Les références musicales pullulent entre Oscar et Rebecca dans “Cher Connard”, le nouveau roman de Virginie Despentes. De Public Enemy à Lydia Lunch en passant par Orelsan et Lil Nas X, décryptage de ce qui se dit à travers cette bande-son qui cogne… Avant de retrouver notre entretien de Despentes dans notre numéro de rentrée littéraire, en kiosque dès ce mercredi.
Dites-moi ce que vous écoutez… À la façon d’indices subreptices égrenés au long des échanges épistolaires qui constituent la matière de Cher Connard, les références musicales citées par l’un ou l’autre personnage disent d’emblée quelque chose de la bande-son des années 2020, et notamment telle qu’elle est vécue par le peuple des quinquas que les deux personnages semblent bien représenter : réminiscences de morceaux entendus dans les années 1980, et quelques percées de chansons plus contemporaines. Ici, la musique joue le rôle d’un souvenir qui remonte : véhicule de la nostalgie, elle pointe les moments de vie dont on se souvient et qui continuent à importer. Oscar, dès les premières pages, le dit : “J’ai découvert le rap au collège”, et il cite Public Enemy et Eric B. & Rakim – les premiers groupes américains à avoir imposé le rap comme musique essentielle, dépassant le cadre de sa naissance new-yorkaise pour exister partout ailleurs et commencer à s’imposer dans les charts. Leur musique demeure très puissante.
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Dans la même page, Oscar cite Rapattitude, une compilation importante, sortie en 1990. Elle rassemble ceux qui feront la notoriété du genre en France : Assassin, Dee Nasty, Tonton David, Suprême NTM…
Le rap n’est pas uniquement un fétiche nostalgique. Son souvenir sert bien sûr à raviver la mémoire, mais il est surtout un point saillant lorsque la colère ou l’énergie s’emparent d’Oscar. Comme pour le remettre dans la lignée de ce qu’il éprouvait en grandissant, c’est-à-dire aussi en le formant au monde. Les noms de groupes (les morceaux ne sont quasiment jamais cités en tant que tels) font que le personnage paraît traversé par les moments qui ont construit son identité, en écho à celle des artistes qu’il écoutait. Ce n’est donc pas tant Radio Nostalgie qui est convoquée (sur un mode “c’était mieux avant”) que les effets de décharge électrique qu’ont pu procurer la découverte de groupes, de leurs attitudes et de leurs poses, qui donnaient à voir le monde différemment. Les références à la musique sont ainsi à la façon d’une bande-son qui encadre l’humeur, lui rappelle qu’il a été jeune et pourrait l’être encore. C’est le cas lorsqu’il cite un album sorti en 2000, The Big Picture de Big L.
Et l’on comprend aussi, ainsi, au fil de la lecture, qu’en convoquant ce qui l’a construit, de façon implicite, Oscar est aussi en pleine reconstruction.
C’est aussi le cas pour les artistes les plus contemporains qui apparaissent et reviennent au fil du livre : Orelsan, Booba et Lil Nas X forment une continuité. L’énergie et le mélodrame de leur rap sont bien la poursuite (avec d’autres moyens) de la musique de Public Enemy ou NTM.
Face à Oscar, Rebecca évoque moins de figures musicales, mais elle en cite tout de même, et les siennes sont un brin différentes, bien plus rock. Lydia Lunch apparaît pour elle (et pour Virginie Despentes, qui s’est souvent affirmée comme très fan de Lunch) comme une personnalité forte et influente. Ici, le personnage en fait un usage très deleuzien, voire proustien, d’arme de combat : elle regarde Lunch à travers la théorisation féministe qui se dégage de ses disques et de ses positions.
Au fil de la lecture, Lunch apparaît comme le pendant d’une autre figure féministe, Valerie Solanas, qui avait tenté d’assassiner Andy Warhol. Deux figures américaines, donc, qui ne sont pas forcément les plus académiques ni les plus citées aujourd’hui, mais qui, dans l’univers de Despentes, font plus que sens : leur violence est aussi une manifestation de la façon dont une vie peut être menée (tout) contre la société. Lou Reed et John Cale avaient esquissé Solanas dans leur album en hommage à Warhol.
Enfin, les geeks qui répertorient tous les concerts de noise pop et de shoegaze qui ont eu lieu à Londres et Paris entre 1982 et 1992 pâliront de bonheur en lisant la page où Rebecca se souvient d’un concert auquel elle assista, à 17 ans, aux Bains Douches. La page cite le concert et raconte surtout ce qui se passe ensuite : la déambulation dans les rues de Paris, reproduite d’une façon très juste. Despentes parvient à capter ce qui se déroule en vous après avoir vu un groupe important dans une petite salle : la sensation que le monde vous appartient entièrement et que les rues, la nuit, ne sont à personne d’autre. Elles ouvrent, dans le noir, une voie vers l’avenir. Le groupe, cité là, c’est The Jesus and Mary Chain, et ce concert a bien eu lieu le 6 mars 1985 aux Bains Douches de Paris. Internet en a gardé une trace. Une semaine plus tard, le groupe jouait à la télévision anglaise et leur performance devant les caméras devait ressembler à ce que leur concert parisien a dû être.
Virginie Despentes a-t-elle assisté à ce concert qui fait partie d’une poignée de lives parisiens mythiques ? L’essentiel n’est pas tant d’y avoir été que d’en avoir convoqué et laissé grandir le fantasme – de la même façon que l’amitié entre Oscar et Rebecca se construit aussi, à distance. C’est ainsi que la musique vit le mieux, le plus souvent.
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