L’art de Douglas Gordon oscille entre l’amer et l’agréable, le goût du bien et la fascination pour le mal. Rencontre à Glasgow avec le plus charnel des artistes conceptuels. Ou comment utiliser peaux tatouées et films invisibles pour tisser un filet inextricable de fausses menaces et de vrais fantasmes de manipulation.
A Glasgow, entre artistes, on se raconte toujours l’histoire du taxi à prendre pour aller à l’aéroport. Le chauffeur te demande ce que tu fais dans la vie. Premier choix : répondre ou pas. S’il est 5 h du mat, tu mens. S’il est 10 h, tu réponds. Et immanquablement, le taxi enchaîne : « Qu’est-ce que vous peignez ? » Nouveau choix. Soit tu lui expliques l’histoire de l’art contemporain, soit tu ne réponds pas. C’est comme ça, c’est pas grave. En Ecosse, quand tu dis que tu es artiste, la deuxième question est souvent « Vous êtes homosexuel ? »
C’est encore meilleur dit par un Ecossais caustique devant un verre de whisky, dans un salon ouvert sur une rue silencieuse de Glasgow, Hill Street. Une pièce ombragée, parsemée de plans, de dossiers, de piles de cassettes, de CD (Alex Gopher, Superdiscount, une compilation Birth of cool… et un Greatest hits of the 80’s) et de vieux magazines. Désordre studieux qui en ferait presque oublier le vélo d’intérieur orange 1950 posé dans un coin.
Hôte affable et attentionné (« Whiskey, bière, gin, un verre d’eau ? Es-tu bien installée ? »), Douglas Gordon reçoit en ses terres écossaises à la veille de sa première grande exposition personnelle à Paris. Un énième retour vers une ville qui lui est depuis longtemps acquise. Le Centre Pompidou vient de coproduire son Feature film, ambitieux projet déjà fort demandé à l’étranger, et acquis par les collections permanentes de Beaubourg. « La première fois que je suis venu à Paris, j’avais 14 ans et j’essayais désespérément de ressembler à Belmondo dans A bout de souffle. J’étais parti sur les traces des 400 coups de Truffaut et je me suis retrouvé, avec des potes, en pleine manif étudiante sur le boulevard Saint-Germain. C’était l’été 83 et on aurait dit Mai 68 ! C’était aussi l’une des premières fois que je voyais de l’art contemporain pour de vrai et pas seulement en reproduction. La salle Dubuffet à Beaubourg, Christo et Niki de Saint-Phalle au musée d’Art moderne. Avant de partir, j’ai acheté mon premier livre de Guy Debord. »
Vingt ans plus tard, Douglas Gordon se débrouille plutôt bien en français et envisage dans la plus grande sérénité l’échéance qui se rapproche pourtant dangereusement. « Je ne suis pas d’un naturel stressé », précise l’intéressé, sans doute l’un des artistes les plus exposés de ces six dernières années. Lauréat du Turner Prize en 96 (prestigieuse récompense britannique), prix de la Biennale de Venise en 97, prix Hugo Boss-Guggenheim à New York en 98, montré à Londres, Vienne, Lisbonne, Cologne, au Japon et en Australie. Il y a dix ans, confie un ami de longue date, « quand l’un de nous prenait le train, on l’accompagnait tous à la gare. Aujourd’hui, quand Douglas rentre de Corée, ça ne surprend plus personne ».
Chez lui, le maître de maison est maintenant avachi sur un pouf, le regard rivé sur l’écran de télévision. Sous son regard inquiet défile le premier montage de sa toute dernière oeuvre en cours, Déjà vu. On y distingue, en trois exemplaires projetés côte à côte, le générique d’un classique du polar américain, D.O.A. (Dead on arrival). Ouverture synchro qui très vite dérape. Car, par un curieux artifice, le film semble prendre du retard sur lui-même. Au bout de trois minutes, l’écart s’agrandit. Après cinq minutes, le personnage principal a déjà quitté l’écran le plus rapide qu’il n’est pas encore rentré dans le plus lent. A la fin de la séance, un décalage de huit minutes s’est creusé sans que rien ne vienne l’expliquer. Le trouble est presque parfait.
L’artiste pourtant intarissable une heure plus tôt sur le foot écossais, la malchance de son équipe et ses souvenirs de Coupe du monde s’absorbe dans le silence. Et, télécommande en main, cale le film ainsi redécoupé sur son moment le plus magistral : une scène de concert démoniaque qui, multipliant gros plans et vues d’ensemble, visages en sueur et regards fuyants, signe l’apothéose de cette cacophonie conceptuelle. « Je pourrais le regarder pendant des heures », lâche-t-il, toujours en mode laconique, encore tout à son affaire.
Et, de fait, dans le petit appartement, le temps s’est arrêté, comme avalé par ce décalage horaire factice. Une véritable séance d’hypnose. Le conseil de l’artiste Jonathan Monk peint sur la porte d’entrée, aperçu un peu plus tôt, avait pourtant prévenu : « Ne laissez pas cette porte ouverte. C’est pour votre sécurité. » Attention : ici, terre expérimentale.
S’éveillant de sa torpeur, Gordon explique son procédé : « C’est un dilemme entre le temps et la vérité. Le premier film est réglé au rythme de 24 images/seconde, sa durée de cinéma ; le suivant sur 25 images/seconde, son format de télévision ; et le dernier sur 23 images/seconde. L’oeuvre joue sur l’envie du spectateur de revoir une scène. Sauf qu’ici il s’y perd. »
Créer le désir, faire semblant d’y répondre et piéger la raison du naïf qui s’y fait prendre : un rapport doux-amer au plaisir de l’autre que l’artiste a déjà maintes fois expérimenté. Par exemple avec sa Single room with bath, oeuvre traîtresse qui invite à se plonger dans une baignoire dont l’eau est artificiellement maintenue à 40 °C. Offre riche de promesses de détente et d’abandons corporels. Sauf qu’à y rester trop longtemps on y perdrait la vie, comme pris d’une fièvre qui ne cesserait jamais.
Couvert d’honneurs, Douglas Gordon se pose sérieusement la question de ses ambitions artistiques futures : « J’ai envie d’écrire un livre normal, un roman. Et de faire un film normal, pas artistique… Je crois que depuis deux ans le mot le plus important dans ma vie est non. » Pour éviter la surchauffe, la pression du marché et continuer à aimer les oeuvres produites : « Le plus petit texte que j’aie écrit compte autant pour moi qu’une grosse production de film. Chanter une chanson pendant une soirée est aussi important que de préparer une exposition. Ce que personne n’a vraiment envie d’entendre. »
Pour l’heure, il revient d’un week-end de ski en Norvège. Brèves vacances qui le rendent ironique : « Même quand je descends une piste en ski et que j’essaie de ne pas me casser la gueule, je suis encore en train de me demander comment je pourrais transformer cette expérience en oeuvre ! Si je suis malheureux, sous la pluie, tout seul, devant un très mauvais match de foot, je me demande aussi ce que je pourrais en faire. J’ai l’impression d’être un retraité qui n’arrêterait jamais de travailler. »
Figure emblématique de toute une génération d’artistes fascinés par le cinéma, son imaginaire, ses règles de temps et de durée, sa puissance culturelle, son expérience partagée, Douglas Gordon en a fait l’un de ses matériaux de prédilection. Le cinéma et sa culture comme espace de création, un champ d’expérimentation hautement conceptuel car, en travaillant à partir d’un film, il se sert aussi de sa mémoire dans l’inconscient collectif. Un art qui ne parle pas de cinéma mais part du cinéma pour envisager un autre rapport à l’image, libéré des contraintes traditionnelles de narration : hors durée, hors limite. Le film comme terrain imaginaire, comme écran dans l’écran, un champ d’abstraction.
A la différence d’un Pierre Huygue, d’un Pierre Bismuth, d’un Stan Douglas et d’une Cindy Sherman, chez Douglas Gordon, cette relecture prend la forme, paradoxale, d’une expérience corporelle. Libéré de la question de l’ennui, il confronte le public à un temps lui aussi imaginaire, posant immédiatement le problème de sa résistance physique à l’oeuvre. Ainsi en est-il de son désormais célèbre 24 hour psycho (1993), ralentissement du Psychose d’Hitchcock qu’il fige presque, le faisant défiler sur 24 heures. Un traitement poussé à son paroxysme pour La Prisonnière du désert de John Ford, qu’il voulut étioler sur une période de cinq ans. Il en présenta finalement trente secondes, parvenant ainsi à la projection très concrète d’un film invisible. « C’est l’idée de l’oeuvre qui compte. C’est l’image que j’ai dans la tête avant même de commencer à la fabriquer qui compte. Mais je ne peux pas passer ma journée dans les musées à la décrire. Donc je fais des oeuvres. Mais la plupart du temps et je sais que je dois faire attention à ce que je dis faire une oeuvre d’art est ennuyeux. »
Dans la peau de Douglas Gordon coexistent deux tempéraments. L’artiste qui, des heures durant, rédige la liste de toutes les personnes qu’il se rappelle avoir rencontrées, passe un après-midi dans un salon de tatouage à accompagner un complice qui se fait noircir le doigt, prend des semaines pour éditer un film plan par plan. Et le jeune homme de 34 ans qui, de son propre aveu, « mange très bien et boit trop », adore jouer au foot avec ses potes sur le même minuscule terrain depuis dix ans, déteste perdre, enregistre son message de répondeur d’une voix de débile congénital et fait fabriquer une série spéciale de bouteilles de bière pour la projection de son Feature film à Londres.
Le minutieux contre le footeux, le discret au vocabulaire choisi contre le fêtard hardcore. Sans doute le seul prof rencontré qui sèche ses propres cours et passe à grandes enjambées devant l’école d’art de Glasgow par crainte de se faire remarquer par ses élèves. Mais passe dix minutes au téléphone pour aider un photographe de passage à acheter un maillot de foot de l’équipe locale. Autant dire un homme très sympathique.
« Quand j’étais petit, chaque année il y avait un concours de dessins organisé au musée municipal de Glasgow. En 1980, je crois, j’ai gagné la médaille d’argent pour un dessin de tigre. Je l’ai encore aujourd’hui. C’est plus important que le Turner Prize. Le musée de Glasgow est un exemple typique du système éducatif victorien : au rez-de-chaussée, il y a les dinosaures, des oiseaux empaillés, des armes médiévales, des objets anciens. Et, à l’étage supérieur, les peintures et les sculptures. Quand tu es petit, tu ne vas jamais en haut. Tu contemples le tyrannosaurus rex, tu t’appropries l’endroit peu à peu. En grandissant, tu commences à monter. J’avais des profs formidables qui nous avaient emmenés voir des expositions de Toulouse-Lautrec et d’Honoré Daumier. Ce sont les mêmes qui nous ont fait découvrir Tennesse Williams. »
Glasgow et ses grosses bâtisses de brique, son architecture industrielle et ses usines laissées à l’abandon. Difficile de dissocier le parcours de Douglas Gordon de sa ville natale, isolée au nord de la Grande-Bretagne, bien moins chic et intellectuelle que la prestigieuse voisine, Edimbourg, qui, pendant longtemps, monopolisa l’attention extérieure avec ses festivals de théâtre. Glasgow, ville prolétaire aux banlieues tristes et parasitées par les trafics de dope en tout genre. Douglas Gordon se souvient que dans les années 80, au plus fort de la crise, le taux d’équipement en magnétoscope y était le plus fort du monde. Ce qui en dit long sur le désoeuvrement, le temps à tuer en se soûlant d’images et le repli social qui s’ensuit.
« Compte tenu de mon milieu familial, j’aurais dû commencer à travailler à 16 ans. Je suis l’aîné de quatre enfants et, vers la fin du lycée, mon père avait perdu son travail, ma mère était enceinte. Sauf que je ne voulais pas interrompre mes études. Mais je ne savais pas quoi faire. Je voulais être écrivain, cinéaste ou artiste, voire architecte. Un prof avait écrit sur mon bulletin trimestriel, quand j’avais 10 ans, que j’étais promis à des études d’art. Et mes parents s’en étaient toujours souvenus.
Je dessinais tout le temps et j’étais mauvais au foot. Il fallait bien que je fasse quelque chose. Je me suis inscrit à la Glasgow School of Art. »
A l’en croire, tout n’est que question de choix et de solutions, souvent binaires. Une vision organisée du monde où rien n’est fatal puisque tout peut être rationalisé, recensé, comptabilisé. Et donc faire oeuvre. Dans la bibliothèque de Douglas Gordon, il y a ainsi deux bibliothèques. L’une réelle, en dur, faite de romans, d’une biographie de Kenneth Anger, d’un recueil de photos sur la vie d’Ulrike Meinhof, d’un livre de John Waters. Et l’autre, tout aussi concrète, mais en réalité virtuelle car destinée à un autre, l’un de ses premiers collectionneurs : une bibliothèque jumelle, faite des mêmes livres, achetés en double, parfois encore sous plastique. La même biographie de Kenneth Anger, les mêmes photos d’Ulrike Meinhof, la même édition de John Waters. Un exact décalque, constitué au fil des ans, pour un homme qui fait courir, depuis des années, un contrat sur l’artiste : un vieil accord de domination/soumission par lequel Douglas Gordon s’était alors engagé à offrir à son maître le moindre ouvrage qu’il s’achèterait pour lui-même. Et comme dans toute situation d’inégalité, l’esclave dépend du maître qui, seul, peut mettre fin au contrat. Et tant qu’il court, Gordon obéit.
« J’ai commencé mes études d’art en 1984, à 17 ans. A cette époque, pour être honnête, je faisais de la peinture expérimentale, avant-garde à mort. Heureusement, mes amis m’ont dit que c’était à chier. » Un proche de cette période, Roderick Buchanan, lui-même artiste, confirme la chose dans un sourire, se souvenant pour sa part de « silhouettes noires, torturées, comme sorties d’un camp de concentration ». A Glasgow, expliquent-ils tous, personne ne se prend au sérieux. Un sacré garde-fou qui fait aussi qu’aujourd’hui, malgré son influence réelle, Douglas Gordon n’est pas devenu le gourou local qu’il aurait pu être.
S’éloignant de la lourde influence figurative de l’école, il évolue ensuite vers ses « premières performances, en collectif, de mouvements au ralenti. La plus courte devait durer deux heures. Mais en général, c’était plutôt six, huit, douze heures pendant lesquelles le public ne pouvait pas s’asseoir. Une situation d’antithéâtre en quelque sorte. C’était naïf, j’avais entre 19 et 20 ans. Nous étions très influencés par la danse buto. Je me souviens très bien de spectacles de Carlotta Ikeda. Des films de Tarkovski aussi, avec leur narration dépouillée, leur rapport à la longueur. De Tati, de Rohmer, de Fassbinder et de sa rage existentielle, qui allait très bien avec les Smiths et New Order. Sans oublier L’Empire des sens, que nous avions vu en groupe avec un prof. Je m’en souviens parce que je me suis évanoui devant toute la classe au moment de la scène de l’émasculation. »
Humour écossais comme on parle de douche écossaise. Souffler le chaud et le froid, balancer entre drôle et ridicule, enjoué et blasé, anecdotique et fondamental. Avec ses histoires vécues et racontées, Douglas Gordon s’est construit un monde toujours sur la brèche, hésitant entre le bien et le mal, le doux et le désagréable. A Paris, dans l’exposition du musée d’Art moderne, en cherchant bien, on découvre dans un coin obscur l’origine de la faille : « Hot is cold, day is night, lost is found, everywhere is nowhere, black is white, life is death, you are me… » (« Le chaud est froid, le jour est nuit, ce qui est perdu est retrouvé, partout est nulle part, le noir est blanc, la vie est la mort, vous êtes moi… »). Un texte clé, déclinant jusqu’à l’écoeurement cette litanie des contraires.