En 1968, en Jamaïque, un accident a donné naissance à l’une des manipulations les plus radioactives de tous les temps : le dub, raconté dans un docu touffu et une double compile.
Bruno Natal, le réalisateur brésilien de Dub Echoes, n’a qu’un seul regret : “Si je recommençais aujourd’hui, je crois que je ferais quelque chose d’un peu plus fou, pour mieux coller à cette musique.” Hormis quelques effets de vibrations sur les images et une chambre d’écho qui perturbe astucieusement la litanie des témoignages, ce film passionnant surprend en effet par sa forme, ordonnée et didactique, comme si l’humilité était la seule posture à tenir face à un art démesuré, extravagant, mégalomane et déraisonnable.
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Dub Echoes démarre par un rapide balayage historique, depuis les sound systems des années 50 jusqu’au fameux “accident” de 1968, véritable point de départ d’une succession d’événements qui allait conduire à l’embrasement du dub quelques années plus tard. En 1968, donc, un certain Ruddy Redwood, DJ d’un sound system baptisé Supreme Ruler Of Sound, se rend au studio Treasure Isle de Duke Reid pour y graver des morceaux sur acétate. L’ingénieur du son oublie de graver la voix sur l’un des morceaux, et cette version instrumentale inopinée provoque une véritable hystérie auprès des foules dans les jours suivants. Bunny Lee et son pote King Tubby assistent à la scène, et c’est face à eux comme un champ de possibilités qui vient d’être semé, dont ils tireront des moissons qui bouleverseront en profondeur l’écosystème de la musique jamaïcaine dans les années 70.
Bientôt gravés sur les faces B des singles, les mixes instrumentaux laissent la place à des déclinaisons multiples pour les toasters et les bidouilleurs en tous genres. King Tubby, producteur visionnaire et Docteur Frankenstein dans l’âme, ira plus loin que tous les autres en trafiquant jusqu’à les rendre méconnaissables des titres de Studio One ou d’autres grands studios, ne conservant que l’épine dorsale rythmique pour lui faire subir ce traitement de choc opératoire qui accouchera du dub.
La basse et la batterie sont ainsi considérées comme les deux réserves d’où l’on peut ad libitum tirer des substances hautement inflammables. Bruno Natal : “Pour moi qui suis brésilien, il y a une comparaison qui vient immédiatement à l’esprit, c’est le foot. Brésiliens et Jamaïcains, dès le plus jeune âge, jouent au foot dans la rue avec des boîtes de conserve ou des boules de papier. Tout le football moderne a été inventé par des gars qui ont surpassé leur condition en faisant preuve de génie. Le dub, c’est un peu la même chose, la pauvreté des moyens décuple la créativité.”
Durant la seconde moitié des seventies, alors que le reggae s’est émancipé à travers le monde, le dub est la musique qui passionne le plus, localement, le public jamaïcain, qui achète des 45t mais commence le plus souvent par écouter la face obscure, la face B, où le thème est étiré, distordu, soumis à des traitements dignes d’une explosion radioactive. C’est aussi ce qui attirera vers les rivages accidentés du dub les punks blancs et les rappeurs noirs, telle une zone grise de circulation où la plupart des musiques vont échanger leurs fluides et donner vie à tant de métissages géniaux, dont on ne cesse de découvrir les dérivés génétiques combinatoires. C’est d’ailleurs hors de la Jamaïque que l’on constate depuis une quinzaine d’années la perpétuelle fertilité du dub.
De Massive Attack à Burial, de Pole à Zenzile, le dub fait donc florès en Europe avec une constance que met en lumière la seconde partie du documentaire. Tout comme l’illustre à merveille la double compilation publiée en parallèle, où l’on croise aussi bien les historiques King Tubby, Congos ou Upsetters que les héritiers Roots Manuva, Harmonic 313 ou Kode9. Préférant aux commentaires off le récit choral, nourri par une cinquantaine d’intervenants (témoins et héritiers), Natal a bien saisi le caractère dilaté, pulsatif et intuitif de la musique dont il cherchait à percer le secret. Son autre petit regret est de n’avoir pas été autorisé à utiliser le témoignage livré par Scientist, l’un des protégés de King Tubby. “Il disait que le dub était un langage créé par l’homme pour dialoguer avec les extraterrestres. Il a d’ailleurs publié un fameux album intitulé Scientist Meets the Space Invaders.” Et c’est une impression similaire que l’on garde de la vision de Dub Echoes, qui relate en détail l’une des plus belles expériences en matière d’hypnose collective, de transfiguration du réel et de télépathie cosmique.
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