiette, la pause rigolade est de rigueur : l’animal rock’n’roll s’imagine valseuses au vent, « en kilt à Edimbourg » ou séquestrant dans sa chambre « une ménagerie de femelles ». Rancunier, Lou prouve à John Cale que c’est bien lui le plus beau face à son miroir symphonique (Rouge) ; gestionnaire de patrimoine avisé, il pond à la demande des refrains hameçons (Big sky). Plus cocasse et errant que cohérent, Ecstasy renoue ainsi avec la veine foraine de Lou Reed. Les pommes d’amour s’y dégobillent sur les sièges du train fantôme, la grande roue du sublime voisine avec la gargote du grotesque et Abel Ferrara entraîne Woody Allen au freak-show. Entre extase et haut-le-cœur, on ressort sonné : pour nous flanquer le vertige sur ses montagnes russes émotionnelles, on peut toujours faire confiance au Coney Island papy.
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