Ce vendredi, Jonny Pierce est de retour avec « Brutalism », son cinquième album sous le nom de The Drums. L’occasion de discuter avec lui de son long chemin vers le bonheur, du sentiment d’être inadapté et d’odorat.
Les Drums font partie d’une étrange catégorie d’artistes. Dix ans que Jonny Pierce sort des disques sous ce nom-là. Dix ans qu’on s’attend à être déçu. Dix ans qu’il ne déçoit pas. « J’ai aussi ce sentiment, moi aussi », rigole-t-il quand on le rencontre début février dans un hôtel cossu du IXe arrondissement de la capitale. « J’ai l’impression que je dois vraiment prouver ce que je vaux à chaque fois ! » La faute sans doute à un début de carrière fulgurant, presque un trompe l’oeil quand on connait le garçon. Avec un EP, et deux albums en l’espace de deux ans, signés chez une major, Jonathan et ses comparses d’alors se trouvent intronisés aux côtés de quelques glorieux pairs (Grizzly Bear, The Pains of Being Pure At Heart, Vampire Weekend, …) chefs de file du renouveau new-yorkais. Sauf que The Drums n’ont rien à voir avec les gosses de riche de cette liste.
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Années noires
Le groupe est né dans l’esprit de son chanteur blond quelques mois plus tôt, plusieurs centaines de kilomètres plus au sud. En Floride, Jonny vit avec Jacob Graham, son seul ami d’une enfance passée entre école à la maison et camps de vacances pour bigots. Ensemble, ils ont entendu l’appel des synthés et des guitares plutôt que celui de Dieu. Leurs héros, anglais ou écossais, se nomment Orange Juice, The Wake et Joy Division. Un buzz infernal et un succès précoce auraient pu détruire ces jeunes hommes inadaptés. Cela aura au moins tué cette image de groupe, les membres fondateurs quittant le navire un à un, album après album. Ainsi, cela fait deux disques que Jonathan est seul. Sur scène, c’est frappant. Lors de sa dernière tournée en Europe, son concert à la Gaîté Lyrique était presque révoltant tant ses musiciens n’étaient que d’anonymes faire-valoir, des produits à usage unique.
Deux ans plus tard, on comprend mieux en discutant avec lui. Ces années-là auront été des années noires pour le chanteur, à présent âgé de 37 ans. Brutalism, son cinquième album qui sort ce vendredi, aura été sa façon de panser de trop nombreuses plaies, un divorce notamment, et pour enfin s’assumer pleinement – à son échelle du moins.
Le communiqué de presse dit que faire ce disque a été un remède pour toi. Comment te sens-tu aujourd’hui
Jonathan Pierce – J’essaie d’aller mieux. Je ne sais pas si ce fut un remède mais le processus d’écriture m’a permis de me sentir bien. J’essaye de faire davantage attention à moi, à mon corps. Je pense qu’être mieux en tant que personne m’aide à être un meilleur musicien. Pour la première fois, j’ai l’impression que ces deux facettes vont de pair. D’ailleurs, c’est aussi la première fois que je me considère comme un artiste. Jusque-là, ce mot me faisait presque peur. Je pensais que j’étais quelqu’un de créatif, qui compose de la musique, oui. Mais pas un artiste. Il y avait comme quelque chose de trop sérieux dans ce mot. Enfin je m’assume comme cela. Je veux dire, si je ne suis pas un artiste, qu’est-ce que je suis ?
Pourtant, pour ton album précédent, Abysmal Thoughts, tu étais déjà seul aux manettes. Qu’est-ce qui a changé dans ton processus créatif ?
C’est une bonne question. Pour ce quatrième album j’avais de grandes ambitions. Enfin seul, j’ai voulu tout composer, enregistrer les guitares, les percussions, la basse… tous les instruments. J’étais certain que le résultat serait grandiose. Au final, j’ai été déçu du résultat. Comme si la flamme du début s’était rapidement tarie. En fait, je faisais trop de choses. Je n’avais pas suffisamment de temps et d’espace pour l’introspection. Au contraire, sur Brutalism j’essaye pour la première fois de dialoguer avec moi-même, de comprendre ce qui m’anime. Sur la chanson Body Chemistry, par exemple, je me demande si ma dépression et ma tristesse sont ancrées dans mon ADN. Si je suis né avec, si cela vient de mes parents.
Je pense aussi que je vais mieux grâce à cela. Jusque-là dans les chansons des Drums je m’adressais à d’autres personnes. “Je t’aime” ou “Tu m’as brisé le coeur”. Il y a toujours des histoires de ruptures sur ce disque mais je me pose davantage de questions sur moi. Et se poser des questions c’est déjà un peu avancer vers une solution, vers plus de bonheur.
C’est pour cela que tu n’as pas souhaité tout faire sur ce disque ?
Oui tout à fait. Pour me laisser la place pour cette introspection. Pour la première fois, la batterie est jouée live sur cet album. Jusque-là j’avais toujours programmé les percussions sur ordinateur. Cette fois-ci, j’ai demandé à Bryan de Leon, qui joue de la batterie sur scène avec moi de passer au studio. Il a aussi enregistré quelques parties de guitare et m’a aidé sur certains synthés. C’était libérateur d’avoir des personnes à mes côtés.
D’ailleurs, tu n’as pas tout produit sur ce disque. Quel a été le rôle de Chris Coady (Beach House, Slowdive, TV On The Radio, Grizzly Bear, …) ?
C’est quelqu’un en qui j’ai énormément confiance. L’idée avec ce disque c’était de me dire que si je fais confiance à quelqu’un, autant qu’il m’aide à faire une meilleure musique. En ce qui concerne Chris Coady, il a mixé le disque. Le son a tellement changé sous ses mains. Il l’a rendu beaucoup plus mouvant et aventureux.
Au départ, je pensais réaliser quatre albums avec The Drums, tous assez semblables et que j’arrêterai. Mais pourtant, me voilà avec un cinquième disque. C’est pour ça que j’essaye de rester ouvert. Je pense que la curiosité est une chose essentielle pour rester pertinent. J’espère que les personnes qui écouteront ce disque le trouveront pertinent, parce que je suis ouvert et que je cherche à continuer à être ouvert aux suggestions, autant d’un point de vue artistique que personnel. La seconde où tu crois tout savoir, c’est à ce moment-là que tu commences à mourir.
Tu disais que tu te sentais enfin “artiste”. Après le second album de The Drums tu avais annoncé un album solo qui n’est jamais sorti. Comment tu expliques ta lente maturation ?
A l’époque, je manquais de confiance en moi. Pourtant, au début du groupe, ce n’était déjà que moi. J’ai composé le premier EP, Summertime!, et une grande partie du premier album tout seul dans une chambre à coucher de Floride. Quand j’ai commencé à recevoir des invitations pour faire des concerts, il me fallait bien un groupe. J’ai demandé à Jacob, qui était alors mon colocataire. J’ai trouvé quelqu’un sur Craigslist (équivalent du Bon Coin aux Etats-Unis, ndlr.) et le dernier membre était une vieille connaissance de là d’où je viens, dans l’Etat de New-York. Nous nous sommes retrouvés à New-York, ils ont appris à jouer mes chansons et voilà : The Drums existaient.
https://youtu.be/rzX-J4yUpCU
Mais à ce moment-là, je ne me voyais pas dire que ces trois-là étaient simplement des musiciens de live, que le groupe se résumait à ma personne. Je n’avais pas assez confiance en moi pour cela, j’avais besoin que d’autres gens figurent sur les photos. D’ailleurs, chacune des pochettes de nos albums montre quelqu’un de différent. La dernière représentait mon copain de l’époque. Pour Brutalism, j’avais déjà une pochette – encore un autre ex (il rigole) – c’était dramatique et très beau. Mais au dernier moment, j’ai compris que je cherchais une nouvelle fois à me cacher. Alors j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis dit “ok, je vais sortir de ma zone de confort et mettre mon visage sur la pochette”. Mais cela n’a été possible que parce que je suis dans ce moment où j’arrive à faire davantage attention à moi, à ma santé mentale. Cette pochette veut dire beaucoup. Ce n’était pas simplement une idée un peu drôle jetée en l’air. Je l’ai faite pour moi avant tout.
Est-ce que tu penses que le fait d’avoir été élevé dans un environnement très strict et religieux a eu une incidence sur les difficultés que tu as rencontrées pour t’assumer ?
Dès le plus jeune âge, je recherchais l’approbation. Et mes parents n’acceptaient pas ce que j’étais, parce que j’aimais les garçons. La mission de mon enfance aura été de leur prouver que je valais quand même le coup. Vivre ça pendant 19 ans, c’est très long, largement suffisant pour se mettre en tête que tu ne vaux rien. Et cela te poursuit – en tout cas jusqu’à ce que tu travailles vraiment dessus. Je continue de ne pas me sentir à ma place, pas digne d’être aimé. C’est pour cela que je ressens le besoin de me cacher, de mettre quelqu’un d’autre de plus beau sur mes pochettes, quelqu’un que je pense digne de cet amour. Mais j’essaye de me sortir de cela. Cela demande du temps, de la psychanalyse… J’ai arrêté de boire et de me droguer. Je ne mange plus que des légumes verts. Même plus de fruits – le sucre m’attaque le cerveau.
Plus que sur le précédent disque, Brutalism revient à des chansons assez courtes et directes avec des mélodies très enjouées pour dire des choses pourtant très tristes. Tu as besoin de ce contraste ?
Ma musique préférée au monde, c’est la techno, la house. Je n’écoute pas de rock fait par des groupes, tout ça. J’écris de la musique pour que les gens dansent. Mais en même temps, je suis attiré par la tragédie, les coeurs brisés, le malheur. Je me sens lié à cela – que ce soit mes films préférés, mes musiques préférées ou mes peintures préférées. Ce sont deux piliers si importants dans ma vie, ils viennent ensemble et une chanson en ressort.
Un symbole de cela : la chanson Loner qui se trouve au milieu du disque.
Arrive toujours un temps où j’écris une chanson qui capture exactement qui je suis à ce moment précis. Par exemple sur le premier album, c’était Book of Stories, la quintessence d’une chanson de The Drums. C’était la meilleure chanson du disque parce que c’était la plus sincère. Loner est son équivalent pour cet album : s’il ne devait y avoir qu’une seule chose que je veux dire le temps de ces neuf morceaux, c’est le message que contient celui-ci. « Je ne veux pas être seul, mais j’ai peur des gens, mais je ne veux pas être seul. Alors je vais essayer – quand bien même je sais que c’est ce qui m’effraie le plus au monde… » D’ailleurs, ce n’est pas que le message de ce disque : c’est celui de ma vie. Je suis constamment à cet endroit où j’ai désespérément besoin d’être avec d’autres personnes alors même que j’ai peur des gens. Être paralysé à cause de cela et incapable de savoir vers où aller.
Et dans la seconde partie du refrain tu chantes n’avoir jamais eu de chez toi tout en disant vouloir continuer à parcourir le monde. Quand on écoute cela, on se dit que tu es un peu perdu.
Ce dernier mois, mon psy m’a demandé si pour une fois je pouvais cesser de voyager. Je suis resté à Los Angeles du 8 janvier au 8 février (l’interview a été réalisée le 14 février, ndlr.). Un mois entier sans bouger. Les quinze premiers jours, je devenais fou. En fait, j’ai passé dix années sans jamais parvenir à me poser. J’essayais de m’échapper de moi-même. J’étais souvent en tournée, mais entre j’étais toujours en train de vadrouiller. Un seul mot d’ordre : « go go go go go ! » D’ailleurs quand j’arrivais sur place, je n’appréciais même pas ces vacances. J’étais déjà dans le prochain voyage. C’était un moyen de fuir. Donc quand je dis que je n’ai jamais eu de chez moi c’est la réalité. Mais je commence tout juste maintenant et c’est parce que j’ai été très méticuleux. Ne pas bouger pendant un mois. Cela a été un but que je me suis obligé à atteindre. Juste avant de partir pour une tournée promo ! (Il rigole)
Sur la pochette on te voit renifler un tissu. Pour le précédent disque c’était donc ton ex qui reniflait une chaussure. C’est quoi ton truc avec le fait de renifler ?
(Il rigole) Je ne sais pas. Il se trouve que ça s’est passé comme ça. Dans Abysmal Thoughts, il y avait ces paroles : “je mets une couverture sur mon visage” où on retrouvait aussi cette vibe du reniflage. Dans ce disque je chante : “je mets ton t-shirt sur mon visage”. C’est moins sur le fait de renifler quelque chose que sur le désir. Tu peux regarder la photo d’une personne aimée et vouloir être avec elle mais ce n’est pas pareil que les odeurs de son corps, qui sont beaucoup plus intimes. L’odeur est une façon bien trop sous-estimée de parler d’amour.
Tu évoquais plus tôt les débuts de The Drums. Quand vous avez débarqué il y a une dizaine d’années, vous étiez un peu à contre-courant. C’était l’époque d’Animal Collective, de Grizzly Bear, de groupes à la musique complexe. A côté de ça, ça se voyait que vous saviez à peine jouer vos morceaux sur scène. Il y avait presque un côté punk.
Disons que nous savions qu’il y avait un côté cool à ne pas maîtriser nos instruments, un peu comme Joy Division. Les mecs de Joy Division ont juste lu un livre et se sont dit “allez, montons notre groupe”. Ils étaient pauvres. Nous aussi étions pauvres, nous avons grandi dans des environnements très pauvres. Au contraire, je sais que les Grizzly Bear viennent d’un milieu plutôt aisé. Donc être pauvre, jouer sur des guitares détraquées mal accordées… cela faisait partie qui nous étions. Mais nous avions aussi compris que c’était cool, que cela apportait un vent de frais. Mais c’est vrai que je nous ai toujours un peu vus comme des punks.
A présent, nous sommes un peu plus polis mais si nous partons pour une grosse tournée, nous ne répétons que quelques heures sur trois jours. C’est tout. Je crois dans le fait qu’il faut garder une urgence et une spontanéité sur scène. Je déteste quand un groupe est suffisant et prétentieux, qu’ils savent exactement quoi faire et quand le faire. Ça m’est arrivé de virer des guitaristes juste parce qu’ils se donnaient un genre et essayaient de paraître trop cool pendant les concerts.
A cette époque, tu citais en interviews des groupes comme The Wake ou Orange Juice. Est-ce que tu as le sentiment d’avoir été une porte d’entrée vers le rock indé britannique des années 1980 pour les jeunes de l’époque ?
Je ne sais pas si j’ai eu ce rôle. D’ailleurs je déteste le rock des années 1980. Ce que j’espère que les gens découvrent avec ma musique, c’est qu’il n’y a aucun problème à être un homme adulte sensible, qui accepte la tendresse. Que c’est Ok d’écrire de la musique délicate, pas forcément pleine de confiance. Je préfère quand les choses sont fissurées. J’aime quand l’art reflète la vie.
Dès la sortie de ton second disque Portamento, j’ai l’impression qu’à chaque fois les gens vous enterrent mais se disent “finalement, c’est pas mal The Drums”. Ce n’est pas un peu fatigant d’être encore un outsider après dix ans de carrière ?
(Il rigole) Oui j’ai aussi ce sentiment. Mais du coup j’ai l’impression que je dois vraiment prouver ce que je vaux ! Être un éternel outsider, c’est ma vie. Ecoute Loner : je deviens plutôt bon comme outsider.
Ça ne te manque jamais cette période où les Drums ne se résumaient pas qu’à toi ?
Non, rien dans le passé ne me manque. Je suis à fond dans le présent et à fond dans le futur.
Lors de ta dernière tournée, tu ne jouais aucun morceau de votre troisième album, Encyclopedia. As-tu l’impression qu’il ne t’appartient pas vraiment ? Qu’il porte davantage la marque de Jacob ?
Quand j’ai écrit ce disque, j’étais à un moment très douloureux de ma vie. J’écris sur mon malheur, de manière générale, mais pas sur ce disque. Je ne voulais pas. Beaucoup de paroles sont davantage dans l’imagination, dans la fiction. (Silence) Je suis quelqu’un de si réaliste. Je veux chanter des chansons sur scène avec lesquelles je suis lié d’un point de vue émotionnel. Reste qu’il y a quelques chansons sur Encyclopedia avec lesquelles je me sens lié, comme I Can’t Pretend qui fait partie de cette catégorie de chansons qui reflètent l’instant « t » dont on parlait plus tôt.
C’est un album bizarre. Il y a peu, quelqu’un m’a parlé d’Encyclopedia et je me suis rendu compte que je ne l’avais pas écouté depuis sa sortie. Alors j’ai décidé de marcher dans les rues de Los Angeles avec l’album dans les écouteurs. C’était comme écouter un autre groupe. Je n’ai aucun souvenir sur la création d’au moins la moitié de ce disque, comme si je n’avais pas vraiment été présent à ce moment-là. Ou alors comme si j’avais été peintre toute ma vie et que l’on me disait un beau jour de fabriquer quelque chose à partir de bois. Faire Encyclopedia aura été une expérience exotique et l’album sonne toujours exotique. Il ne me ressemble pas.
Propos recueillis par Cyril Camu
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