Portée par la chanteuse Florence Shaw aux textes et phrasé magnétiques, la formation londonienne déploie sa singularité sur un premier album aussi cérébral que fascinant.
Tout est une question de perspective. Un simple pas de côté, et voilà que le moindre élément cryptique se laisse deviner. A Londres, les visiteur·euses de la National Gallery sont souvent confronté·es à ce phénomène. Le processus suit toujours le même rituel.
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Un groupe de curieux·euses s’attarde un instant devant Les Ambassadeurs, ce double portrait du XVIe siècle signé du peintre allemand Hans Holbein le Jeune, et observe brièvement les détails de la toile. Il s’interroge très vite sur l’étrange forme obscure qui occupe le bas du tableau, la scrute sous tous les angles, puis finit par se décaler sur la gauche, pour parvenir à distinguer la figure dans son ensemble.
Trio d’impro cherche voix
L’expérience en question pourrait paraître anodine, mais il a fallu que les Anglais·es de Dry Cleaning y fassent allusion sur leur premier album New Long Leg pour que l’on prenne le temps de s’y référer. “In the painting’s foreground, at the bottom, is a famous anamorphic which when viewed sidelong is revealed to be a human skull” (“Au premier plan du tableau, en bas, se trouve un célèbre anamorphique, qui, vu de côté, se révèle être un crâne humain”), psalmodie la chanteuse Florence Shaw sur l’hypnotique Strong Feelings.
Et si, derrière ces termes cliniques, assemblés puis accolés au reste des paroles selon la fameuse technique du cut-up de William S. Burroughs, se trouvait le moyen de percer le mystère qui entoure les chansons du quatuor londonien ? Suffirait-il de prendre de la distance pour en cerner les contours et en saisir le sens ?
“Dry Cleaning n’est rien d’autre que quatre personnes réunies dans une pièce pour faire de la musique ensemble, répond le batteur Nick Buxton au cours d’une entrevue distanciée. Se retrouver dans un lieu, jouer ensemble et voir ce que ça donne… C’est la genèse de Dry Cleaning autant que sa principale raison d’être.”
Après avoir multiplié les groupes divers, Nick Buxton, Tom Dowse (guitare) et Lewis Maynard (basse), trois potes de longue date, se retrouvent en 2017 à improviser dans un garage du sud-est de Londres. Les sessions s’enchaînent et plusieurs morceaux commencent à voir le jour, si bien que le trio se met à la recherche d’une voix.
Des sonorités postpunk euphoriques
Tom, le guitariste, propose à l’une de leur amie commune, rencontrée en école d’art, de les rejoindre. Elle s’appelle Florence Shaw, est chercheuse et dessinatrice, donne des cours à l’université, mais elle n’a aucune expérience dans la musique et est encore moins chanteuse. Malgré quelques réticences, l’Anglaise se pointe aux répètes avec un bouquin sous le bras et décide d’en réciter certains passages.
Aux sonorités postpunk euphoriques que les trois garçons bricolent dans leur coin s’ajoute alors un spoken word presque amorphe, mais envoûtant. La diction fascine. La marque de fabrique de Dry Cleaning semble toute trouvée. “Le groupe repose sur un processus d’écriture particulier, qui reflète le caractère de chacun. Nous sommes tous en charge de notre propre partie et apportons nos influences respectives, explique Tom Dowse. Les paroles de Florence peuvent très bien exister par elles-mêmes, être lues comme des poèmes.”
“Vues de cette manière, elles peuvent aussi apparaître comme un exercice de style très académique. Mais si tu y associes en même temps la musique, les morceaux forment un seul et même tout. Ils sont digérés, comme s’ils ouvraient un portail vers autre chose, offraient une troisième signification. C’est cette confrontation des deux éléments qui fait que Dry Cleaning est si excitant.”
Fasciné par le débit monocorde de Florence Shaw, l’inconscient ne décroche pas
Après deux EP prometteurs en 2018, une série de concerts remarqués et une signature sur le mythique label 4AD, les Anglais·es s’attaquent enfin au long format. Peaufiné pendant le premier confinement outre-Manche, puis enregistré en juillet dernier aux iconiques studios Rockfield du pays de Galles sous l’égide du collaborateur historique de PJ Harvey, John Parish, New Long Leg parfait la formule singulière de Dry Cleaning.
Les motifs incisifs de guitare se marient à une rythmique motorique. Les textes, où s’accumulent des listes en tous genres, des extraits de notes collectés sur téléphone et des retranscriptions de discussions chopées à la volée, se fondent davantage dans l’ensemble pour ne donner à entendre qu’une seule entité indivisible et sous tension.
On croirait alors surprendre la rencontre de Life Without Buildings avec Mark E. Smith, écouter Kim Gordon jouer en boucle Tunic (Song for Karen) avec The Feelies, ou encore suivre Grace Jones partie rejoindre Magazine pour nous faire rentrer Private Life dans le crâne. Fasciné par le débit monocorde de Florence Shaw, l’inconscient ne décroche pas. Les associations d’idées défilent au rythme des paroles. L’effet est immédiat.
“Mes textes sont construits sur des mots que je reprends tels que je les ai trouvés ou tels qu’ils me viennent. Ils sont ensuite prononcés par une voix unique de sorte qu’ils perdent leur identité et forment un simple flux, observe Florence pour tenter d’expliquer l’art de son écriture. Quand tu te promènes dans la rue, tu absorbes une quantité d’informations. Tu lis des phrases et entends des mots partout. Tu écoutes les gens discuter, tu te parles aussi à toi-même, dans ta tête. Tout ça passe ensuite à travers un filtre qui est propre à chacun avant d’être réduit à un seul et même flux. Pour moi, c’est un peu à ça que la vie ressemble.” De l’échelle micro à une vision macro, Dry Cleaning s’attarde à sa manière sur le monde qui l’entoure et l’observe sous une perspective nouvelle pour mieux le révéler. Il fallait bien un pas de côté.
New Long Leg (4AD/Wagram), sortie le 2 avril
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