Responsable d’un des albums les plus brûlants de ce début d’année et de concerts dantesques, le groupe islando-anglais Dream Wife joue personnel et urgent. Ces féministes par autodéfense évoquent la jeunesse londonienne, le patriarcat et les Spice Girls. A voir sur scène,
le 16 mars à Paris, au festival Les femmes s’en mêlent.
“I’m not my body/I’m somebody!”, éructe sur scène, en un rituel huilé, la chanteuse Rakel Mjöll. Il faut voir des dizaines, des centaines de jeunes filles en pleurs, de jeunes filles en chœur, reprendre ce refrain libérateur. Rakel a vu cette phrase tatouée sur une fan du groupe. Rien que d’en parler, elle en a la chair de poule.
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En l’espace de deux ans, les trois comparses de Dream Wife, trois douces furies aux guitares énervées, sont devenues les porte-drapeaux d’une armée d’adolescentes et de jeunes femmes ainsi réveillées au féminisme et aux questions informulées jusque-là sur le genre, le poids des traditions et le carcan des habitudes.
Ce groupe est une fabrication
Pourtant, question crébilité, les choses semblaient mal engagées pour Dream Wife. Ce groupe est une fabrication. A l’origine, Dream Wife a ainsi été monté comme un projet de fin d’études par trois étudiantes en art de l’université de Brighton. Le cahier des charges du projet était très strict, énoncé : Dream Wife devait donner un concert à la galerie d’art de la fac pour présenter son travail et, histoire de valider son diplôme, tourner le même été au Canada.
Ç’aurait pu être le Mexique ou la Scandinavie, mais une soirée en club en a décidé ainsi : “Nous avons passé la soirée à danser tout en se disant que ça serait génial de rendre visite à tous nos amis au Canada. Comme ils vivaient éparpillés dans le pays, l’idée d’une tournée a germé.”
“On ne savait absolument pas ce qu’on faisait, on ignorait tout des règles, de l’organisation d’une tournée. On n’avait rien prévu après le Canada”
Le projet est validé par l’université, sous le nom “Dream Wife Dreams of Canada”. Le groupe s’empresse donc d’écrire deux chansons pour son concert, triomphal, de Brighton en 2015. Mais deux chansons ne suffisent pas pour justifier les concerts canadiens : elles en gribouillent donc deux ou trois supplémentaires sur la route, dans les motels, parfois à trois dans le même lit. Les jeunes femmes jouent aussi quelques reprises, parlent longuement au public et rallongent jusqu’à dix minutes des morceaux existants, histoire de tenir quarante-cinq minutes sur scène.
Et soudain, face à la réaction du public, ce qui était censé se résumer à une performance art-school devient un vrai groupe. Bela Podpadec, bassiste, se souvient : “On ne savait absolument pas ce qu’on faisait, on ignorait tout des règles, de l’organisation d’une tournée. On n’avait rien prévu après le Canada.”
“Aucune limite, aucun plan de vol”
Plusieurs mois se passent avant que le trio se retrouve, se remette à jouer, poussé par une urgence imprévue. Les concerts s’enchaînent alors, la réputation s’amplifie ; Dream Wife se prend au jeu. Bela : “L’avantage d’avoir démarré sans règles, c’est qu’il n’y avait aucune limite, aucun plan de vol. C’était une plaisanterie entre copines. Nous avons développé notre son à force de tournées hasardeuses, tout reste en chantier… Nous n’avions pas de batteur pour enregistrer notre premier single. Le père d’Alice est venu en jouer au studio !”
Le conte de fées trashy a aussi son revers, quand l’industrie lourde flaire le bon coup et tente de mettre le grapin sur Dream Wife et, surtout, sur sa musique. Des grognards leur disent quoi faire, comment le faire, en tentant déjà de leur imposer des schémas soi-disant confirmés, et authentiquement éculés. Les discussions tournent vite au vaudeville et Dream Wife préfère signer avec le très bon petit label Lucky Number. “A leurs yeux, nous sommes un groupe. Pas trois filles qui jouent de la musique”, s’amuse Rakel.
Effectivement, en 2018, il serait temps d’arrêter de parler des groupes de rock composés de filles comme des “groupes de rock féminins” mais comme des groupes de rock tout court. Le rock a plus de 60 ans et les femmes l’ont de tout temps incarné, modifié, propulsé. Parfois même sans vraiment contrôler leur impact, leur influence, leur héritage.
L’impact des Spice Girls
En 1995, sous les quolibets, ce magazine écrivait ainsi, à propos des Spice Girls naissantes : “En sismologie, on appelle ça les aftershocks, les répliques. Il suffisait d’entendre récemment Chan Marshall de Cat Power jurer s’être mise à la musique en chantonnant Like a Virgin de Madonna pour constater l’incroyable chemin parcouru par cette onde de choc, de la surface de la terre jusqu’aux tréfonds de l’underground. Malheureusement, aucun appareil n’existe pour prévoir les répercussions attendues au succès des cinq garces de Spice Girls. Tout ce qu’on sait déjà, c’est qu’elles serviront de tuteurs sacrément tordus à l’éducation de jeunes filles ainsi sauvées de la mièvrerie anesthésiante des histoires d’amour telles que racontées par MTV (…) On remercie les Spice Girls pour les vocations qu’elles ne manqueront pas de stimuler.”
Les yeux brillants, Rakel Mjöll confirme l’impact vital des Spice Girls et de leur Girl Power sur sa jeunesse – un aftershock ressenti à Reykjavík aussi. “Elle avaient rapproché toutes les filles de ma classe, on écrivait ‘girl power’ sur nos T-shirts sans même savoir ce que ça voulait dire. Pour la première fois, on prenait conscience de notre féminité.” Dans un pays nettement en avance sur la vieille Europe sur des sujets encore discutés ici – l’égalité des salaires et l’explosion du plafond de verre notamment –, on peut s’étonner que sa porte d’entrée sur le féminisme ait été grande ouverte par des Londoniennes aussi délurées que manipulées.
“J’ai été choquée par le sexisme en voyageant, par la régression des sociétés, par le poids du patriarcat, par le conditionnement des femmes”
Car chez Dream Wife, c’est pour de vai. Derrière la pop de surface, les mots tremblent d’exaspération, dans un fatras de dégoûts sacrément personnels. La rage est palpable, Rakel racontant en punchlines adroites et ardentes sa condition de jeune femme à qui on a trop menti. “Ce n’est pas un album sur la fin d’une histoire d’amour, assène-t-elle. C’est une autre colère… J’écris par exemple constamment des lettres que je n’envoie jamais. Mais ça me purge. Je pensais avant de partir de Reykjavík que les femmes tenaient partout en Europe le même rôle prépondérant dans la société. Ça fait mille ans que les Islandaises travaillent dur et pour moi, c’était la norme… J’ai été choquée par le sexisme en voyageant, par la régression des sociétés, par le poids du patriarcat, par le conditionnement des femmes. Choquée aussi par la condescendance que l’on réserve aux filles dans le rock.”
Si les trois jeunes femmes de Dream Wife ne se sont elles-mêmes prises au sérieux, en tant que musiciennes, qu’une fois acculées au pied du mur de l’université de Brighton, elles sont loin des incompétentes qu’elles aimeraient décrire. Toutes trois avaient déjà joué dans des groupes avant Dream Wife, Bela et Alice dans leur campagne anglaise du Somerset, Rakel dans l’effervescence continue de Reykjavík.
Le retour de la guitare électrique en Angleterre
“J’ai joué dans un groupe où nous étions si nombreux sur scène que, plusieurs fois, je me suis pris les cheveux dans les cordes de notre violoniste !” Elles tiennent surtout en Alice Go une guitariste supérieure, capable de jouer pop dans un vacarme strident, de trouver un trait d’union entre les mélodies de Blondie et l’urgence des Riot Grrrls…
Une collision de punk et de pop qui les rapproche de Shame, autre groupe en train d’enflammer le circuit anglais, de créer des vocations et de replacer la guitare électrique au centre des ébats. Pas étonnant, donc, que Shame et Dream Wife aient souvent joué ensemble. Rakel : “Il se passe vraiment un truc très fort, très brut en Grande-Bretagne actuellement. Beaucoup de gens de notre âge jouent du rock, c’est notre langue, qui a trouvé un nouveau public. Cette scène est très authentique : ces groupes jouent cette musique car sans elle, ils ne sauraient pas quoi faire de leur vie. Ce n’est pas du chiqué. D’où l’importance de faire des salles de concerts des endroits sûrs ; nous militons pour les ‘safe spaces’, des endroits où les femmes peuvent s’habiller et se comporter comme elles le veulent sans risquer l’agression.”
Comme tant de groupe de cette génération, Dream Wife est né pour et par la scène. D’autres, nombreux, sont passés à l’acte après avoir découvert les très motivants Fat White Family. Rakel, elle, se souvient d’un groupe dont la découverte à 12 ans a changé sa vie : The Strokes. De ces concerts d’abandon, d’exutoire, tout en électricité flamboyante, elle ne se remettra pas.
Quelque part entre Nirvana et les Sugababes
“J’ai écouté leur album Is This It? au casque chaque jour, sur le chemin de l’école, pendant quatre ans… Cette musique me parlait directement, me nourrissait.” Bela, elle, évoque deux albums fondamentaux dans ses émois de jeune fille, offerts alors par son père : un de Nirvana, l’autre des Sugababes. “Dream Wife se situe au milieu”, rigole-t-elle.
Comme Nirvana ou les Strokes, Dream Wife est largement resté fidèle à son postulat live de départ. Peu porté sur les expérimentations et multipistes, son premier album est ressorti intact du studio. On y retrouve l’énergie, la brutalité, le chaos, l’urgence qui font le charme revêche de leurs concerts. “Nous ne sommes pas un groupe de studio, confirme Rakel. Nous n’utilisons pas d’ordinateurs pour composer, nous écrivons ensemble en jouant dans notre local de répétition. Le live est ce qui nous construit. Je pense que tout n’a pas été dit avec le schéma classique du rock : voix, basse, guitare, batterie. Ça oblige à rester simples, ça donne beaucoup de liberté. Je ne veux pas dépendre de choses pré-enregistrées, mais seulement des capacités de nos corps.” Si ce groupe est né comme “une plaisanterie”, alors les plaisanteries les plus longues sont les meilleures.
Album Dream Wife (Lucky Number)
Concerts Le 16 mars à Paris (Machine du Moulin Rouge, dans le cadre du festival Les femmes s’en mêlent), le 18 à Bruxelles
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