A la faveur de Liberté, égalité, Phoenix !, un beau livre retraçant leur carrière en textes et en images, conversation au long cours avec le quatuor versaillais éparpillé entre Paris, New York et Rome. Un retour sur “la fidélité à certains idéaux”.
Meilleur-groupe-français-du-monde, Phoenix était de passage à Paris en novembre, à la fois pour honorer une signature publique de son beau livre rétrospectif Liberté, égalité, Phoenix ! et pour avancer sur un septième album attendu pour 2020. Foudroyé par la mort accidentelle avant l’été de leur ami et producteur Philippe Zdar, auquel l’ouvrage est naturellement dédié, le quatuor versaillais a retrouvé son antre de la Gaîté Lyrique, où avait été ébauché l’italianisant Ti Amo (2017), pour peaufiner le premier morceau du disque, qui devrait d’abord figurer sur la bande-son du prochain film de Sofia Coppola.
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Thomas Mars vivant avec elle à New York et Laurent Brancowitz étant expatrié à Rome, les occasions sont désormais rares de réunir les quatre amis d’enfance dans la capitale française, qui reste leur point d’ancrage et la ville d’origine de leur inattendue success story.
On se souvient encore de leur concert mémorable à La Cigale le 25 mai 2009, jour de la sortie de Wolfgang Amadeus Phoenix, dont personne n’imaginait le succès international et la manière dont Phoenix allait enfin basculer dans un autre monde après n’avoir rien lâché pendant une décennie depuis le trop souvent mésestimé United (2000).
Totalement inchangés, toujours aussi décontractés, modestes et pince-sans-rire, Thomas Mars, Laurent Brancowitz, Deck d’Arcy et Christian Mazzalai se confessent longuement sur leur carrière XXL. Et si Phoenix reste ce pacte indéfectible et mystérieux, il nous tarde déjà de savoir comment ce groupe passionnant va basculer artistiquement dans sa quatrième décennie.
Quelle est la genèse de votre livre rétrospectif Liberté, égalité, Phoenix !, paru le 15 octobre chez Rizzoli ?
Thomas Mars — Avant Instagram, Christian avait réalisé des photos au format carré pendant la tournée de Wolfgang Amadeus Phoenix (2009). En tombant dessus, Jacob Lehman, éditeur chez Rizzoli à New York, nous avait proposé de les rassembler dans un livre, mais le moment était mal choisi, entre les concerts et les enregistrements.
Plusieurs choses ont précipité la mise en œuvre du livre : mes parents ont vendu leur maison à Versailles, où se trouvait le studio au sous-sol où nous répétions au début de Phoenix, et ensuite nous nous sommes fait dérober plein d’instruments stockés dans un local à Paris. Soudain, nous n’avions plus de traces du passé du groupe, à part des images et des photos. Alors on a imaginé ce livre comme un catalogue raisonné.
Laurent Brancowitz — Pour la narration, on s’est inspirés du formidable livre Please Kill Me (1996), anthologie du punk américain qui se présente sous la forme d’une conversation ininterrompue et hilarante entre ses différents protagonistes. A sa lecture, on a compris qu’on pourrait peut-être raconter l’histoire de Phoenix de manière aussi ludique et vivante.
La parution du livre coïncide symboliquement avec deux dates anniversaires : les 20 ans du maxi Heatwave et les 10 ans du quatrième album Wolfgang Amadeus Phoenix, couronné d’un Grammy Award.
Laurent Brancowitz — C’est une équipe de marketeurs qui a mûrement réfléchi à la stratégie de lancement (rires).
Le titre de Liberté, égalité, Phoenix ! résume parfaitement la fraternité indéfectible qui vous unit depuis trois décennies.
Laurent Brancowitz — Bien sûr, c’est aussi un hommage à Liberté, égalité, choucroute (1985) de Claude Zidi.
Thomas Mars — Ce film était déjà l’une de nos références à l’époque de Wolfgang Amadeus Phoenix. Nous aimons bien nous réapproprier des symboles de l’imaginaire collectif.
“L’idée du livre était moins de se plonger dans les archives que de tourner la page” Laurent Brancowitz
En vous replongeant dans ces archives et autres souvenirs, y a-t-il une photo, une rencontre ou un moment particulier qui était sorti de votre mémoire ?
Laurent Brancowitz — L’idée du livre était moins de se plonger dans les archives que de tourner la page. On avait ces malles qui se remplissaient d’un tas de livres et qu’il fallait évacuer à tout prix. Désormais, on peut tout jeter à la benne (sourire).
Christian Mazzalai — On a retrouvé quelques petits trésors, comme cette Carte Orange de mon frère illustrée avec la photo d’Elvis Presley.
Thomas Mars — Laura Snapes, l’auteure du livre, a souhaité nous interroger séparément. On a donc découvert l’ensemble des témoignages en lisant respectivement le bouquin. Je pensais qu’il y aurait davantage d’erreurs ou de différences d’appréciation entre nous.
Laurent Brancowitz — J’espérais secrètement qu’on retrouve l’ambiance Rashômon (1952) de Kurosawa, où la même histoire est narrée par plusieurs personnages et dont les versions se contredisent. Finalement, je suis presque un peu déçu que l’on soit autant sur la même longueur d’onde (sourire). On espère que le message global dépasse la somme de nos destinées individuelles et évoque l’amitié, la fidélité à certains idéaux.
La loyauté, pour reprendre le nom de votre label…
Thomas Mars — Ce sont des valeurs que l’on ne parvient jamais à exprimer hors de nos frontières, notamment en Angleterre. Les Anglais sont toujours dans le conflit, ils ne voient pas la beauté de l’harmonie dans un groupe. La seule référence que l’on nous sort à l’étranger, ce sont les Monkees.
Avez-vous parfois eu le vertige en remontant ainsi le fil de votre parcours ?
Laurent Brancowitz — Non, parce que nous ne sommes pas très nostalgiques de nature et que nous vivons ensemble depuis tant d’années. Avec Deck, nous nous sommes connus à l’école primaire ! Nous partageons donc les mêmes souvenirs depuis l’enfance. Au point de nous souvenir encore de nos profs. Entre nous, nous ressassons et rabâchons sans cesse.
Thomas Mars — Le mail envoyé à Johnny Cash en octobre 2001 montre bien notre état d’esprit.
Laurent Brancowitz — Quelle bêtise et quelle insolence quand j’y repense. Après la sortie du premier album, United (2000), on a quand même osé lui demander de faire une cover de Funky Squaredance pour l’inclure sur notre single (sourire). C’est tout le résumé de Phoenix : un mélange de professionnalisme et de débilité profonde.
Dans votre carrière, il y a un avant et un après Wolfgang Amadeus Phoenix ?
Laurent Brancowitz – — Chaque pas discographique ou scénique était déjà une petite victoire. Nous n’avons jamais été frustrés d’attendre impatiemment un succès. Bien sûr, celui de Wolfgang Amadeus Phoenix était plus gros que les autres. Nous étions à la fois convaincus d’être les prochains Beatles et enthousiastes en remplissant une Boule Noire.
Deck d’Arcy — Je dirais même deux concerts complets à La Boule Noire (les 4 et 5 mai 2004 – ndlr).
Thomas Mars — 2009 est sans doute l’année charnière pour Phoenix. C’est la première fois où l’on part jouer en Asie.
Christian Mazzalai — Le succès étant arrivé tardivement, on a réussi à contrôler la trajectoire du groupe. Dans le fond, rien n’a vraiment changé pour nous.
Vous êtes actuellement en studio à la Gaîté Lyrique pour ébaucher le successeur de Ti Amo (2017) à l’horizon 2020.
Thomas Mars — Nous sommes en plein dedans, avec quelques échéances à tenir, notamment achever certains titres avant les autres, comme une chanson pour le prochain film de Sofia Coppola.
Christian Mazzalai — En période d’enregistrement, c’est toujours compliqué pour nous d’en parler. Tout dépend aussi de l’heure de la journée à laquelle on nous pose la question, surtout un dimanche à l’heure d’hiver (sourire).
Laurent Brancowitz — On est productifs, mais on a toujours autant de mal à finir les morceaux. C’est le moment où tout peut s’effondrer.
Diriez-vous qu’Alphabetical (2004) demeure l’album maudit de votre discographie ? C’est d’ailleurs votre Black Album.
Thomas Mars — Pour le temps passé en studio, certainement. Sans aucun doute notre disque le plus pénible à enregistrer. Paradoxalement, c’est un album qui avait marché en Norvège et en Suède.
Christian Mazzalai — C’est grâce à Alphabetical que nous avons eu la chance de commencer à tourner aux Etats-Unis.
Thomas Mars — Il y a plein de musiciens qui adoraient le son hyper-sec du disque. On avait presque tué la réverb (sourire). Ce qui nous énervait, en revanche, c’est quand d’autres nous parlaient du son ultra-clean d’Alphabetical.
Laurent Brancowitz — C’était même une insulte folle ! Ce disque, c’est notre trou noir. Un souvenir cauchemardesque.
Christian Mazzalai — Au contraire du troisième album, It’s Never Been like That, réalisé en cinq mois à peine à Berlin.
Thomas Mars — On enregistrait dans un lieu assez cocasse à Berlin : c’était un appartement réservé pour les tournages d’émissions télévisées du type Top chef. Résultat : il y avait des cuisines partout mais un seul lit en rond à se partager. Alors on dormait par terre dans une ambiance de téléréalité.
Laurent Brancowitz — C’était un album très agréable à faire, je n’en garde que des bons souvenirs. Peut-être aussi parce que nous étions loin de nos bases géographiques.
Avez-vous chacun votre album fétiche ?
Thomas Mars — Ça dépend des moments. L’autre jour, dans la voiture de ma mère, il y avait Alphabetical dans le lecteur CD. J’étais agréablement surpris de le réentendre.
Deck d’Arcy — Je trouve qu’il y a un beau lignage depuis United. Finalement, notre premier album annonçait tout le reste.
Christian Mazzalai — Deck, c’est pourtant le plus intransigeant d’entre nous. A l’écouter, on referait tous les mixages de nos disques.
Thomas Mars — Le pire, c’était Zdar, il pouvait tomber amoureux d’une demo qui lui servait d’étendard.
Laurent Brancowitz — En studio, Philippe était en quête du moment magique.
Thomas Mars — Dans certains cas, c’est l’épuisement général qui conclut le morceau.
“Philippe adorait mixer en public. Il envisageait le mixage comme une performance” Thomas Mars
Philippe Zdar est le fil rouge de votre discographie depuis United…
Thomas Mars – D’une manière ou d’une autre, il a toujours été là, même sur les albums qu’il n’a pas mixés ou produits. Je me souviens du jour où il avait entendu I’m an Actor pendant qu’il était au studio à mixer un morceau avec Etienne Daho. Avec Hubert, ils nous avaient fait le plus beau compliment du monde, en disant qu’ils avaient pris cinquante ans. C’était pareil pour nous quand on écoutait Voodoo (2000) de D’Angelo, on ne savait plus comment s’en dépêtrer.
Christian Mazzalai – Sur It’s Never Been like That, l’album suivant mixé par Julien Delfaud à Plus XXX, Philippe était parmi nous aussi puisque Cassius finissait également son troisième album dans le même studio.
Thomas Mars – En écoutant Alphabetical et It’s Never Been like That, il nous donnait un avis tellement précis et éclairé sur les morceaux. Philippe adorait mixer en public. Il envisageait le mixage comme une performance. C’était le Sinatra du studio.
Laurent Brancowitz – Je pense que Philippe n’aimait pas spécialement It’s Never Been like That, il a même dû nous prendre pour des gros ringards avec cet album ! Pour Wolfgang Amadeus Phoenix, il a réussi à nous pousser dans nos ultimes retranchements. C’est d’ailleurs le seul mec qui a réussi à nous tenir tête.
On ne retrouvera jamais un tel phénomène. Il était autant impliqué dans la production que dans l’écriture des chansons. Il touchait finalement assez peu aux machines. Ce qui l’intéressait avant tout, ce sont les chansons et les émotions qu’elles peuvent susciter.
Thomas Mars – Il était finalement plus artiste que les artistes.
Laurent Brancowitz – Quand on lui donnait rendez-vous à 10 heures au Motorbass Studio, il arrivait à 16 heures (sourire) – ce qui nous laissait six heures pour travailler d’arrache-pied. C’était à la fois notre ange gardien et un producteur acharné.
Christian Mazzalai – A l’époque de Wolfgang Amadeus Phoenix, son studio était encore en pleine construction. Il n’y avait même pas de chauffage ni de WC.
Laurent Brancowitz – Après une inondation par le toit, son studio était en ruines. Dans une photo du livre, on voit même Philippe détruire les toilettes avec une masse. C’est extrêmement compliqué pour nous d’élaborer notre prochain disque sans lui.
Thomas Mars – Il l’influence déjà parce qu’on imagine ce qu’il nous dirait. Je ne sais pas si on va fonctionner en circuit fermé ou, au contraire, ouvrir les fenêtres.
Votre mode de fonctionnement à la fois secret et inextricable fait partie des singularités de Phoenix.
Laurent Brancowitz – Les gens considèrent souvent que ce sont des formules de politesse ou des visions de l’esprit, mais si tu prends n’importe quel morceau des derniers albums, nous sommes incapables de te dire qui a composé ou trouvé quoi. A part les musiciens de free jazz, je ne vois pas qui d’autre fonctionne comme nous.
Et plus on avance, plus on mise sur une stratégie reposant sur le hasard. Nous devenons presque des auditeurs de notre propre musique. Au fond, nous serions comme des directeurs artistiques qui écouteraient des demos de milliers de groupes pour ne garder que les meilleures.
En quoi avez-vous eu l’impression de progresser depuis toutes ces années ?
Laurent Brancowitz – On progresse finalement assez peu, à part sur scène. Car nous étions vraiment des nazes. Si YouTube avait existé à nos débuts, nous aurions été contraints d’arrêter notre carrière (sourire). Dans l’indifférence générale, nous avons donc continué à nous aguerrir.
Deck d’Arcy – On a accepté nos limites depuis le premier album. Branco avait raison de parler de la place laissée au hasard, car nous avions l’ambition de tout contrôler. Nous sommes devenus des semi-pros.
Thomas Mars – Avec le temps, nous avons découvert le lâcher-prise.
Laurent Brancowitz – Si nous avons progressé, c’est en ayant accepté l’humilité et oublié l’ego du créateur. En studio, nous créons même les possibilités de capturer le hasard.
Votre studio d’enregistrement est comme un sanctuaire fermé à toute présence extérieure.
Deck d’Arcy – Parfois, des copains passent nous voir, mais ils sont un peu déçus (sourire).
Laurent Brancowitz – Voire carrément traumatisés par l’absence totale de confort.
Christian Mazzalai – On n’a même pas de canapé. Que des chaises rigides. Pas l’ombre d’une distraction.
Deck d’Arcy – A la Gaîté Lyrique, on a pris une nouvelle pièce, encore plus petite et austère que pour Ti Amo…
Laurent Brancowitz – Ce qui est agréable à la Gaîté Lyrique, c’est que l’on n’est pas déconnectés de la vie réelle. Car pour certains disques comme Bankrupt ! (2013), on a vécu à contretemps du reste de la population, enfermés dans un bunker sans jamais voir la lumière du jour.
Pour chaque album, vous avez des films ou des livres qui vous accompagnent.
Laurent Brancowitz – Cette fois, nous lisons tous un ouvrage différent du même auteur : Pierre Vesperini, un historien de la philosophie de notre génération que j’ai rencontré par hasard à l’aéroport de Rome la semaine dernière. Je lui ai dit qu’il avait un fan-club de quatre rockeurs. Deck et moi lisons celui sur Lucrèce (Lucrèce – Archéologie d’un classique européen – ndlr).
Thomas Mars – Christian et moi avons jeté notre dévolu sur Droiture et Mélancolie, un titre absolument génial qui pourrait être celui d’un album.
Liberté, égalité, Phoenix ! (Rizzoli) de Phoenix, avec Laura Snapes, en anglais, 240 p., 54 €
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