Pour le plaisir d’inventer une histoire, susceptible d’en générer beaucoup d’autres, l’artiste Douglas Gordon a fait tatouer en noir l’index d’une personne consentante. Ni body-art ni performance, ce nouveau projet touche en plein coeur. Au sens propre.
Je ne me souviens pas que Georges Perec ait écrit : « Je me souviens que la lame des couteaux ne devait pas dépasser en largeur la paume de la main. » Mais il aurait pu. Il aurait pu se souvenir du temps passé à admirer les Opinel derrière les comptoirs des drogueries ou des bureaux de tabac, toute la série soigneusement alignée, dans l’ordre croissant de tailles, de numéros chaque modèle d’exposition fixé à la planche de carton par de petits élastiques blancs. Il aurait pu garder vive la mémoire d’une mythologie enfantine d’autant plus mystérieuse qu’on ne sait pas vraiment sur quoi elle repose, qu’on n’a pas envie d’ailleurs de savoir si l’antépénultième paragraphe d’un obscur texte de notre droit régit effectivement la taille des lames de couteau. On sait juste que c’est comme ça, « la lame ne doit pas dépasser en largeur la paume de la main », et on s’en souvient pour toujours.
C’est autour de ce souvenir, profondément intime mais très largement partagé, que l’artiste écossais Douglas Gordon a conçu le projet de sa nouvelle exposition pour la galerie Yvon Lambert. Au départ, l’écho lointain d’une conversation entendue à Glasgow au début des années 70. La ville passe alors pour très violente, peuplée de bandes armées jusqu’aux dents probablement d’objets, comme on dit, contondants. Les flics veillent. Selon une voisine qui s’empresse de le raconter à la mère du jeune Douglas, 6 ans, tout ouïe, ils ont même arrêté un type en possession d’un peigne en métal dont le manche, pointu, dépassait les trois pouces, autrement dit la largeur d’une paume. « Pourquoi trois pouces ? », s’interroge alors le gamin. Parce que c’est la longueur nécessaire pour blesser mortellement. Toucher au coeur, plus précisément. Depuis ce jour, Douglas Gordon a souvent pensé à cette histoire, à cette distance entre le monde extérieur et les organes vitaux. Récemment, il y pensait plus que d’habitude, marqué par cette histoire au point de vouloir l’inscrire sur le corps d’un autre, lui aussi désormais marqué à tout jamais. Car voilà l’idée, simple et forte, de la nouvelle oeuvre du poète Gordon : faire tatouer en noir profond, charbon de bois presque, l’index d’une personne consentante.
Ça s’est passé quinze jours avant l’expo, au moment de la Fiac, chez un tatoueur choisi par le tatoué. Ça a duré quelques heures et ils en sont tous ressortis lessivés, physiquement très éprouvés. Trois mois plus tôt, Douglas Gordon s’était déjà longuement entretenu du projet avec le volontaire, pour s’informer de ses motivations, vérifier sa détermination, s’assurer surtout qu’une fois tatoué il ne se prendrait pas pour une oeuvre d’art ambulante. Car là n’est pas l’idée, Gordon ne fait pas du body-art rien à voir. Lorsqu’il s’est lui-même fait tatouer « Trust me » sur le bras, il y a quelques années, il s’agissait plutôt et déjà d’un travail sur la mémoire faite corps, d’une sorte de réponse aux injonctions-conseils parentaux de l’enfance : « Surtout, surtout, ne te fais jamais tatouer ni poser un piercing, mon fils ! »
Au lieu de Georges Perec, c’est Nick Hornby qu’il conviendrait d’évoquer dans ce contexte britannique, Nick Hornby, l’auteur de Haute-fidélité et du bientôt traduit Fever pitch. Souvenez-vous, formidable, ce romancier maniaque qui passe ses journées à composer ses petits hit-parades personnels : les cinq meilleurs chanteurs noirs aveugles de tous les temps, les cinq meilleurs avant-centre de la saison 72-73, les cinq meilleurs articles de JD Beauvallet… Comme Hornby, Douglas Gordon puise au plus profond de ses souvenirs la matière de ses incursions dans le présent. Comme lui, au terme d’un puissant travail personnel d’introspection, il parvient à faire se côtoyer des intimités universellement partagées. L’une des oeuvres les plus emblématiques de Douglas Gordon prend la forme d’une liste de centaines de noms propres : bel effort de mémoire, il s’agit tout simplement des gens qu’il se souvient avoir un jour rencontrés. C’est toujours la même idée à l’oeuvre lorsqu’il installe une pièce bleue où sont diffusés les singles les plus joués à la radio durant les premiers mois de 1966, époque où il habitait encore le ventre de sa mère. Travail sur la mémoire collective encore via le détournement d’objets de culture populaire lorsque, pour son 24 hour Psycho, il s’approprie le Psychose d’Hitchcock et le projette suffisamment lentement pour que le film dure vingt-quatre heures, soulignant ainsi le caractère véritablement incontournable du film.
Pour tenter d’expliquer ce flagrant souci de mémoire de nombreux artistes britanniques contemporains romanciers comme Nick Hornby ou Jonathan Coe, musiciens comme Jarvis Cocker ou Damon Albarn et plasticiens comme Rachel Whiteread et Douglas Gordon , il faudrait bien sûr multiplier les analyses. On se contentera ici de hasarder une hypothèse en pointant l’apparition concomitante à cette génération de supports d’enregistrement fiables et bon marché : des premières K7 audio jusqu’aux récents formats numériques. (Des progrès technologiques qui ne sont pas sans rapport non plus, face sombre du phénomène, avec l’abominable nostalgia business qui désormais nous entoure et dont le roi s’appellerait Arthur, et ses sujets les enfants de la télé.)
On notera aussi un drôle de paradoxe, particulièrement intéressant pour le cas qui nous occupe : la démocratisation de l’accès à ces supports de mémoire s’accompagne en art d’une dématérialisation croissante des oeuvres. « Ce qui réunit les artistes de ma génération, observe Douglas Gordon, c’est que nous sommes très éloignés de toute définition de l’art. Où est l’oeuvre dans ce projet ? Pour la galerie, il s’agit bien entendu des photos du tatouage que j’ai réalisées et qu’elle montre. Mais les choses sont plus floues que ça. J’espère que les gens qui achètent ces photos le font pour se remémorer toute cette histoire. J’espère que lorsqu’ils les regarderont, ils se demanderont où est ce type tatoué aujourd’hui, comment il continue de vivre cette histoire… A voir les photos, on ne sait même pas si c’est vrai ou pas, s’il s’agit d’un vrai tatouage, mais ça ne me dérange pas, les gens inventent l’histoire qu’ils veulent. Je n’aime pas l’idée d’une oeuvre d’art fixe, rigide. Comme producteur, ça ne m’intéresse pas. J’aime pouvoir lancer une idée en l’air, que cette idée soit retraduite, malaxée par les autres et qu’elle me revienne sous une autre forme. De toute façon, c’est toujours ce qui se passe avec l’art, alors tant qu’à faire, autant l’encourager. »
Sa position, très radicale, s’explique aussi par ses attaches géographiques. « Glasgow est très important pour moi. Il est nécessaire de conserver une base politique. C’est de là que je suis. Et puis, il n’y a pas de marché de l’art en Ecosse, pas une seule galerie privée dans tout le pays. Pourtant entre Edimbourg et Glasgow, il doit bien y avoir deux cents artistes intéressants. Alors pourquoi les gens fabriqueraient-ils des objets, des oeuvres d’art ? Il n’y a personne pour les acheter. Pour faire de l’art, il suffit donc d’avoir des idées, d’inventer des choses dont on peut parler. Voilà ce qui compte, parler, raconter des histoires. Comme cette personne qui maintenant vit avec ce doigt tatoué, et va devoir tous les jours expliquer. Libre à elle d’inventer les histoires qu’elle veut. »
Douglas Gordon résume assez bien l’attitude qui prévaut chez les jeunes artistes outre-Manche, ceux qui sont actuellement montrés dans le cadre de l’exposition « Sensation » à la Royal Academy de Londres une exposition dont il est pour d’obscures raisons le grand absent, alors qu’il devrait en être, aux côtés de Damien Hirst et de Rachel Whiteread, l’un des piliers.
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