L’alchimie du Marshall Mathers LP d’Eminem doit beaucoup à la complémentarité de deux personnalités hors du commun. Le poids des mots d’Eminem servie par l’audace de la production de Dr.Dre.
Dr.Dre a son franc-parler. Alors, dès qu’il s’agit de travailler des mots en studio, il préfère habiller ceux des autres, les choyer en leur confectionnant un habillage sonore sur mesure. Son premier job dans la musique, il l’exerce en tant que DJ dans les années 80. Depuis qu’il vole de ses propres ailes suite à la séparation de ses Niggers With Attitude, Dr.Dre n’a sorti que deux vrais albums solo, là où son nom s’est vu associé à un nombre phénoménal de productions durant la décennie écoulée.
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Puisqu’on en est à évoquer le vocabulaire du bonhomme, souvenons-nous que son combo extrémiste s’est fait connaître à Los Angeles en scandant Fuck the police dès 1989, mettant un terme à la domination du rap new yorkais de Public Enemy et consorts, faisant exploser le gangsta-rap à la face du monde. Les Niggers With Attitude poussent à l’extrême l’idée de la révolte des ghettos noirs dont ils sont issus face à la domination blanche. Des ghettos qu’ils enflamment de leurs textes revendicatifs et dans lesquels ils vont faire naître des vocations qui vont contribuer à installer définitivement la Californie comme contre-pouvoir face à la Côte est des Etats-Unis en matière de rap. Et paradoxalement, leur séparation prématurée n’a même pas précipité la fin du genre, car c’est plusieurs écoles qui naissent à travers les trois fortes personnalités qui vont sévir en solo : Eazy-E, Ice Cube et Dr.Dre.
Car les Niggers With Attitude séparés, les mauvaises graines ont déjà été semées dans tout l’ouest des Etats-Unis et les producteurs rap n’ont plus qu’à se baisser pour ramasser les jeunes pousses du gangsta-rap. Dr.Dre uvre de manière phénoménale pour le genre en sortant son premier album solo The Chronic en 1993. Un disque lubrique, qui se défait de la rébellion urbaine des opus de son groupe pour baigner dans la moiteur salace d’un funk clairement revendiqué auprès de l’école George Clinton / Bootsie Collins / Funkadelic. Un disque dont le manifeste Nuthin’ But A G-Thang augure d’un virage du rap vers ce qu’on nommera G-funk (pour gangsta-funk) faute de trouver une meilleure appellation : du gangsta, le genre empoigne les textes d’une génération qui a délaissé la guérilla urbaine pour piéger la société américaine plus insidieusement : dans leurs textes, les g-funkers s’attaquent par tous les moyens (deal, braquages, meurtres,…) aux clichés de la réussite que leur exhibent les médias blancs américains. La femme est aussi réduite à un objet que l’on collectionne au même titre que les 4×4 renforcés pour diffuser les puissantes basses funk qu’assènent les ténors du genre.
The Chronic fait rapidement école et les invités de cet album comme Snoop Doggy Dogg, répandent aussi la bonne parole G-funk, épaulés par Dr.Dre. Sur son premier album Doggystyle, le son est encore plus festif et lascif que sur The Chronic, avec basses et synthés survoltés. Snoop Dogg invente un rap nonchalant, drogué et slacker, bref, laidback (l’hymne Gin & juice) que ne cesse de ralentir la production inventive de Dre.
Dre produit aussi son disque Murder was the case, bande son d’un court métrage dans lequel Snoop Dogg décrit son assassinat. Un disque clé qui scelle les retrouvailles de Dre et de Ice Cube le temps d’un morceau commun, Natural Born Killaz, rap funk métallique impitoyable.
Le tournant dans la carrière du son Dr.Dre est assurément Keep their heads ringin’, sa collaboration à la BO du film Friday que réalise Ice Cube. Dès 1995, le morceau montre que Dre a enfin trouvé sa voie : le G-funk s’est allégé, les synthés se muent en cuivres électroniques, des clochettes tintinnabulent, des chœurs féminins montrent du doigt le R&B naissant et pavent la route aux The Way I am et I’m Back victorieux d’Eminem.
Les épisodes qui suivent tiennent plus du gangsta que du rap : Dr.Dre parvient à se libérer du joug de Suge Knight, l’encombrant patron de son label Death Row, non sans avoir offert à Tupac Shakur peu avant sa mort, un dernier feu d’artifice avec quelques titres produits pour son double album All Eyez on me. Pied de nez à son passé, il se permet même de produire un titre pour Nas, rappeur new-yorkais du clan ennemi de son ex-employeur.
Dr.Dre part fonder son label Aftermath sur lequel il ouvre une porte à de nouveaux artistes soul. On connaît la suite : avec son album The Slim Shady LP, Eminem figure en tête des talents dénichés par Dre. En 2000, soit 8 ans après The Chronic, Dre lui offre son successeur The Chronic 2001 sur lequel apparaissent Eminem, Mary J Blige, Snoop Dogg et Xzibit. Outre le marketing qui permet au disque de maintenir ses ventes l’année suivant sa sortie, l’album correspond à l’aboutissement des idées de Dre. Des tubes en pagaille (Still D.R.E., The Next episode,…), des claviers épurés, un savant dosage mélodique capable de garder l’underground dans sa poche tout en touchant un public hip-hop plus mainstream. Pourtant, l’apologie de la fumette (la chronic) et les propos machistes restent omniprésents : la femme reste un bitch dont l’utilité se résume au seul lit. Si on devait assimiler le Wu-Tang à un Bruce Lee du hip-hop, Dre serait haut-la-main son Marc Dorcel (la partouze de Pause 4 porno). Morceau choisi : « Tu peux me tailler une pipe mais que ça t’empêche pas de servir le pt’it déj au lit« ?
Dre peut se permettre d’emmener Eminem, Snoop Dogg et Ice Cube en tournée (le Up In Smoke Tour) à travers les Etats-Unis pour un show mégalomaniaque que verront plus de 500.000 spectateurs.
Habitué des records (6 millions de Chronic 2001 vendus en presque un an, 7 millions pour le Marshall Mathers LP d’Eminem..), Dre s’est imposé comme un des producteurs les plus influents du hip-hop américain. Le défunt gangsta-rap a au moins réussi un de ses paris : Dre figure parmi les artistes noirs qui peuvent se permettre d’imposer leurs idées au business blanc. Et comble de l’ironie, d’imposer à l’Amérique un rappeur blanc encore plus controversé que nombre de ses contemporains noirs.
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