A l’occasion des concerts de Bob Dylan à Paris, rencontre avec le rock critique Greil Marcus, grand spécialiste de la pop culture américaine, qui suit la carrière de l’artiste depuis les 60’s.
Dylan est partout : un coffret d’inédits magnifiques (“Another Selfportrait”), un autre proposant sa disco intégrale (“Bob Dylan”), et trois concerts à Paris au Grand Rex les 12, 13 et 14 novembre. On y ajoutera le “Inside Llewyn Davis” des frères Coen et un recueil de textes du grand dylanologue Greil Marcus (Galaade éditions), que nous avons rencontré pour faire le point Dylan.
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Vous découvrez Bob Dylan à 18 ans en 1962, mais ne commencez à publier des articles sur lui qu’en 1968, après son âge d’or. Est-ce un regret ?
Greil Marcus – Non, parce que je n’ai rien manqué de cet âge d’or, j’en ai profité à fond en écoutant ses disques, ses concerts. J’ai même écrit des disserts de fac sur lui à partir de 1965, des textes horribles. J’essayais aussi d’écrire sur les Beatles, les Stones, mais je ne publiais pas. Mes premiers papiers publiés l’ont été en 1968, dans Rolling Stone. En 1968, j’étais étudiant et je m’emmerdais à mort, le rock me passionnait beaucoup plus que mes cours. Rolling Stone était un magazine neuf et ouvert, vous pouviez leur envoyer une critique de disque et éventuellement, elle était publiée quinze jours après ! C’était relativement facile de débuter une activité de rock critique.
Un des thèmes qui se dégage de vos écrits et de votre vision de Dylan, c’est qu’il a été génial en 1965-66, puis qu’il a connu une très longue éclipse de plus de 25 années avant de redevenir pertinent en 1992 avec Good as I Been to You. Comment expliquez-vous cet étrange phénomène ?
De John Wesley Harding, publié en 1968, jusqu’à Good as I Been to You, cet album de vieilles chansons folk sorti en 1992, Dylan erre en terre inconnue. C’est en effet une très longue période d’incertitude. Jusqu’à 1966-67, il écrit des chansons nécessaires, des chansons qui devaient être composées pour lui et pour ses auditeurs. C’est comme si ces chansons hantaient les profondeurs de son cerveau et lui disaient, “je veux m’écouter, je veux que les gens m’entendent, écris-moi”. Les artistes dignes de ce nom sont capables de surprendre le public et de se surprendre eux-mêmes. Je crois que ça a pris beaucoup de temps à Dylan de se surprendre à nouveau et de surprendre les gens et de rechanter des chansons qui comptent.
Cette période fut certes erratique, souvent décevante, mais ne pensez-vous pas qu’on y trouve aussi de beaux albums comme Nashville Skyline ou Blood on the Tracks ?
A l’évidence, les gens ont des avis divergents. Beaucoup aiment tel ou tel album ou telle ou telle chanson de cette longue période incertaine et je ne vois aucune raison de leur faire changer d’avis. Selon moi, la chanson de Dylan de cette période la plus inventive, la plus passionnée, la plus originale, la plus achevée, bref la meilleure, c’est Blind Willie McTell. Il l’a enregistrée en 1983 pour l’album Infidels, mais il ne l’a finalement pas retenue ! Il l’a publiée plus tard, en 1991, dans l’un des Bootlegs Series. On y entend Dylan au piano, et Mark Knopfler qui l’accompagne à la guitare, et Dylan chante. La chanson est très calme, épurée, et en même temps tellement puissante, mystérieuse, elle recèle une grandeur, une passion désespérée, un sentiment de perte, si bien que vous avez envie de monter le volume de plus en plus. C’est une immense chanson derrière son apparente modestie. Et il ne l’a pas incluse dans Infidels ! Mon hypothèse, c’est qu’il ne l’a pas mise dans l’album parce qu’elle était trop bonne. Il a du se dire : “si je la mets, on verra tout de suite que les autres chansons sont une arnaque”.
A la sortie de Self Portrait, vous écriviez : “Qu’est-ce que c’est que cette daube ?” Puis vous avez écrit un texte pour le coffret Another Self Portrait (réédition de l’album et inédits) sorti il y a deux mois. Avez-vous réévalué l’album, quarante ans après ?
Il y a deux ou trois ans, Mojo m’a demandé de réécouter Self Portrait pour voir si j’avais changé d’avis depuis 1970. Je dois dire que les chansons que j’avais trouvées mauvaises à cette époque me semblaient encore pires, et que les rares qui m’avaient semblées bonnes, comme Copper Kettle, me semblaient encore meilleures. Bref, Self Portrait me semble toujours aussi foireux. Mais je ne cherche pas du tout à dégoûter ceux qui aiment Self Portrait, ou Slow Train Coming, ou n’importe quel album de ce qui est à mes oreilles une longue période d’errance. Je n’écris pas au nom des autres, j’essaye de trouver mon propre chemin dans la musique et que la musique fasse son chemin en moi. Je ne parle que pour moi.
Même si ces albums de Dylan sont inégaux, voire mauvais, on y trouve de belles chansons durant cette longue période, comme Sign on a Window, When I paint my Masterpiece, I Went to See the Gypsy, Hurricane…
Si c’est votre idée, OK. C’est comme ces atroces albums seventies d’Elvis : certains fans vont y pêcher une éventuelle chanson à sauver et clamer “tu vois, il a toujours le truc !”. Un fan essaye toujours de s’autopersuader que l’objet de son admiration est toujours génial. Mais la dramaturgie du parcours de Dylan est passionnante ! C’est un artiste qui a perdu sa raison d’écrire et de chanter pendant des décennies et qui finalement la retrouve. Très intéressant.
Pourquoi selon vous a-t-il perdu cette raison ?
C’est une perte de temps d’essayer de savoir ce qu’il y a au fond du cerveau d’autrui, et c’est souvent plus compliqué que ce que la personne elle-même peut savoir. Ce n’est pas une question intéressante de savoir pourquoi il a perdu la grâce. Ce qui est sûr, c’est que tout artiste connaît des périodes où il perd l’inspiration, des périodes où il prétend, où il simule. Il y a des contrats, des obligations, diverses raisons qui font que l’artiste doit publier un livre, un disque, un film, même si c’est une période où il n’a rien à dire, aucune nécessité interne de publier quoi que ce soit. Il arrive que votre propre voix devienne pour vous un obstacle, une gêne, une entrave. L’artiste se dit : “J’avais des choses à dire, c’était impérieux de les dire, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, je m’en branle, je n’ai rien de nécessaire à dire. Mais je ne sais rien faire d’autre, chanter est mon métier, mon existence, alors je continue, et peut-être qu’en continuant, l’étincelle reviendra.” Pour beaucoup d’artistes, ça ne revient jamais. Pour Dylan, ça a fini par revenir. Ce phénomène de crise d’inspiration est très fréquent, ce n’est pas une révélation que je vous fais.
N’est-ce pas particulièrement vrai dans le rock ou de nombreux groupes semblent se répéter passé le premier album ?
Oui. Mais de nombreux groupes ou chanteurs disparaissent une fois qu’ils n’ont plus rien à dire. Quand la signification émotionnelle s’évanouit, le public se désintéresse de l’artiste et vice versa, et l’artiste disparaît petit à petit des radars. Ils sont rares, ceux qui maintiennent une densité créative durant toute une vie. Neil Young y parvient, grâce à un jeu de guitare qui procure toujours un sentiment d’événement présent, quelque chose de vivant et potentiellement surprenant. Même s’il le répète soir après soir, son jeu de guitare est toujours empli d’émotion, de désir, d’excitation… On ne sait jamais ce qui peut se passer avec Neil Young, on a toujours le sentiment qu’il va se produire quelque chose de neuf, même si ce n’est pas toujours le cas.
Selon vous, Dylan a perdu l’étincelle pendant plus de vingt ans et pourtant, vous n’avez cessé d’écrire sur lui. Etes-vous un peu masochiste ?
J’écrivais en direct, au présent, sans savoir combien de temps allait durer cette période de disette. Chaque article était écrit à un moment précis, un moment où on ne savait jamais ce qui allait se passer après. L’étincelle pouvait revenir à tout moment, surtout venant du gars qui avait pondu Highway 61 et Blonde on Blonde. Par ailleurs, le déclin d’un artiste de la stature de Dylan était un événement fascinant en lui-même. Les hauts et bas de la créativité sont un puissant mystère. Dylan avait réussi à parler d’une voix si puissante, si claire, si lucide, si poétique, avec une imagerie à multiples sens possibles, et un jour, tout cela a disparu d’un coup. Pourquoi ? Comment ? Ce type parlait d’une façon si audacieuse dans les mid-sixties qu’on était fondé à croire que tout pouvait recommencer à tout moment, que le tarissement ne serait pas définitif. Dylan lui-même, comme ses admirateurs, devait penser qu’un jour ou l’autre sa voix reviendrait.
Vous dites qu’il a retrouvé sa voix, sa grâce, en reprenant d’anciennes chansons folk sur Good as I been to you.
Ce n’est pas si évident pour tout le monde. Il est retourné vers les chansons qu’il connaissait et qu’il a découvertes ado. Il a dû se dire, “Je croyais savoir ce que ces chansons signifiaient quand je les jouais en 1959, 1960, comme tout le monde. Mais maintenant, je me rends compte que je n’avais aucune clé sur leur signification. J’étais trop jeune pour réaliser la profondeur sans fond de ces chansons, en termes de mélodie, d’attitude, d’écriture… Je les chantais mais n’en savais rien. Maintenant, j’aimerais qu’elles me disent ce que je ne sais pas, et la seule façon, c’est de les rejouer, de les rechanter.” C’est ce qu’il a fait sur Good as I Been to You et sur World Gone Wrong. Ces albums sont des disques de nettoyage de gorge par quelqu’un qui souffrait d’un gros rhume créatif pendant vingt-cinq ans. Une fois la gorge éclaircie, le rhume guéri, il a fait Time out of Mind, Modern Times, Tempest… Dylan est dans une phase réjouissante de son œuvre. Tempest est un disque très joueur. Il prend ces folk songs ancestrales comme Black Jack Davey, sur le Titanic, Barbara Allen, il les revêt d’habits neufs, les arrache du passé pour les conjuguer au présent, en mélangeant époques et lieux. Prenez la chanson Scarlet Town, sur Tempest. Le narrateur dit, “Dans la ville où je suis né, Scarlet Town, Barbara Allen et Sweet Williams sont morts de leur amour” et raconte leur terrible histoire. Une voix intérieure folk de Dylan dit “Et si j’étais vraiment né dans cette ville, et s’il s’était vraiment passé cette tragique histoire, et si cette histoire était le mythe fondateur de cette ville. Il était une fois, il y a quarante ans, ou il y a quatre cents ans, cette histoire est arrivée, et ceux qui ont grandi dans cette ville ont été élevés sous le soleil noir de cette histoire, etc.” C’est comme si vous aviez grandi dans une ville où eut lieu un horrible massacre nazi et qu’il s’était ensuivi une conspiration du silence. Tout le monde sait ce qui s’est passé mais personne n’en parle, et ça crée un voile d’ombre au-dessus de cette ville. Tout le monde grandit avec cette honte non dicible, personne ne peut apprendre à parler honnêtement et ouvertement. C’est ce que chante Dylan dans Scarlet Town : et si nous avions vraiment grandi dans une ville où Barbara Allen et Sweet William se sont assassinés à cause de leur passion, comment ça nous affecterait… C’est comme un conte, une légende, que les parents racontent aux enfants de génération en génération. Et Dylan chante comme s’il avait quitté la ville des années avant puis revenait et constaterait que rien n’a changé, que la légende noire est toujours présente et affecte la ville. Ainsi, le personnage de Barbara Allen et les autres redeviennent vivants, ils reprennent vie au présent. Dans ce que je considère comme sa deuxième carrière, Bob Dylan chante ces anciennes chansons américaines et constate qu’elles n’ont jamais de fin, qu’on peut les réécrire et les rechanter sans cesse.
On pourrait aussi dire que World Gone Wrong ou Tempest n’apportent rien de neuf musicalement. Les chansons sont bonnes, certes, mais c’est du folk-blues-rock déjà entendu mille fois. Peut-on comparer cela au sentiment de nouveauté radicale que procuraient Highway 61 ou Blonde on Blonde ?
Je ne partage pas votre sentiment. Sur Love & Theft ou Modern Times, on entend en effet parfois de la musique “banale”, déjà entendue. Mais si vous prêtez attention à des chansons comme Sugar Baby ou Ain’t Talking, vous vous retrouvez au milieu d’un paysage musical inconnu. Ces chansons prennent avec un sens de la hantise, de l’incertitude, un questionnement sans réponse… Je parle de la musique, pas des paroles. Ce qui se passe sur Sugar Baby renvoie à Gene Austin, un chanteur qui était une star en 1928, puis vite oublié dans les années trente. Dylan réhabilite une de ses rares chansons folk, datant de 1928, et ça produit une profonde satisfaction musicale. Quand on écoute Sugar Baby, on entend un homme qui raconte une histoire qui doit être racontée. Cette nécessité, je ne l’ai jamais entendue dans les chansons de Dylan entre 1968 et 1992, excepté Blind Willie McTell.
Ne rien sauver de toutes ces années, n’est-ce pas exagérer ?
Je sauve Blind Willie McTell. Et j’ai entendu cette nécessité une fois, lors de son premier concert chrétien gospel à San Francisco en 1978. Le concert était atroce, on avait l’impression de se faire enrôler dans une secte, le chanteur sur scène faisait de la propagande grossière. A la fin, on s’est retrouvés dans le lobby et là, j’ai entendu des notes de piano. Je suis retourné dans la salle, elle était presque vide, il n’y avait que quelques fans aux premiers rangs, Dylan était revenu jouer Pressing on, seul au piano. C’était puissant, magnifique, je pensais que c’était un vieux classique gospel, mais c’était une de ses nouvelles chansons, qui apparaitrait plus tard sur Saved. Là, je me suis dit “Putain, si Bob Dylan doit s’en remettre à Jesus pour pouvoir écrire et chanter une aussi belle chanson, hey, ça vaut le coup !”. Mais la version sur Saved n’est rien du tout, une autre chanson générique sans vie ni singularité.
Avez-vous vu I’m not There, le film de Todd Haynes qui montre littéralement les diverses facettes de Dylan ?
Oui, excellent. Todd Haynes réinterprète magnifiquement cette période chrétienne et la chanson Pressing on. Il montre ce chanteur folk qui fuit la gloire et rejoint une Eglise évangélique. Le chanteur folk, Jack, est devenu le pasteur John. Et son Eglise produit un doc sur pasteur John, sa vie son œuvre, et Haynes filme ça comme un docu cheap et mal produit. A un moment, pasteur John apparaît sur scène, et le public ressemble aux membres des alcooliques anonymes, alors que Dylan-John est accompagné par une bande aux allures de méthodistes pourris. Il donne un sermon, puis il chante Pressing on. C’est Christian Bale qui joue John/Dylan, mais c’est John Doe du groupe X qui chante. Ce Pressing on de Christian Bale et John Doe m’a fait le même effet que celui de Dylan au concert de San Francisco.
http://www.youtube.com/watch?v=gJzPSPkWTrM
Cette conversion de Dylan à un groupe évangéliste est l’un des faits les plus inattendus et bizarres de sa carrière. Comment l’analysez-vous ?
Il y a deux choses que je n’avais jamais comprises avec Dylan. Primo, les sifflets de son public quand il est passé du folk au rock électrique. Mes copains et moi, on pensait au contraire en 1965 que Dylan était en retard, qu’il aurait dû brancher les guitares depuis des années. Mais ces histoires de piété folk, de pureté, de trahison, ça n’a aucun sens à mes yeux. Pourquoi ces gens-là étaient-ils en colère, bon sang ? Mon hypothèse, c’est que le public folk croyait dur comme fer que les chansons folk de Dylan disaient une vérité. Ils percevaient les nouvelles chansons rock comme un abandon, une contradiction. Ils avaient l’impression que Dylan leur disait, “Ce que vous preniez pour la vérité était un mensonge. La vérité, ce sont mes nouvelles chansons, c’est le rock”. Ils se sont sentis floués, dupés, pris pour des cons. D’où leur détestation. Todd Haynes a bien mis ce moment en scène, en montrant Dylan et son groupe armant des mitraillettes vers le public. Le passage au rock a eu ce genre d’effet choc sur son public folk puriste. Secundo, la conversion chrétienne. C’est encore le film de Todd Haynes qui m’a éclairé, notamment avec ce splendide Pressing on. Pendant une période de sa vie, Dylan a rejoint une Eglise évangéliste parce qu’il avait besoin de faire partie d’une communauté où on se fichait complètement de sa célébrité, de son argent, de son génie et de son identité. La seule chose qui comptait pour eux, c’était que Dylan croit aussi fort en Jesus qu’eux. Ils lui ont offert une camaraderie, un compagnonnage, sans rien attendre de lui, sans rien exiger en retour, à part la croyance. Dylan n’avait plus expérimenté une telle relation aux autres, dénuée des effets de la célébrité, depuis son enfance. Ça devait le reposer de faire partie d’un groupe humain où il n’avait plus la pression d’être Dylan ou qui que ce soit. Il réalisait le fantasme de se retirer dans un coin reculé, à l’abri du monde et du rock business, un endroit où il pouvait enfin chanter juste pour le plaisir de chanter.
La voix de Dylan était superbement novatrice et expressive dans les années soixante, puis désagréable et nasillarde dans les années 1975-95, puis à nouveau émouvante avec le grain de l’âge. Comment expliquez-vous ces transformations de voix ?
Je suis d’accord avec ce que vous dites sur l’évolution de sa voix. Pendant des années, cette voix a perdu son impact émotionnel, ses nuances, sa puissance expressive, ses couleurs, ses inflexions, son talent à transformer chaque mot en question, sa façon de rendre chaque moment d’une chanson peu évident, sa façon d’empêcher les lectures simplistes. La raison en est simple : pendant une longue période, Dylan ne croyait pas à ce qu’il chantait, il savait que ses chansons étaient des simulacres, qu’elles n’avaient pas de raisons impérieuses d’exister. Alors, il sabotait ses chansons, le mauvais chant suivait logiquement la mauvaise écriture. Dans le rock, beaucoup de textes de chansons ne signifient pas grand-chose sur papier, mais quand ces textes sont habités par une voix, une orchestration, ils prennent vie, ils peuvent revêtir une ou des significations extrêmement puissantes. Je prendrais comme seul exemple la chanson High Water, dans Love & Theft : le personnage du sherif dit “I want them dead or alive, I don’t care”. Dylan chante ce mot, “care” en le laissant tomber en fin de phrase, comme un rocher qui dégringole dans un lac. Ce sont des moments comme ça que j’attendais de Dylan depuis des années. Quand un chanteur habite un texte, le chant est généralement bon.
Quand même, plus de vingt années d’errance et de mauvais chant pour un type de la stature de Dylan, c’est énorme, peut-être unique dans le rock ?
Regardez les Stones, ils ont tout lâché après Some Girls. Depuis, ils simulent, ils jouent à être les Stones, et d’ailleurs, les gens le sentent bien, plus personne n’achète leurs disques. Leur carrière depuis 1976 n’est que du remplissage. Certes, on va à leurs concerts parce que tout le monde, y compris les jeunes, veulent voir une fois le monument. Tout le monde veut pouvoir dire, “J’ai vu les Stones” et raconter ça à ses enfants plus tard. Mais les Stones ont abandonné, ils se contentent de remplir du vide. Dylan a connu une longue éclipse mais il n’a pas abandonné.
On peut distinguer deux caractéristiques dans votre approche critique. D’une part, vous considérez les chansons comme des organismes vivants, et vous analysez l’évolution d’une chanson (et du chanteur) à travers ses différentes versions dans le temps. D’autre part, vous focalisez sur des micro-détails comme le phrasé de “care” dans High Water. Cette approche n’est-elle pas exagérément analytique, comme si on observait le monde avec un microscope ?
Mais je ne prends pas de microscope, je ne guette pas ce genre de détails, ils viennent à moi pendant l’écoute et me frappent naturellement. Je mets un disque, et s’il est intéressant, intrigant, je l’écoute de plus en plus attentivement. Mais je ne scrute pas les disques en attendant tel détail, je fais parfois autre chose pendant l’écoute, et parfois, une chanson ou une ligne ou un accord ou une inflexion de voix vous marque et vous vous dites : “Ah, c’est super ! Que s’est-il passé ? Comment est-ce arrivé ? Je veux réécouter ça.” Tout exercice critique n’est rien d’autre que l’analyse de ses propres réactions émotionnelles à une œuvre. Pourquoi ce disque m’affecte, m’émeut, me rend malade, me rend extatique, etc., ? Que se passe-t-il là, dans cette musique, qui fait que ça me touche ? C’est une question passionnante, et sans fin. Quand à la vie des chansons sur la durée, la façon dont différentes versions s’enchaînent, se répondent, s’enrichissent, se contredisent, je trouve ça fascinant. Les chansons ont une vie, et elles vivent dans les corps et les cerveaux d’autres gens. Ni Dylan ni les auditeurs ne peuvent contrôler la vie d’une chanson. L’évolution d’une chanson est une dramaturgie dont je ne me lasse jamais.
Je n’ai jamais été convaincu par les albums live de Dylan. A mes yeux, les meilleures versions de ses chansons sont toujours les originelles en studio.
Selon moi, ce n’est pas une question de meilleur ou moins bon. Le Highway 61 du live Before the Flood produit un plaisir différent de l’original en studio. Les versions de Mister Tambourine Man jouées en Angleterre pendant la tournée de 1966 comportent de très longs solos d’harmonica et c’est comme si les paroles et la mélodie passaient au second plan. En explorant la chanson avec son harmonica, Dylan atteint de formidables niveaux de contemplation, de paix intérieure. C’est tellement fin et délicat qu’on en croit à peine ses oreilles. Mais la version originale en studio est parfaite. Meilleure ou moins bonne n’est pas la question, ce qui compte, c’est que les versions sont si différentes, que la chanson vit.
Dans un texte sur James Ensor, vous écrivez que Dylan n’a jamais été aussi radical que ce peintre belge du XIXe siècle. Est-ce une façon de relativiser la valeur de la contre-culture des sixties ?
Non, c’est juste une comparaison entre la chanson Desolation Row et la toile qui montre l’entrée du Christ à Bruxelles. Ensor était un peu dingue et détestait tout et tout le monde. Heureusement que tout le monde n’est pas aussi misanthrope que lui ! La vie d’Ensor était bouffée par la bile, la rancœur, la détestation, la paranoïa. Cet état a produit du grand art, mais personne ne voudrait être le gars qui a peint ces toiles.
Lou Reed vient de mourir. Peut-on comparer sa carrière à celle de Dylan, au sens où il a signé ses plus grandes chansons au début, avec le Velvet, puis a connu une longue carrière solo très inégale ?
Non. Le Velvet a sorti de grands disques, avec des idées innovantes et des chansons parfaitement écrites. Ensuite, après avoir été viré du groupe par la maison de disques, Lou Reed a flotté un moment, jusqu’en 1978, cherchant quelle identité il pourrait revêtir, essayant de devenir une star. Mais à partir de Street Hassle, il devient un artiste s’exprimant avec une force complète, une puissante imagination, un vrai sens des arrangements. Il sait ce qu’il veut dire et il le fait avec une liberté superbe. Il est constamment surprenant, très créatif, même s’il a peu d’auditeurs. Son impact et son public sont quantitativement plus modestes que ceux de Dylan, mais Lou Reed a toujours sorti des chansons et des disques excitants, inattendus, originaux. J’ai toujours découvert le nouvel album de Lou Reed sans rien en attendre, alors que j’attendais tout de chaque nouveau Dylan, et Lou Reed m’a souvent surpris dans le bon sens. Il a souvent incarné le grand artiste sceptique, amer, impliqué, audacieux. A un concert en hommage à Harry Smith, Lou Reed a joué le classique de Blind Lemon Jefferson, See that My Grave Is Kept Clean, que Dylan avait aussi repris sur son tout premier album. La version de Lou Reed ressemblait à Heroin : même arrangement, même lenteur, même atmosphère, même situation où le narrateur regarde quelque chose qu’on ne peut regarder – la mort. Lou Reed regarde la mort droit devant, sans cligner de l’œil : voilà sa performance.
Vous semblez préférer Lou Reed à Dylan. Pourquoi avez-vous écrit des tas de livres sur Dylan et pas sur Lou Reed ?
Peut-être parce que je n’ai jamais ressenti de proximité avec lui, alors que je me suis toujours senti très concerné par Dylan. J’ai très peu écrit sur Lou, mon admiration pour lui a grandi avec le temps, alors que j’ai aimé Dylan dès ses débuts, j’ai été fan de la tête aux pieds dès la première fois que je l’ai entendu. Bob et Lou étaient deux gars juifs, comme moi, tous à peu près de la même génération, mais ça ne fait pas une identification automatique puisque mes rapports à Dylan et Reed ont été très différents. D’ailleurs, je ne me convertirai jamais à l’évangélisme comme Dylan, et ne voterai jamais républicain comme Lou Reed.
Que pensez de ceux qui, à l’image de Nik Cohn, détestent Dylan, considèrent qu’il est l’antithèse de l’esprit du rock à l’état pur ?
Nik Cohn est un grand écrivain et un grand penseur et un grand auditeur de rock. Nous ressentons les choses différemment, c’est tout ce que je puis dire. Dans son livre, Awopbopaloobop Alopbamboom, il dit juste qu’il ne comprend pas Dylan, et que I Get Around des Beach Boys a plus de sens pour lui que tout Blonde on Blonde : j’aime ça, c’est une prise de position valable, c’est une option critique pertinente, c’est même l’embryon d’une théorie sur l’essence profonde du rock. Je suis différent et j’aime autant I Get Around que Blonde on Blonde, je n’imagine pas vivre sans l’un de ces deux disques, il n’y a pas à argumenter à ce sujet, ni au sujet de la position de Nik Cohn. La bonne critique ne consiste pas à dire à autrui ce qu’il devrait aimer ou rejeter, mais à analyser et tenter de déchiffrer ses goûts et ses émotions. Dire aux autres ce qui est cool ou pas, c’est le degré zéro de la critique et Nik Cohn n’écrit pas ainsi, et j’espère que moi non plus.
Que dites-vous à la fille ou au gars de 18 ans pour lui “vendre” Dylan ?
Je n’essaierais pas de leur “vendre” Dylan, je ne leur dirais rien et les laisserais découvrir la musique et éventuellement Dylan par eux-mêmes. J’enseigne le folk américain à des étudiants de première et deuxième année. Dans mon cours, Dylan est le guide touristique au pays du folk. Je passe souvent telle chanson des années 20 puis la version de Dylan. Ça illustre un des passages de Chroniques où Dylan écrit : “Une chanson folk a mille visages et il faut essayer de tous les rencontrer”. Il écrit aussi : “Une chanson n’est jamais la même deux fois, tout dépend de qui la joue et de qui l’écoute”. Je suis toujours surpris par le degré de connaissance et de familiarité que beaucoup de ces jeunes de 20 ans ont avec Dylan. Ils sont entrés chez Dylan par tel album, telle chanson, y compris des choses que je n’aime pas de Dylan, ça en dit long sur eux et sur l’impact de Dylan. Les jeunes connaissent mieux Dylan que vous ne le croyez. Dans ma classe, je ne “vends” pas Dylan, je l’utilise comme un traducteur de la musique ancienne que j’essaye de “vendre” : soit la musique américaine des Appalaches qui remonte parfois au jusqu’au XVIIIe siècle. Certaines de ces chansons sont nées en Angleterre au XVIIe siècle et ont survécu jusqu’à nos jours en se réfugiant dans les coins reculés du Kentucky ou de Virginie.
Existe-t-il des Dylan d’aujourd’hui ?
Kanye West est un bon nouveau Dylan ! Et aussi un peu Jay Z, qui est d’ailleurs un grand fan de Dylan. Beaucoup de chanteurs n’existeraient pas s’il n’y avait pas eu Dylan, mais ils font leur truc qui n’est pas une copie de Dylan, je pense à des gens comme Cat Power, Will Oldham… Ces chanteurs contemporains parlent la même langue que Dylan mais disent des choses qu’il n’aurait pas dites. La langue du folk, du rock et du blues demeure vivace, elle permet d’exprimer beaucoup d’émotions, de nuances, elle atteste aussi que les chansons anciennes sont increvables. Plus on les écoute, plus elles nous disent des choses. Le rap est un descendant des discours folk. Des garçons comme Jay Z et Kanye West sont très cultivés, très sophistiqués, leur connaissances musicales sont très larges. Kanye West peut tout chanter, et il le fera. J’adore sa reprise du tube de A-ha, Take on Me. Vous savez, on ne peut pas comparer les gens intéressants, on ne peut comparer que les médiocres. Par exemple, on peut s’amuser à savoir si Billy Jay Kramer est meilleur que Gerry and the Pacemakers, parce qu’aucun des deux n’est intéressant. Mais quand on parle d’artistes originaux, différents, qui ont quelque chose de spécial, c’est une perte de temps de vouloir les comparer pour savoir lequel est le meilleur. Ils sont bons, mais différents, pas besoin de les classer.
Dylan meurt, vous dites quoi pour le résumer ?
Si je devais rédiger sa nécrologie, je raconterais des moments spécifiques, notamment des performances de ses chansons en concert. Et j’essaierais de transformer ce petit moment en quelque chose de grand. Je n’écrirais pas que nous avons subi une grande perte irrécupérable : ce serait vrai, mais cliché, sans intérêt. Mais le plus probable, c’est que je sois silencieux à la mort de Dylan.
Pour finir de façon ludique, un classement : votre album et votre chanson préférés de Dylan ?
Ce n’est pas un jeu pour moi, c’est très sérieux, et ce n’est pas difficile de répondre. Sans hésiter, mon album préféré est Highway 61 Revisited et ma chanson préférée est Like a Rolling Stone.
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