Clique + Inrocks = CliqueInRocks. Chaque semaine, Alexandre Comte scrute une personnalité sous toutes ses facettes – avec un entretien à lire sur Les Inrocks et un portrait à mater dans l’émission Clique sur Canal +. Aujourd’hui, rencontre avec DJ Yella, ancien membre (avec Dr. Dre et Ice Cube) des N.W.A., les « Niggaz Wit Attitudes » qui ont bouleversé l’histoire du rap.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance à Compton, cette banlieue de Los Angeles infestée par les gangs ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
DJ Yella : Ce n’était pas aussi terrible que ce qu’on pourrait imaginer. C’était le ghetto, ça c’est sûr – on n’était pas à Beverly Hills ou à Hollywood… Mais c’était cool, j’ai eu une enfance sympa, je faisais du sport, des trucs comme ça. Comme tous ceux qui ont grandi à Compton, j’ai plein d’anecdotes concernant les gangs. Mais les membres de ces fameux gangs, on savait les reconnaître, on connaissait leurs codes et leur manière de s’habiller. On pouvait les éviter. Ou, au moins, éviter les emmerdes. [Rires]
L’histoire des N.W.A commence dans un club de Los Angeles, le Eve after Dark. Nous sommes au début des années 80, vous êtes DJ là- bas…
DJ Yella : Oui, je mixais au Eve tous les weekends, et j’y ai rencontré Dr. Dre. C’était une époque très fun, on s’amusait beaucoup. Les DJ étaient des stars, on rencontrait beaucoup de filles… J’ai été un des premiers mecs de la West Coast à savoir scratcher. J’avais appris ça à New York…
Vous vous souvenez précisément de votre première rencontre avec Dre ?
DJ Yella : Oui, je mixais depuis environ un an et quelqu’un m’a présenté Dre, qui a tout de suite voulu faire une battle, pour savoir qui de nous deux était le meilleur DJ… Finalement, nous n’avons jamais fait ce petit concours, et nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Vous formez alors votre premier groupe, le World Class Wreckin’ Cru. DJ Yella : Oui, en 1984. On faisait de l’électro / hip hop. Grâce à cette première formation, on a appris comment faire un disque : enregistrer, mixer, produire. Dre et moi faisions tout ensemble.
Quelque temps après, Dre vous présente le dealer du coin, Eazy-E, qui vient de monter le petit label Ruthless Records. Grâce à l’argent de la dope ?
DJ Yella : [Rires]. Je ne vais pas dire ça ! Mais toi tu peux le dire. Bon, c’est vrai qu’il faisait un peu de business à l’époque. Disons que c’était un « pharmacien des rues ».
Ice Cube, Arabian Prince et MC Ren vous rejoignent, vous formez les N.W.A. Votre premier album, Straight Outta Compton, sort en 1988. Il se vendra à des millions d’exemplaires et marquera profondément l’histoire du rap… Imaginiez-vous un tel impact ?
DJ Yella : Pas une seule seconde. On a fait cet album en même pas trente jours. On ne pensait pas du tout que l’album deviendrait culte, et tant mieux, sinon on ne l’aurait pas fait de la même manière, pas avec le même naturel.
Aujourd’hui, vous êtes considérés comme les pères fondateurs du gangsta rap. Mais je crois que vous préférez parler de « reality rap » ?
DJ Yella : Oui. Les médias nous ont étiquetés « gangsta rap », mais nous n’étions pas des gangsters. Nous faisions simplement de la musique de rue, venant de la rue. En fait, nous étions des sortes de reporters. Dans nos morceaux, on parlait des choses qui arrivaient vraiment dans le quartier, à Compton. C’est pour ça que notre rap sonnait si juste, si réel. On ne racontait pas des contes de fées. On décrivait le quotidien, la réalité. Et on s’en foutait pas mal de savoir si les gens allaient aimer ça. Nos mots étaient durs. Il y avait beaucoup d’insultes, de violence dans les paroles. C’est peut-être pour ça que les médias ont voulu nommer ça « gangsta rap ».
La chanson Fuck tha Police a tout particulièrement marqué les esprits…
DJ Yella : On a écrit cette chanson parce que dans nos quartiers, tout le monde, à un moment ou l’autre, a voulu regardé un flic droit dans les yeux et lui dire ça. Ceci dit, on ne visait pas toute la police, on pensait plutôt aux quelques policiers qui se permettent de harceler les gens, simplement parce qu’ils ont le pouvoir de le faire, le badge. On a eu les couilles de faire cette chanson, mais en retour les réactions ont été très violentes. Lors de la tournée qui a suivi la sortie de l’album, on a dû signer un papier : si on jouait la chanson, notre show était aussitôt annulé. On a quand même essayé une fois, à Detroit, et ils nous ont virés de la scène direct, manu militari. Les gens avaient vraiment peur de ce morceau, c’était dingue.
Vous avez même reçu une lettre d’avertissement du FBI…
DJ Yella : Oui, on a reçu une lettre de menace, ils nous demandaient de surveiller nos paroles et de ne pas jouer la chanson. Mais ensuite, une autre agence du FBI leur a envoyé une autre lettre en leur disant de reculer, car l’amendement sur la liberté d’expression nous protégeait. Au final, toute cette histoire nous a fait une publicité phénoménale.
Vous avez été un des premiers groupes à employer fréquemment le terme « nigga ». Pourquoi utiliser ce mot ?
On a pris un mot stéréotypé, lourd, chargé d’histoire – « nègre » – et en lui ajoutant un « A », on se l’est réapproprié, on l’a rendu cool. À Compton, on utilisait ce mot tous les jours, c’était naturel : « What’s up, nigga ? » On aurait aussi bien pu le remplacer par « mec » ou « gars ». L’expression s’est répandue et aujourd’hui « nigga » ne veut pas dire « noir », c’est un mot sans couleur.
Pourquoi avoir décidé de splitter peu après la sortie de votre deuxième album, Niggaz4Life, alors que vous cartonniez ?
DJ Yella : A l’époque déjà, tout le monde nous disait « comment pouvez-vous splitter alors que vous êtes N°1 ? Normalement on se sépare quand on est au fond du trou ! ». C’est comme ça. C’est la manière dont ça devait se passer : essayer quelque chose, devenir big, et s’arrêter. Le destin. Ce qui est dingue, c’est que nous n’avons fait que deux albums… 25 ans plus tard, les gens parlent encore de ces vieux trucs.
Ces deux albums ont influencé plusieurs générations de rappeurs. Estimez-vous qu’ils vous doivent quelque chose ?
DJ Yella : Non, ils ne me doivent rien. Bon, après, s’ils veulent m’envoyer un dollar chacun, pourquoi pas ! [Rires]. Vous savez, il y a quelques années, Dre m’a dit « sans nous, le rap tel qu’on le connaît n’existerait pas. » Il voulait parler des Snoop Dogg, Fifty Cent, Eminem… Le rap West Coast. J’y ai réfléchi pendant des années, et aujourd’hui je commence à croire qu’il avait raison, que si lui et moi n’avions pas commencé tout ça, les choses ne seraient pas telles qu’elles sont aujourd’hui. C’est une pensée qui m’honore profondément.
Vous êtes toujours ami avec Dre et Ice Cube ?
DJ Yella : Oui, nous sommes tous restés très bons amis. Après, chacun est parti en solo. En ce qui me concerne, à la mort d’Eazy- E (ndlr : fauché par le SIDA en 1995), j’ai préféré tout arrêté. Dre a continué… J’aurais pu moi aussi, mais la musique ne m’intéressait plus. Cube et Dre ont fait de très belles carrières, ils ont gagné beaucoup d’argent, et je suis heureux pour eux. C’est bien comme ça. Moi je préfère être dans l’ombre, en retrait. Je suis un mec normal.
Vous avez alors commencé une seconde carrière, dans le porno…
DJ Yella : Oui, je ne sais pas si c’est très normal en fait ! [Rires]. J’ai écrit, produit et réalisé des films pour adultes pendant quinze ans. Pas pour m’amuser hein, c’était très sérieux : j’ai fait plus de 300 films, un vrai business.
Vous en faites toujours ?
DJ Yella : Non, j’ai arrêté il y a quatre ans. Je me suis remis à mixer en fait. Mon premier métier.
Tout compte fait, vous n’en avez pas fini avec la musique ?
DJ Yella : Non… Je m’occupe d’un nouvel artiste qui s’appelle Kiki Smooth, c’est le premier rappeur mexicain qui vient de Compton. C’est super hardcore. Je vais peut-être aussi enregistrer un album avec le fils de Dre. La musique m’excite à nouveau. J’ai envie de retourner à Compton. Que ça recommence.
Retrouvez le portrait de DJ Yella dans l’émission Clique sur Canal+. Pour cette spéciale Ministère A.M.E.R., avec du live et des surprises, Mouloud Achour recevra Passi, Stomi Bugsy et Doc Gyneco
{"type":"Banniere-Basse"}