Ne cherchez aucune référence : le collectif japonais de Dumb Type est unique au monde. Avant de s’installer aux portes de Paris, cette petite communauté de la marge a investi la banlieue de Maubeuge pour créer son nouveau spectacle, MemoRandom. Un travail à fond la caisse sur la mémoire.
Dumb Type est resté plusieurs mois à Feignies (banlieue de Maubeuge, 7 232 habitants). On imagine déjà les T-shirts de la tournée : Feignies-Londres-Créteil-New York-Kyoto. Dix-sept Japonais et un Noir américain faisant leur course au Champion du coin, ça ressemble déjà à une performance. Depuis son arrivée, Dumb Type a fait disjoncter tout le secteur (au sens propre), introduit la nouille japonaise chez le charcutier en face de la mairie et fait office de modérateur des tensions sociales. Logé dans une cité, le groupe a d’abord été soupçonné d’appartenir à un nouveau réseau de trafiquants puis s’est très vite révélé objet de curiosité, dérivant du même coup les habituelles frictions du quartier. Dumb Type a fait un tour complet du service public français : le logement, la police mais aussi l’école, en intervenant auprès de lycéens et de collégiens, ou encore le service des urgences de l’hôpital, au sujet duquel ils ne tarissent pas d’éloges.
C’est Didier Fusillier, directeur du théâtre du Manège à Maubeuge et de la Maison des arts de Créteil, qui a offert gîte, couverts et théâtre au groupe pour créer son nouveau spectacle : MemoRandom. Depuis plusieurs années, lui et son équipe de choc traquent à travers le monde les artistes utilisant les nouvelles technologies. Maubeuge est donc devenu en quelque temps un véritable terrain expérimental accueillant tout ce que la scène internationale produit d’artistes répondant au générique multimédia. Dumb Type est maître en la matière.
Huit danseurs sur scène en chair et en os et sept « techniciens » aux commandes d’ordinateurs servent à la construction d’un même objet scénique. Les hommes derrière les machines sont des acteurs à part entière, vidéastes, programmateurs ou musiciens. En France, question de culture certainement, le monde du spectacle entretient un rapport complexé avec la machine, particulièrement au théâtre. Pourtant, dixit Shiro Takatani, l’un des concepteurs visuels, « les petits Japonais ne naissent pas avec la gamme complète du matériel Sony entre les mains, peu d’entre eux possèdent des caméras ultra-sophistiquées ou des ordinateurs dernier cri à la maison. Si notre collectif devait avoir un modèle, ce serait celui du Bauhaus. Pour moi, c’est une référence, mais il nous reste encore beaucoup à apprendre et nous n’avons pas l’ambition de devenir une « école » ! »
Dumb Type est né il y a quinze ans. L’équivalent de l’école des beaux-arts à Kyoto, le Kyoto City Art College, abritait alors sans le savoir toute une bande de jeunes gens qui, franchissant allégrement les couloirs séparant les disciplines, allaient ouvrir la scène contemporaine alors totalement underground. C’est autour de la personnalité de Teiji Furuhasi, metteur en scène chorégraphe, que s’est constitué le collectif. Architectes, vidéastes, plasticiens, chorégraphes, comédiens, musiciens, gavés de cours sur l’art du thé, la céramique traditionnelle et les impressionnistes, allaient donner naissance à Dumb Type, littéralement « genre abruti ». Un nom provocateur, une façon de rentrer dans le lard d’une société qui se voulait sans faille, performante et déformante jusqu’à ignorer absolument ses minorités. « La société japonaise est très hypocrite. On peut faire absolument ce que l’on veut, mais dans un cadre. Tu peux être un homme d’affaires, avoir quarante maîtresses, être homo, te faire fouetter dans les sous-sols, te soûler tous les soirs, du moment que tu sauves les apparences en étant marié avec des enfants, tout va bien. »
Dumb Type vient donc déchirer la surface lisse et fait exploser les cadres à coups de sons violents, de lumières aveuglantes, d’images, de propos qui ne laissent aucun doute sur ses intentions : provoquer des ondes de choc et affirmer haut et clair que le monde est loin d’être rose et bleu. En 1993, Teiji déclarait publiquement qu’il était homosexuel et séropositif, il en faisait le thème de son ultime spectacle S/N (il est décédé au moment des premières représentations en 1995), provoquant du même coup un véritable séisme. Jusque-là, le Japon était un pays où le sida n’avait aucune existence officielle : le virus passait à côté de l’île, tout comme en France le nuage de Tchernobyl.
Comme c’est souvent le cas pour les précurseurs, c’est par un effet boomerang que le travail de Dumb Type a été reconnu au Japon. « Nous sommes effectivement devenus très populaires au Japon grâce à la reconnaissance internationale. Sans cela, nous n’aurions pas les moyens de monter nos productions. A Kyoto, nous louons le théâtre où nous jouons, nous n’avons pas d’outils de travail et peu de subventions. »
A la mort de Teiji, le collectif avait perdu son leader et le groupe s’est modifié sans pour autant changer de cap. Aujourd’hui, Dumb Type crée son deuxième spectacle sans Teiji, certains sont partis, d’autres sont arrivés, le mouvement évolue mais reste ancré sur les bases d’un collectif. Quand il y a un problème, tout le monde s’assoit et discute. Idem pour les prises de décision artistiques, même si l’un d’entre eux joue le rôle de coordinateur, comme Shiro Takatani pour MemoRandom. « Nous amenons des propositions de chorégraphies, de sons, d’actions, d’images. Chacun apporte son univers, explique Takao Kawaguchi, moi je suis danseur contemporain, Ryoji est un musicien conceptuel, Peter a une formation plutôt modern-jazz-mime. »
Une diversité qui va de pair avec les activités alimentaires des membres du collectif : directeur de festival gay et lesbien, drag-queen (l’une des danseuses, un 36 fillette, fait un vrai tabac dans une adaptation personnalisée de James Brown dans les night-clubs de Kyoto), « sex worker », animatrice dans un club SM, les membres de Dumb Type forment à eux seuls une petite communauté marginale mais représentative, où le mélange des genres est, de fait, éminemment politique. « Les gens sont ce qu’ils sont. Quelles que soient leur sexualité, leur race, leur religion, leur profession. Quand on travaille ensemble, c’est sur un projet commun et chacun y amène ses idées, ses compositions. On se fiche pas mal de savoir que l’un a des pratiques SM, qu’un autre est séropositif ou qu’il se prostitue. L’important, c’est le projet. Pour Teiji, il y avait une urgence absolue à parler directement de sexualité et de politique. Il allait mourir, il n’avait aucun choix, il voulait aller droit au but. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la même nécessité et nous abordons des thèmes différents. Le sexe n’est plus le sujet central, nous avons des préoccupations peut-être plus abstraites. C’est aussi pour cela que MemoRandom est différent. Nous voulons nous affranchir du passé. »
MemoRandom est donc un travail autour de la mémoire. Avec le background du groupe, on imaginait que ça allait secouer sérieusement les neurones et que le principe de la madeleine de Proust subirait un shaking à trois mille tours/minute. Mais Dumb Type a décidé de prendre de nouvelles directions et de jouer là où on ne l’attendait pas. Tout commence dans l’atmosphère feutrée du hall d’un hôtel quelconque. Moquette épaisse qui étouffe le bruit des pas, gestes convenus, le silence du luxe sans la volupté. Puis d’un coup, c’est décollage sans annonce préalable. Les images se précipitent, le son envahit la salle, fait vibrer les sièges et vous propulse derrière le mur en moins de quelques secondes. Tout le spectacle joue sur ces deux registres, opposant sans cesse une certaine réalité objective ce que je vois, ce que je dis, ce que je fais dans l’instant décidé comme étant le présent contredite par la vitesse, l’accumulation, le débordement. La question du présent est au centre par effets d’accélération et de décélération. La mémoire se révèle formule aléatoire, scannée et redistribuée.
Pourtant, MemoRandom reste en deçà de ce qu’on en attend. Trop lisse, trop joli peut-être. Les acteurs, même si leur corps en dit long, semblent moins engagés dans ce processus de mémorisation que le son et les images. C’est d’ailleurs dans ces deux derniers domaines que Dumb Type a élargi considérablement son audience. « On a tendance à nous classer dans le bac techno parce que nous utilisons de la musique électronique et de la vidéo, mais nous n’avons pas particulièrement l’impression d’être dans cette mouvance. Il se trouve que pour le moment on utilise tous ces outils, mais ce n’est pas une fin en soi. On peut très bien imaginer que, dans les prochains spectacles, il y ait des peintures aux murs et aucun son, l’important c’est de faire passer des émotions, parler de l’humain. »
Dumb Type amorce sans aucun doute un virage esthétique et reste, quoi qu’il arrive, unique en son genre : l’enfant multicéphale refuse qu’on lui colle d’encombrantes paternités.
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